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Face au vide, le groupe de parole. Épisode 4 : Une Déambulation analytique autour de Vivian Maier

La visite guidée touche à sa fin alors qu’une voix se fait entendre au loin. Dans un autre espace de la Cave des Célestines, à la manière d’un crieur de rue, Elle est installée au milieu d’un cercle de chaises et déclame nombre d’articles du New York Times. La voici qui énumère des faits divers plus sordides les uns que les autres, des slogans politiques et autres informations de quartier comme autant de clichés photographiques accumulés. Au même titre que certaines photos de la visite, cette ribambelle d’histoires nous ramène à un des thèmes de prédilection de Vivian Maier : les slogans journalistiques qui sont à la une des journaux qu’ils soient sur des présentoirs, abandonnés sur le trottoir ou jetés dans des poubelles. Choix politique ou artistique de sa part ou signe d’un délitement psychique, elle est là dans cette litanie de faits divers amoncelés qu’elle ne cesse de photographier…   

 


 

DESCRIPTION

 

Ici, dans cette cave aux murs de briques rouges comme le sont certains murs du Manhattan des années 50/70, c’est une voix qui se fait entendre. Cette voix appelle, mais cet appel ne nous est pas vraiment adressé, elle attire notre attention, telle celle d’un vendeur de journaux qui cherche à happer le passant. Cette voix accroche les participants dont elle veut capter le désir, comme la sirène séduit les marins, désir de voir ce qu’il se passe, désir de poursuivre cette déambulation, désir d’en savoir plus…   

 

Finalement, les guides de la visite orientent les participants vers cette voix, et c’est une série de chaises rangées en cercle qui les attend. Puis, impassible, Elle se lève et s’éloigne : Elle quitte la place… Elle disparaît pour laisser le participant s’assoir et se retrouver face à un trou… celui qui s’ouvre avec son départ. Dans cette troisième tranche de la déambulation, on ne parle plus de Vivian Maier, plus directement en tout cas, on s’attarde sur la manière si particulière dont elle a été découverte et sur la façon dont elle fut portée aux nues de manière posthume par un total inconnu. Du sujet « Vivian Maier » dont les photos sont l’expression, on passe à l’objet médiatique dont les journaux ont fait leurs choux gras créant de toute pièce la légende de la « nounou photographe ».

 




Les faits historiques : si la qualité artistique des photos ne fait aucun doute, leur exposition publique n’est pas le fait de Vivian Maier si bien qu’on peut se demander si cette médiatisation ne déroge pas à sa volonté. En effet, bien qu’elle ait engrangé un nombre spectaculaire de clichés pour la plupart non développés, elle a exercé toute sa vie comme nounou, restant dans l’anonymat. Inconnue de son vivant, c’est par hasard que John Maloof (un agent immobilier de Chicago) fit la découverte de ses photos en acquérant dans une vente aux enchères, pour quelques centaines de dollars, plusieurs caisses remplies de négatifs et de pellicules. Il tomba alors sur tout un univers photographique impressionnant tant par la quantité des prises de vue, que par la qualité esthétique et artistique des clichés. La magie d’internet et les réseaux sociaux dont il se servit abondamment lui confirmèrent la qualité de ce qu’il découvrait. L’intérêt indéniable de ces clichés le persuada d’en poursuivre la diffusion alors même qu’il n’en connaissait pas l’auteur.

Parallèlement, il dégota dans ces mêmes malles une commande de tirages au nom d’une certaine Vivian Maier, avec inscrite sur l’enveloppe une adresse. Le passionné d’histoire qu’il est trouva alors matière fantastique à enquêter pour dénicher celle à l’origine de ces clichés ! Mais alors qu’il menait son investigation, Vivian Maier glissa sur une plaque de verglas, fut hospitalisée et mourut à l'hôpital. Ce n’est que par son avis de décès en 2009 que John Maloof retrouva enfin sa trace. La découverte de ces malles et de ce qu’elles contenaient s’est faite simultanément à sa mort. Vivian Maier meurt et c’est une artiste que John Maloof met en scène…

 

Mais on a beau parler beaucoup d’elle, Vivian Maier reste silencieuse, nous laissant pour indices des négatifs récupérés dans des malles. Rien de plus : pas de parole, pas de consigne, pas de projet évident, pas d’affirmation nous assurant qu’elle voulait montrer ses clichés encore moins qu’elle aspirait au rang d’artiste-photographe. Après tout, bien peu de ses photographies ont passé le stade du négatif. Doit-on dès lors considérer qu’ils sont même des photographies ? C’est donc de son silence (représenté par cette figure qui s’absente après avoir alpagué le participant) et de ses négatifs (incarné par le trou central autour duquel se rassemblent les participants et qui est l’évidement du plein laissant voir en négatif une présence désormais absente) dont nous héritons. Or, c’est un fait : les photos de Vivian Maier sont exposées partout dans le monde, au point qu’un modeste collectif comme le nôtre peut venir commenter son œuvre dans une obscure cave lilloise. Mais y a-t-il œuvre ? N’est-ce pas une construction d’après-coup qui révèle surtout le désir de ceux qui parlent de son travail, John Maloof en premier lieu, nous désormais ? Quand on expose ses photographies, réalisons-nous le désir contrarié de Vivian Maier ou, tout au contraire, le trahissons-nous ? Que ce soit John Maloof ou nous-mêmes, une chose est sûre : notre désir y est, mais en ce qui concerne Vivian Maier, le doute est permis, ne disposant pour en décider que quelques traces sur ses intentions.

 

Menons l’enquête à notre tour…

 

Entre la qualité artistique de ses clichés, la photographie de rue qui devient un courant reconnu à partir des années 50 aux États-Unis et quelques éléments biographiques qui laissent penser qu’elle a fréquenté le milieu de la photographie d’art, Vivian Maier aurait pu saisir un espace pour faire œuvre de ses clichés de son vivant. Or, si elle a essayé de se professionnaliser (comme le montre notamment la lettre écrite à un imprimeur français dans laquelle elle exprime son projet de fabriquer des cartes postales à partir de ses photographies), ses efforts en ce sens semblent tellement irréguliers qu’on ne sait pas s’ils manifestent une désorganisation telle que son envie a fini par se déliter ou s’ils témoignent d’un désir pour le moins velléitaire qui n’a jamais été vraiment présent. Quoi qu’il en soit, ni son talent indéniable ni la période propice à la photographie de rue n’ont constitué, soit un étayage suffisamment solide pour soutenir un parcours qui se voulait plus professionnel, soit un horizon suffisamment désirable pour susciter l’envie de se professionnaliser.

 

C’est finalement John Maloof qui fait d’elle une « nounou photographe » exposée dans le monde entier, et dont la renommée est désormais si grande qu’une rue parisienne porte son nom ! Plus de 140 000 clichés ont été recensés par l’ancien agent immobilier, qu’il continue à égrainer à travers des expositions internationales où se dévoile peu à peu l’ensemble du travail photographique de Vivian Maier, avec toutefois ce doute quant aux intentions des visiteurs qui se pressent dans ces expositions : qu’ils viennent se payer un bout de la légende et non rencontrer une œuvre. Vivian Maier, objet commercial ou artiste photographe à part entière ?

 

À la lueur de ces données, la question qu’elle nous pose à nous, psychanalystes, est alors la suivante : quel désir animait Vivian Maier lorsqu’elle appuyait sur le déclencheur de son appareil ? Et vu le nombre de clichés produits on peut dire qu’elle avait de l’obstination dans le geste, qu’elle s’entêtait dans le « répété » d’un clic, qu’elle versait comme qui dirait dans l’automatisme, qu’elle produisait donc de l’automatisme de répétition et, au bout du compte, du symptôme…

 

L’enquête continue…

 

De son vivant Vivian Maier n’a jamais exposé ses photos, et seuls quelques clichés ont été développés. De son vivant, elle est restée cette nounou farfelue, à se promener, enfants aux basques, et à prendre des photos, appareil figé sur le ventre. De son vivant, ses clichés sont restés à l’état de négatifs, pour finir au fond d’une malle. Non seulement elle fait le choix (voulu ou contraint) de ne pas montrer ses photos mais elle décide pour l’écrasante majorité d’entre elles de ne pas les imprimer, ne serait-ce que pour elle-même.

 

Alors, doit-on les considérer comme un objet d’art ou comme les simples archives d’une personnalité atypique, ce qui ne retire rien au plaisir de voir ses photos ni à son talent photographique ? Doit-on les envisager comme une photographie en attente de son développement ultérieur ou comme le symptôme d’une souffrance qui engage toute l’existence ? Vivian Maier, est-elle une artiste maudite, un génie refoulé qui n’est pas parvenu à se développer sur le plan artistique ? Ou une personne singulière qui a su transcender sa folie par le biais de la photographie, une folie sublimée ?

 

Face à son œuvre, deux questions se posent, éthique et clinique. Éthique tout d’abord : si on considère que le négatif dans lequel elle a laissé l’essentiel de ses photos indique un empêchement alors, en organisant cet événement, nous participons à la levée de cette barrière et accomplissons dès lors son désir, celui d’être photographe d’art. Mais si, au contraire, on considère que le négatif indique un choix alors nous trahissons la volonté de Vivian Maier, en développant les photos qu’elle a délibérément refusé d’imprimer. Si dans le premier cas nous participons de son geste dont nous permettons l’expression pleine et entière, dans le second nous la fétichisons en profitant de son silence pour jouir abusivement de son travail. Question éthique mais aussi clinique : en faisant de son travail une œuvre d’art peut-être dérogeons-nous à son désir en affirmant notre jouissance mais, en la transformant en artiste, nous la sortons également de la folie dans laquelle on risque de la ranger pour en faire un sujet véritable. Ou, au contraire, en faisant de son travail un symptôme peut-être dérogeons-nous à son désir d’artiste en affirmant notre jouissance d’en faire un cas clinique mais, en la considérant comme un être en souffrance, nous sortons son travail de la fétichisation commerciale dans laquelle on l’enferme pour en faire une parole vraie.  

 

Finalement, tel le miroir dans lequel nous apercevons soudainement notre visage, c’est à notre intention secrète à laquelle nous renvoie sans le vouloir Vivian Maier. Silencieuse, elle devient le support de toutes nos projections ; absente, elle devient le support de nos projets. Son errance est le lieu d’une déambulation analytique.

 

LECTURE ANALYTIQUE

 

Que se passe-t-il au moment où les participants sont invités à s’assoir sur les chaises distribuées en cercle ? Tout se déroule en trois temps :

 

1er temps : à la manière d’un crieur, Elle énonce une série de titres telle une succession de slogans plus horribles les uns que les autres qui évoquent la violence, le meurtre, la mort. Elle parle à la volée, sans s’adresser directement au public mais, en captant son oreille, Elle cherche à l’attirer vers le lieu où Elle se trouve. Si Elle recrée l’ambiance qui était celle de la rue américaine que fréquentait Vivian Maier dans les années 50, Elle est aussi cette voix qui, en énumérant de manière monocorde des mots d’horreur, réveille chez le passant son inavouable curiosité pour le mal. Outre de rappeler l’étrange intérêt de la photographe pour ces titres morbides, cette séquence met en scène la pulsion scopique, dont le voyeurisme est le pôle extrême, qui est à la source de la photographie.

 

2ème temps : Une fois les participants installés, Elle arrête sa lecture et quitte la pièce. Elle les laisse alors seuls, assis en cercle autour d’un centre vide. À l’opposé du dispositif classique d’un intervenant sur l’estrade et des spectateurs dans la salle où, au pouvoir du premier qui dispose seul de la parole répond l’invisibilité des seconds dont le regard se fond dans la masse obscure, le dispositif en cercle introduit une égalité de droit, si ce n’est de fait, entre des participants qui, assis au même niveau, peuvent se saisir à chaque instant de la parole tout en se tenant constamment sous le regard des autres. Ici, pas de séparation entre un sachant qui, du haut de la scène, assène un savoir à des gens infériorisés, et des écoutants qui, cachés dans la salle, examine le sachant sous toutes les coutures de sa prestation. Ce n’est pas un hasard si ce dispositif circulaire est de tous ceux existants le plus propice au groupe de parole, puisqu’en ne distinguant aucune place en particulier, chaque place se valant, il dit par avance que chaque parole énoncée sera d’égale valeur à toutes celles prononcées avant et après. À quoi s’ajoute, donnée importante, le trou dont on ne sait pas s’il est créé par le cercle qui le borde ou s’il construit le cercle qui le déborde. Alors que la forme « estrade-salle » met en scène l’exercice d’un pouvoir à travers une différence de hauteur qu’accentue la position debout de l’orateur et assise du spectateur, le cercle creuse un trou béant qui, en provoquant la parole de chaque-uns, appelle à tresser l’écheveau d’une parole collective. Au désir de savoir succède alors le désir de parler.

 

3ème temps : Même si le dispositif a tout du groupe de parole il n’en reste pas moins qu’il n’en est pas vraiment un, pour la bonne et simple raison que le public n’est pas venu pour cela. Ainsi, après que le crieur soit parti, un orateur s’avance au centre du cercle et expose, debout, les questions éthique et clinique que pose « Vivian Maier » (l’artiste et le cas) à tous ceux qui se penchent sur son travail, dont en premier lieu aux organisateurs de cette déambulation. Le préambule achevé, l’orateur quitte la place et laisse à un troisième larron le soin de l’y remplacer. Se contentant de reprendre les propos formulés tout en passant le micro à ceux qui souhaitent prendre la parole, il a plus un rôle d’animateur que d’exposant. Et pourtant !         

Quelque chose insiste. Ne cessant d’interpeler l’animateur, s’adressant directement à lui, attendant qu’enfin il réponde, les participants attendent de lui qu’il les guide. À cette injonction silencieuse, il répond par l’esquive, renvoyant à celui qui parle, pour qu’il les prolonge, ou à ceux qui l’écoutent, pour qu’il les conteste, ses affirmations et ses interrogations.

 




RÉSULTATS DU DISPOSITIF

 

Après avoir invoqué Vivian Maier si bien que son fantôme s’est présenté dans la salle (épisode n°2), après avoir analysé ses œuvres si bien qu’elle vient à être métonymiquement représentée par ses photos (épisode n°3), nous sommes face au vide laissé par son absence, par son départ et par sa mort, celle qu’invoque le crieur dans sa litanie macabre. C’est au bord du trou creusé par la disparition de Vivian Maier que le participant se trouve désormais.

Face à ce cercle béant qui angoisse, il convoque alors un guide, celui qui, en prenant place dans la vacance laissée par l’Autre, viendra boucher le trou par ses assertions et ses directives. Comme si au départ de la Mère répondait l’infantilisation perpétuelle.

Or, de guide il n’y a pas. Se gardant bien de répondre, le « guide » reformule, relance, ponctue. Il invite à dire…

Seul face au silence, le participant associe…

« Vivian Maier » devient dès lors le lieu de toutes les projections et le support de tous les fantasmes : on lui attribue des intentions, on lui concède des émotions, on lui colle un projet, et ce d’autant plus facilement qu’elle n’a cessé de s’effacer en s’effaçant peu à peu de la vie, nous donnant pour seul leg le bloc impénétrable et muet de son visage photographié. Vivian Maier serait-elle l’analyste de notre temps ?

Alors se révèle à chacun le désir qui l’anime et qui, un après-midi de février, l’a fait braver le froid pour venir s’asseoir sur une chaise dans une cave de briques rouges.

 

(À suivre)

 

 

 

 

 

 

 

 
 
 

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