Rencontre annuelle du 9 novembre 2024
- Collectif Lillois de Psychanalyse
- 17 mars
- 41 min de lecture



Poème Sans adresse (lu par Kristina)
sur la musique de Haendel, Suite n°7 en sol mineur : Passacaglia ; piano : Thomas Krüger.
Introduction (Kristina)
Chers membres, chers adhérents, chers participants, chers sympathisants, chers amis,
Il y a bientôt cinq ans, en janvier 2020, naissait le Collectif Lillois de Psychanalyse, sous l’impulsion de nos trois désirs conjoints. Et dès l’année suivante nous avons décidé de mettre en place une « rencontre annuelle », comme une ponctuation, une scansion du mouvement en cours, parce que nous prenons au sérieux l’idée selon laquelle « on ne sait jamais vraiment ce qu’on fait au moment où on le fait » (même si on croit le savoir) et qu’à ce titre il nous paraît nécessaire de poser et reposer la question :
Qu’avons-nous fait en fondant le Collectif Lillois de Psychanalyse ?
Depuis la première édition, la rencontre annuelle apparait donc dans sa fonction de point d’arrêt de l’action en cours, d’état des lieux de l’association (ses activités, son fonctionnement mais aussi sa place, dans le paysage associatif lillois et, plus largement, dans le contexte socio-historico-politico-psychanalytique), mais aussi, prospectivement, est-elle l’occasion de tracer des lignes d’horizon, d’ouvrir à un à-venir, de produire une relance du désir collectif.
Si nous pensions savoir ce que nous faisions en créant le Collectif, les faits, la multiplication des signes pour ceux qui veulent voir, nous montrent que nous étions loin de la vérité ou, plus exactement, que nous étions loin d’avoir tout imaginé. Deux ans se sont écoulés depuis la dernière rencontre annuelle et, bien que le Collectif soit encore récent et sa vie bien courte, ce temps nous a permis de poser sur lui un regard plus juste. Si, il y a deux ans, jeunes padawans que nous étions dans l’espace intersidéral du Collectif Lillois de Psychanalyse, nous hésitions encore – le Collectif était-il le lieu d’une passe, un dispositif, un agencement, une expérience ? –, aujourd’hui nous l’affirmons haut et fort, la fondation du Collectif relève avant tout de l’acte, générateur d’un mouvement dont nous devons penser la cinétique.
Ainsi, en 2022, les trois questions qui guidaient notre propos étaient :
- Qu’est-ce que le Collectif Lillois de Psychanalyse ?
- Qu’apporte le Collectif de neuf à la psychanalyse ?
- Que raconte le Collectif de notre époque ?
Aujourd’hui, que le Collectif nous apparaisse clairement comme un acte implique un passage entre l’être et le faire, transformant les trois questions, qui deviennent :
- Que fait le Collectif Lillois de Psychanalyse ?
- Que fait le Collectif à la psychanalyse ?
- Que fait le Collectif de l’époque ?
Selon un modèle tayloriste de division du travail, je parlerai de la première question, puis je laisserai la parole à Christophe pour traiter de la deuxième, et à Jean-Yves pour la dernière, parole à laquelle s’adjoindront celles de Frédéric et de Camille pour un témoignage de leur expérience au Collectif.
Poème Croisement (lu par Jean-Yves)
sur la musique : Pavese, Mare Nostrum III, Paolo Fresu, Richard Galliano, Jan Lundgren

QUESTION 1 (Kristina)
Lorsque l’on reprend les évènements qui fondent chemin faisant le Collectif Lillois de Psychanalyse, on observe une transformation de leur nature.
En premier lieu, il y a fort fort longtemps (3 ans), il y eut les projections cinématographiques où notre place se limitait, devant la toile et en bord de scène, à celle de discutants, puis, en 2022, un premier tournant avec la représentation de la pièce testamentaire 4.48 Psychose de Sarah Kane – à l’initiative et en partenariat avec Frédéric – et, en 2023, le « transévènement », ainsi nommé pour son caractère hybride, fait de scènes théâtrales cette fois écrites par le Collectif introduisant à un débat avec notre invité, Fabrice Bourlez.
Ce « transévènement » marquait donc une première : le Collectif s’essayait à un nouveau type d’écriture – créative mais nous avions déjà la prétention d’être créatifs dans nos écrits théoriques – disons une écriture « fictionnelle », théâtrale en l’occurrence, couplée à l’art de la mise en scène que nous avons assurée. Cependant, même avec ce « transévènement », nous avons gardé le découpage en deux temps : une représentation artistique précédant un échange-débat.
Les deux derniers évènements de la généalogie ont déjoué ce modèle.
Avec la déambulation analytique autour de l’œuvre de Vivian Maier, initiée par Camille de Billy, nous avons atteint ce que nous n’hésitons pas à qualifier d’« art psychanalytique total » avec une sortie de ce schéma plus classique au profit d’une forme proche de la performance, soit un art résolument contemporain.
Dans ce lieu, cette cave voûtée, faite de briques et décorée de broques, vestige de l’ordre des annonciades célestes, les Célestines, sombre comme une basse-fosse, aveugle comme un terrier, cafardeuse comme une oubliette, pour ne pas dire une catacombe sous la cité, en l’éphémère samedi 17 février 2024, le spectateur n’était pas l’esthète, en mode (comme disent les jeunes) contemplatif mais un acteur sur la scène de l’œuvre, un élément indispensable sans lequel point de performance, engageant son être tout entier dans l’affaire, parfois à son corps défendant, surprise oblige malgré l’annonce de la couleur dans le titre même – « déambulation » – précaution toutefois insuffisante pour ne pas prendre certains au dépourvu.
Dès l’entame, la vraie fausse exposition donnait le ton, reflet certes d’une réalisation à petit budget – impression boîte à copie, encadrement chatterton – mais, au-delà des enfers comptables, mise en scène des photographies dont l’agencement compte dorénavant davantage que l’objet. Art contemporain, disions-nous. Et quatre temps qui, tout en convoquant le fantôme de Vivian Maier, le faisant vivre et l’enterrant dans les ultimes minutes, mimaient les phases de l’expérience analytique : déambulation / analytique / autour / de Vivian Maier.
Puis, au moins de juin, un évènement d’une autre nature encore, la soirée de présentation du roman – que j’évoque avec un plein détachement de circonstance –, « Les Choses muettes », soirée basée sur un tour de passe-passe, que dis-je !, un principe de clivage frôlant le dédoublement de personnalité : Kristina Herlant-Hémar conviant Kristina Ifwarson ; et c’est moi qui l’énonce, ultime effet. Clivage ? Pas sûr ; plutôt révélateur de l’intrication entre la création du Collectif et l’écriture de ce roman, le passage – je laisserai à Christophe le soin de parler de la passe – de l’acte de fondation du Collectif à la naissance de l’écrivain. Que de mutations !
À côté de ces évènements dont on mesure les transformations depuis l’avènement du Collectif en 2020, évènements ponctuels, uniques, exceptionnels, qui nous permettent d’ouvrir les portes à des participants parfois éloignés de la psychanalyse, et en nombre (nous étions plus de 70 pour l’évènement Vivian Maier), les deux séminaires mensuels sont des métiers à tisser qui soutiennent une réflexion continue.
En tête d’affiche, le séminaire CAPAPIA entre dans sa neuvième année et ne désemplit pas ; il est public, programmatique et clinique, et, originalité séminaristique dans le sacerdoce associatif psychanalytique, il traite de technique analytique avec l’ambition d’imaginer des concepts nouveaux soutenant notre « façon de faire ».
Notre petit deuxième, pourtant quasi jumeau en âge du premier, le séminaire « Acte analytique Action politique », s’épanouissant en retrait, clandestin, pour ainsi dire passé sous silence lors de la rencontre annuelle de 2022, si secret qu’il ne nécessite pas encore d’acronyme, avec son caractère privé, librement associatif et artistique (notamment cinématographique – néoréalisme italien), et son originalité – il traite d’action politique – présente aujourd’hui davantage d’atomes crochus avec son charismatique aîné, au point que les deux séminaires s’articulent, se nouent, se nourrissent l’un l’autre, jusqu’à apparaître comme les deux pôles, le recto et le verso, d’un même processus.
Quand il s’est agi, lors de la rencontre annuelle de 2022, de décrire les activités du Collectif, nous avions parlé de ses « deux jambes » : séminaires et évènements. Aujourd’hui une troisième se greffe, la troisième jambe (référence détournée à l’excellent roman « La troisième main » d’Arthur Dreyfus), à savoir le blog.
S’il existait déjà il y a deux ans, avec un rythme escompté d’une publication par mois, il comportait moins d’inédits que de textes exhumés de nos archives. Depuis ont fleuri les textes prolongements des évènements, qui sont en réalité bien plus que des prolongements, mais des déclinaisons textuelles déjà intégrées à la conception de l’évènement. L’objectif serait-il de faire survivre notre installation artistique, éminemment éphémère (tout ce travail pour une seule représentation !), réduisant en définitive la performance à sa trace, au point, comme dans l’art contemporain, que le document finisse par se substituer à l’œuvre ? Un constat, tout de même : si le public répond de plus en plus nombreux aux évènements, les textes, au fur et à mesure des épisodes successifs qui scandent l’après-coup, connaissent une déperdition de lecteurs logarithmique, attestant, au regard du nombre de « vues », pour le moins d’un désintérêt, voire d’une désaffection, allez, j’exagère à peine : un tropisme vers le néant. Charge à nous d’en tirer les conséquences.
Intrus dans ces séries à épisodes successifs, les articles « indépendants » – pour ne citer que celui-là : l’autopsie du film « Anatomie d’une chute » – connaissent un succès motivant, tout comme une nouveauté du blog depuis un an et demi, les textes témoignages, commentaires, blancs-seings laissés à certains adhérents à propos des évènements. Le blog s’est donc ouvert au-delà de notre trio et, malgré l’intérêt contrasté en fonction des thématiques, il est dorénavant un lieu prolifique d’écriture.
En contrepoint se pose de manière jusqu’ici insoluble la question de la trace écrite des séminaires.
En effet, à la profusion textuelle dans l’après-coup des évènements répond une impossible consignation des séminaires avec la sensation de plus en plus prégnante de perte des trouvailles issues de la fécondité du moment d’énonciation.
Article et livre ont été tentés sans succès, et c’est aujourd’hui la piste audio qui est envisagée : enregistrements des séances, podcasts. Comment laisser une trace, mais aussi diffuser, relancer, nous faire entendre ?
Pour conclure cette entame :
De ces nouveautés, évolutions et autres accentuations résulte un fil rouge, le passage au premier plan dans l’activité du Collectif de l’écriture.
Le Collectif Lillois de Psychanalyse serait-il un espace de mise en écriture ?
Par espace de mise en écriture nous entendons bien plus que le simple fait d’écrire des textes. Il s’agit de faire vivre un dispositif qui, certes, nous pousse à écrire, mais pas n’importe quoi : le réel analytique, en nous saisissant des concepts existants, ce qui nous inscrit dans l’histoire de la psychanalyse, mais en les transformant et en les enrichissant.
Que cette réécriture inventive relance le désir de psychanalyse, voilà notre plus grand espoir.
Poème Lin Seul (lu par Christophe)
Sur la musique : Mogwai, Special N, Les revenants.
QUESTION 2 (Christophe)
Quand il s’agissait, il y a deux ans, de définir le Collectif, plusieurs mots revenaient indistinctement sur nos lèvres : dispositif, agencement, expérience, lieu…, preuve que nous avancions en aveugle, ne sachant pas encore ce que nous avions créé. Avec deux ans de plus dans la musette, le paysage est devenu plus clair en même temps que l’origine s’éloignait et que le recul s’accroissait. Aujourd’hui, comme l’a fait Kristina, nous pouvons affirmer que le Collectif Lillois de Psychanalyse est un acte. Un acte au sens analytique du terme : irreprésentable désignable seulement dans l’après-coup d’un « il a eu lieu », dont le sujet est supposé et le but immanent, qui fraye une rupture sans recours ni secours et implante un avant et un après dans la marche du temps. Acte homogène avec l’hypothèse de l’inconscient, qui l’écarte définitivement de l’action qui jamais ne sort de la conscience dans les barbelés de laquelle elle est consignée puisqu’elle n’est que raison.
Or, dire que le Collectif Lillois de Psychanalyse est un acte, c’est dire que, oui nous le confirmons, nous ne savions pas ce que nous faisions quand, en ce 24 janvier 2020, rassemblés en assemblée constitutive, nous avons proclamé urbi et orbi sa naissance. Non que nous n’avions pas quelques idées ni quelques intentions en le créant mais que, sans le savoir, nous faisions bien plus que ce que nous imaginions. Et que notre acte nous échappait en ses grandes largeurs, comme il est attendu d’un acte homogène à l’hypothèse de l’inconscient.
Dès lors un doute entache le Collectif : qu’est-ce qui nous assure qu’il n’est pas un passage à l’acte ? Alors que nous pensions « passer enfin à l’acte » de notre désir peut-être étions-nous en train d’accomplir à notre insu un banal mais si problématique passage à l’acte ?
Pour le savoir, revenons au début de l’histoire. Avant de nous émanciper, nous avions fréquenté, comme tout « psy » qui se respecte et qui respecte son travail, quelques associations analytiques auxquelles nous avons donné de notre temps, beaucoup, de nos idées, souvent, de notre enthousiasme, trop, notre déception finale étant à la hauteur de notre investissement, grande. Alors que nous pensions naïvement que le discours analytique allait ruisseler des estrades jusqu’aux travées enrichissant chacun de sa fécondité véloce nous eûmes droit aux discours éculés de maîtres qui, se suffisant à eux-mêmes en même temps qu’ils suffisaient aux autres, ne souffraient aucune discussion ni nouveauté. Pour que l’attelage de leur égo puisse fonctionner sans à-coup, ils s’appuyaient, côté jambe droite, sur leurs porte-paroles béats et, côté jambe gauche, sur leurs gestionnaires de biens nécessaires, pendant qu’ils requéraient des impétrants entassés dans la charrette de l’associatif qu’ils restent encore et toujours dans leurs petits souliers. Que l’on demande à notre parole, de la plus banale à la plus sibylline, qu’elle décline sans cesse son identité : « à quel camp appartenez-vous ? », transformant toute question sur le fond en un coup alimentant le décompte des points dans la bataille des maîtres, avait pour effet d’étouffer dans l’œuf toutes nos velléités de mise au travail de quelques problèmes cruciaux de la psychanalyse — de sa praxis à sa doctrine, de sa politique à son éthique. Lorsqu’ensuite nous avons constaté, contre toute règle plébiscitaire, qu’on nous déniait le droit de gouverner l’association en dépit de notre victoire aux élections, car oui nous sommes allés jusqu’à prendre démocratiquement d’assaut la direction, nous avons compris que, quoi que nous fassions, nous serions toujours cantonnés au rôle du prétendant qui, en attendant que vienne un jour son tour, quand le maître cassera sa pipe, nourrit son armée et lui délègue sa pensée… dont le maître manque cruellement puisqu’une vague idée lui ayant suffi pour devenir tel, il passe son temps à la recycler sempiternellement.
Le Collectif trouve sa cause dans ce passé douloureux auquel il veut tordre le cou en tentant de rétablir le discours analytique à la place du coriace discours du maître. Et pour ce faire, nous ne partions pas sans quelques idées ayant l’expérience des écueils dont il fallait se garder. Ainsi, trois principes guidèrent nos statuts rédigés dans notre QG de Las Tapas autour de verres de sangria : nous voulions, premièrement, qu’on entre au Collectif par une contribution et non par une cotisation. Alors que la cotisation donne droit à bénéficier des services qu’offre l’association, la contribution, tirée du latin Cum-tribuere signifiant « répartir par trois », désigne une dépense à perte puisqu’elle alimente d’abord le collectif. Nous voulions, deuxièmement, substituer au titre qui fait tourner les têtes, le plus modeste mais pas moins fonctionnel mandat. Tandis que le titulaire vient occuper une charge dont il s’est emparé, le mandataire assure la charge qu’un tiers lui a confiée. Nous voulions, troisièmement, inscrire dès l’entame la fin programmée du Collectif en assujettissant son sort à celui de ses fondateurs. Avec pour conséquence qu’on n’hérite pas du Collectif par le biais de biens qu’on s’octroie mais par celui de son acte qu’on répète. Au cœur de ces trois principes, une même ligne de conduite : le désir plutôt que la jouissance, puisqu’il s’agit de perdre un bout en assumant une charge au nom d’un tiers qui, pour tout leg, n’a qu’un désir à offrir. Tout a été construit pour qu’on ne puisse fétichiser le Collectif Lillois de Psychanalyse en le réduisant à une somme d’actifs dont on jouirait du pouvoir en même temps qu’ils attribueraient un titre. Avons-nous réussi notre coup ? Nous sommes justement là réunis pour y répondre. Et force est de constater que nous avons été dépassés par notre acte qui a brisé les coutures de nos intentions — preuve, s’il le fallait, qu’il s’agit bien d’un acte et non d’une action.
Mais que fait donc le Collectif Lillois de Psychanalyse à la psychanalyse ?
Petit rappel historique pour commencer. Lacan fonde l’École Freudienne de Paris en 1964 suite à son « excommunication » par les officiels de l’IPA qui, lui reprochant sa pratique des séances à durée variable ainsi que le lien transférentiel massif qu’il suscite chez ses élèves, lui interdisent d’enseigner. Tirant les leçons de son expérience passée, Lacan imagine trois dispositifs comme autant de manière de garder son école de la bureaucratie vorace, de la desintellectualisation abrutissante et de la bataille des égos misérables qui gangrènent les sociétés analytiques. Son but est que l’école soutienne et porte le discours analytique, condition sine qua non pour qu’elle puisse garantir la formation des psychanalystes auprès du grand public. Car sa fonction est aussi de validation d’un acte qui relève d’un sujet qui ne s’autorise que de lui-même. Le problème, son problème, est qu’elle s’échafaude sur une béance, une énigme, un X inarticulé qui n’est rien d’autre que le désir du psychanalyste. C’est dans la mesure où elle saura se coltiner ce Réel qu’elle ne sombrera pas dans la hiérarchisation des êtres où les places attribuées résultent plus d’une « cooptation des sages » que des effets d’une parole qui mord sur le Réel. En orientant le travail de l’École sur le désir du psychanalyste Lacan cherche à prévenir toute rechute dans l’auge des discours du maître. Ces dispositifs sont : le Cartel qu’il préconise dès 1964 dans son Acte de fondation, la Passe qu’il image dans sa Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École et le Cardo qu’il évoque dans une Note adjointe publiée en 1971. Eh bien, je vous l’annonce : sans le savoir mais tout en le sachant, le Collectif Lillois de Psychanalyse a repris ces appareillages à son compte tout en modifiant certaines de leurs modalités afin de supprimer les écueils que l’École Freudienne de Paris et ses successeuses ont révélé, comme en témoignent leurs histoires respectives. Regardons ça de plus près.
Il en est ainsi, tout d’abord, du cartel. Parmi les raisons qui nous ont poussés à fonder le Collectif, il y en a une que je n’ai pas encore exposée. Avant même de passer à l’acte nous avions installé, chez d’autres, le séminaire sur « Cure analytique, Psychothérapie analytique, Psychothérapie d’inspiration analytique », dont le succès a d’emblée été tel que nous y avons vu un encouragement, si bien que lorsque nous avons été poussés dehors nous étions convaincus que d’autres partisans de la psychanalyse nous suivraient. Or, ce séminaire a une particularité qui en étonne plus d’un, au point que nombreux se demandent comment ça marche : il a trois têtes. C’est à trois que nous l’animons, l’écrivons, le pensons, et c’est à trois que nous l’avons imaginé et initié. Son existence, il la doit à l’envie commune de travailler ensemble à des questions de techniques analytiques et s’il donne lieu à communication publique c’est presque de surcroit. Presque car immédiatement s’est imposée à nous l’idée de « faire séminaire », à savoir cette nécessité que notre petite troupe énonce à quelques autres ses réflexions en cours. Dès lors, ce qui pouvait ressembler à un groupe de travail est devenu dès l’entame un espace circulaire dans lequel chacun à égalité — et cette question de l’égalité est une préoccupation constante, ne serait-ce que pour éviter les travers de genre qui inévitablement nous menacent — parle et pense, selon le rapport singulier qu’il entretient à la chose analytique, et selon Un public qui, premièrement, oriente notre propos par les effets de sélection que son désir induit, deuxièmement, qui discute les propositions que nous lui soumettons à chaque séance que nous tenons, troisièmement, qui nous aide à définir une issue possible à nos travaux en les dirigeant vers la poubelle, le tiroir ou la revue. Sélection, discussion, issue, voilà le triptyque avec lequel Lacan définit la fonction princeps du cartel, celle du « Plus-une », avec cependant une différence cruciale entre sa version et la nôtre, que nous proposons un « Plus-un » débarrassé de son ambiguïté originelle. En effet, en exigeant d’une personne qu’elle assume cette fonction dans le cartel, Lacan introduit une asymétrie d’autant plus difficile à déjouer qu’elle nourrit les projections, le « plus-un » devenant tour à tour un maître supposé connaître, un leader supposé pouvoir ou un analyste supposé savoir. En identifiant cette personne à un public, le séminaire parvient à la fois à donner corps à une fonction sans quoi elle resterait lettre morte et à l’abstraire suffisamment pour qu’elle ne soit pas indexée à un individu en particulier. Il réussit ainsi le tour de force de proposer un « Plus-un » épuré de ses scories dont la conséquence est d’articulation : grâce à lui, à la boucle de notre trio se joint la boucle du groupe, les mots circulant sur le ruban de l’un venant circuler sur le ruban de l’autre, dessinant un huit qui a tout de l’infini.
Alors qu’il invente le cartel au moment où il fonde son école, Lacan propose la passe trois ans plus tard, comme sa manière de se saisir du désir énigmatique du psychanalyste sans retomber dans les tares qui vérolent déjà les bancs. Il crée ainsi de toute pièce une procédure dont la sanction finale valide un pas, un saut, un gradus, celui qu’implique le passage de l’analysant à l’analyste, indiquant que le passant est capable de théoriser le savoir qu’il a tiré du divan et de produire du neuf, du « jamais encore dit » sur la psychanalyse. L’élection au grade d’Analyste de l’École, qui lui donne droit à enseigner, se fonde ainsi sur la cure elle-même et non sur des connaissances acquises ou des compétences conquises au gré d’une formation ou d’un concours sur titre. Concrètement, la procédure consiste en un passant qui témoigne à deux passeurs choisis par leur analyste pour être parvenus quasiment au terme de leur cure, qui vont, dans un second temps, rendre compte du récit reçu auprès d’un jury d’agrément qui décidera de nommer ou non le passant au rang d’Analyste de l’École. Au jury ensuite, fort des témoignages accumulés, de dire ce qu’il a appris du désir du psychanalyste. Le problème de cette procédure, si bien que Lacan annoncera en 1978 son échec, est contingent et structurel : contingent car pour la faire accepter à des membres réticents, Lacan a nommé au jury les anciens « cadres » de la Société Française de Psychanalyse qui se trouvent donc à juger d’une procédure à laquelle ils ont échappé par cooptation ; structurel car, en associant implicitement le pas à la fin de la cure, puisque les passeurs sont sélectionnés en fonction de ce critère, il fait du devenir analyste le terme du travail analytique, transformant la passe en l’accomplissement de la cure, l’un étant le gage de l’autre. Et ça change les enjeux, et ouvre la porte aux drames, comme ce fut le cas en 1977 avec le suicide de Juliette Labin suite à la réponse négative du jury.
Mais en quoi, me direz-vous, le Collectif a trait à la passe ? Il lui est lié en tant qu’il est passe et avant tout passe. En effet, qu’avons-nous effectué en annonçant publiquement que nous parlerions désormais en tant que collectif de « Psychanalyse » ? Sinon d’affirmer publiquement notre désir de tenir et soutenir le discours analytique et ce, en nous autorisant de nous-mêmes. « Notre désir de tenir le discours analytique » ? Vous entendez bien, « le discours analytique » et non « la place du psychanalyste » car il y a lieu de distinguer le discours qui est le fait d’un sujet, de la place qui est le fait d’un individu, et s’il y a saut, il résulte d’un sujet supposé par un acte qui produit le discours analytique. Dès lors où se situe la garantie ? Elle est dans nos lieux d’exercice où, sans que nous le revendiquions, nous sommes identifiés à la place du psychanalyste, avec tout ce que cette identification implique en termes de savoirs supposés et de projections tous azimuts. De là à enseigner auprès d’équipes désemparées qui ne demande qu’à apprendre… Ainsi pensée, cette passe se démarque de son application première en tant qu’elle fait des participants au Collectif nos passeurs et des collègues de travail notre jury d’agrément, les premiers témoignant auprès des seconds d’un discours fait récit sans que ni l’un ni l’autre ne le sache, ingénument, naïvement. Naïveté, dont Lacan se demande si « elle ne doit pas être tenue pour une garantie dans le passage au désir d’être psychanalyste »[1], qui, en rendant ignorants ceux qui en sont habillés, les garde de toute position d’autorité ainsi que de toute prétention autoritaire. Il n’y a pas de meilleur jury que celui qui ne sait pas qu’il juge. Quant à la fin de la cure ? Découplée de la passe, nous en posons la question ailleurs. Ce qui nous amène au troisième dispositif imaginé par Lacan, celui du Cardo.
Comme l’écrit Lacan, celui-ci a fonction de « gond ». À côté du cartel, il est l’autre manière d’entrer dans l’École. Après avoir fait acte de candidature, le demandeur est reçu par un membre qui doit apprécier s’il est sur le « chemin utile » qui peut le faire sujet dans son rapport au travail. Or, qu’est-ce que ce chemin utile ? Utile à qui ? Ou à quoi ? Tout cela est bien flou.
Au Collectif Lillois de Psychanalyse, on entre par deux canaux distincts : par la procédure de l’Agalma ou en participant à un séminaire ou à un événement. L’Agalma, tout d’abord. Celui qui le mobilise doit tout d’abord faire une demande à laquelle l’Agalma répond par la nomination d’un de ses membres qui se fait le destinataire de cette demande. Débute alors un dialogue plus ou moins long entre le demandeur et l’accueillant qui aboutit à un troisième temps, celui où la contribution est soumise pour avis aux autres membres de l’Agalma. Si ces derniers considèrent qu’elle entre dans le cadre du Collectif alors la contribution se transforme en projet du Collectif, organisé, pensé, animé par l’ensemble des membres du Collectif, demandeur inclus qui devient alors un membre à part entière le temps du projet et de l’événement. Il se trouve que, depuis la création du Collectif, deux personnes ont décidé de se soumettre à cette procédure qui a abouti, pour l’un, Frédéric, à l’organisation d’un théâtre-débat autour de 4.48 Psychose de Sarah Kane, et pour l’autre, Camille de Billy, à l’organisation d’une déambulation analytique autour de l’œuvre de Vivian Maier. Il est l’heure pour nous d’entendre leurs témoignages.
Témoignages
Frédéric
En 2016 j’ouvre ma société et décide la même année de m’immerger dans les méandres du festival Off d’Avignon. Une errance synonyme pour moi d’un laisser-aller à la création, à l’inspiration. Je me sens vivant au milieu des promesses affichées à chaque coin de rue de ce grand théâtre que devient la ville l’été.
Je suis au rendez-vous chaque année depuis.
2019, rencontre hasardeuse d’une comédienne au coin d’une rue ; elle distribue ses flyers ; échanges ; j’accepte d’aller voir son spectacle. Je ne connais ni l’auteure, ni la pièce.
4.48 Psychose ; pièce de théâtre de la dramaturge britannique Sarah Kane.
Le théâtre est minuscule ; l’intimité de la comédienne est au plus proche du spectateur ; elle ne joue pas ; elle vit le rôle ; son combat intérieur est mis à nu, sa quête de sens tourne en boucle, la folie s’installe et grandit jusqu’à l’impossible soulagement…
Je tombe scotché, cloué, touché au plus profond, salue la comédienne en larmes d’avoir tout donné, tout « vécu », possédée par son personnage tel le médium en séance de spiritisme…
Reste à comprendre pourquoi je vibre autant et que faire de cela ?
Tout me parle ! La folie de cette femme c’est la folie de ce monde, ce cri intérieur, je l’entends (elle le hurle) et je l’entends (dans le sens comprendre). Après le choc de cette pièce « coup de poing » l’envie de partager arrive vite.
En parler pour dire ce « cri » ; en parler pour « comprendre » « maitriser » ce que l’expérience m’a fait vivre.
Le Collectif Lillois de Psychanalyse est né et Kristina partage sa construction lors de nos rencontres.
Je lui narre mon expérience ; lui dis combien la pièce de Sarah Kane fait écho avec moi et nos échanges ; mon besoin de partager. Pourquoi pas une programmation au Théâtre Ronny Coutteure dont j’assure alors la programmation.
Et si nous faisions cela en partenariat avec le CLIP qui animerait un débat en fin de séance ?
Oui (redit) en parler pour dire ce « cri » ; en parler pour « comprendre » « maitriser » ce que l’expérience m’a fait vivre.
Rien ne se fait par hasard, ni n’est laissé au hasard, et surtout pas avec Kristina et le CLIP (sourire).
Cette petite idée de séance commune fait se réunir l’Agalma et le projet se transforme alors pour moi en passage obligé d’un « examen » de mon intention par le membre désigné à savoir Jean-Yves… qui valide du fond de son fauteuil de psy… le travail peut commencer !
J’observe rapidement que mon désir se traduit vite en nombreuses obligations. Je vais devoir satisfaire différentes entités qui semblent chacune ne pas vouloir faire autant de concession que moi. Et s’il s’agissait de ma seule envie ?
Produire une pièce de théâtre (législation, billetterie, équilibre financier, contraintes techniques)
Satisfaire les exigences de la troupe (prix de cession, droits d’auteurs, voyages, hébergements, repas)
Répondre au cahier de charges émergeant du CLIP qui lui aussi s’est mis au travail, et pas qu’un peu (lecture de l’intégrale de Sarah Kane, documentation, analyses et réflexions en préparation d’un débat au sommet, écritures cf. 30mn de lecture sur le site du CLIP)
Le travail de mise en place est maintenant bien avancé et le moment va sans nul doute être exceptionnel ! L’affiche est réalisée, validée par tous jusqu’au choix des couleurs ; la billetterie est mise en ligne… « Ça » ne réserve pas – trop cher – trop loin – trop sérieux – trop peur de la folie affichée pour le public habitué au théâtre de Fretin.
Et s’il s’agissait de ma seule envie ?
Et s’il s’agissait de notre seule envie ?
Gros débat.
Sans public l’artiste ne joue pas.
Sans public l’événement du CLIP s’annule.
Sans public ma société de production laisse beaucoup d’argent dans l’aventure.
Sans public le travail, pour « comprendre » « maitriser » ce que l’expérience m’a fait vivre, s’arrête ici.
À contre valeurs le CLIP insiste auprès de ses membres afin qu’ils confirment leur venue. Succès ! Les séances sont maintenues et le travail peut continuer.
Un petit village éphémère va s’organiser pendant trois jours au théâtre. Comédienne, metteur en scène, technicien, Jean-Yves, Christophe, Kristina, nous allons vivre ensemble, « manger », nous « nourrir » autour de la même table, nous rencontrer en off avant que le rideau s’ouvre.
7 et 8 Mai 2022
4.48 Psychose est joué devant un public composé à 80% d’initiés venus par le Collectif ; à mon grand étonnement – regrets - seuls quelques rares amoureux du théâtre, lecteurs érudits ou quidam en quête de sens.
Succès !
Psychologues et psychiatres vivent l’expérience 4.48, applaudissent, puis pensent et débattent très longuement… mettent en sens... j’assiste du fond de la salle à la plus grande analyse collective de ce qui m’a touché, me parlait au plus profond…
Le rideau est tombé ; le théâtre rangé. Le « travail » est-il fini ou a-t-il a commencé ?
Juillet 2022, Avignon, Jean-Yves passe l’été non loin de là, il est prêt à me rejoindre ; sms à la comédienne, « et si nous prenions le temps de se revoir » « promis, je vous préviens dès que je peux » répond-elle… silence.
Juillet 2023, Avignon, rencontre hasardeuse « au loin » du coin de la rue ; elle distribue ses flyers ; je ne me suis pas arrêté… Il ne manquerait plus que ce soit ma seule envie…
Camille
Ce qui m’amène devant vous aujourd’hui est liée à l’évènement que nous avons organisé avec le CLIP en février dernier autour de Vivian Maier, cette « nounou-photographe » dont les clichés photographiques ont été découverts puis exposés après sa mort. Il s’agissait de réfléchir à ce que la psychanalyse pouvait dire de cette femme, et également à ce que Vivian Maier elle-même pouvait nous apprendre de la psychanalyse, et plus particulièrement de la position de l’analyste. Évènement que nous avons nommé « De Vivian Maier à la psychanalyse, une déambulation analytique ».
La question qui m’est venue pour préparer mon propos aujourd’hui est « Comment parler de ce qui s’est produit… » Ou plutôt, « Par où commencer », parce que ce « ce qu’il s’est produit » va bien au-delà de cette journée de février ! Je dirais qu’il s’agit alors de parler de ma rencontre avec le Collectif, et de ce qui se met au travail lorsque le désir de proposer une contribution au groupe de l’Agalma émerge. D’une certaine manière, au même titre que les participants à la journée de février mais dans une temporalité bien différente, j’ai moi aussi fait une forme de déambulation analytique au cours de ces mois ! De mon souhait de départ de faire une proposition à aujourd’hui, il y a tout un cheminement fait de plusieurs moments qui s’articulent les uns aux autres dans l’après-coup. Si je peux dire qu’initialement, je n’avais pas vraiment conscience de ce dans quoi je m’engageais, l’aboutissement de cette journée (et de ses suites) est allé bien au-delà de ce que je pouvais imaginer. Je pourrais dire d’une certaine manière que j’étais là, mais qu’il y avait quelque chose au-delà de ma demande, à mon insu. C’est dire si la question de la cure analytique est d’une certaine manière déjà présente à ce moment-là : venir chercher quelque chose que l’on ne venait pas chercher consciemment. C’est donc bien la lecture analytique qui accompagne ce travail : Penser à partir de l’hypothèse de l’inconscient et travailler à partir du transfert.
Et pour cela, le collectif s’appuie sur différents temps nécessaires, comme autant de dispositif de travail : ma proposition faite au groupe de l’Agalma ; nos réflexions partagées/les échanges avec Christophe, Kristina et Jean-Yves ; les recherches théoriques ; le déroulé de la journée en elle-même ; ma contribution dans la rédaction d’un post pour le blog ; et pour finir vous en dire quelque chose ici aujourd’hui. Je peux dire dans l’après-coup (et par cette séquence avant/pendant/après) que mon désir de proposer quelque chose à l’Agalma est un acte en soi ! Et dans ce cheminement, la question de l’après-coup est centrale pour saisir à minima ce qui s’est joué pour moi.
Reprenons donc au début. C’est par le biais de Christophe Scudéri que j’ai rencontré le CLIP. Il y a d’abord eu une petite dizaine d’années de travail ensemble dans une institution qui revendiquait (peut-être un peu trop ?) s’appuyer sur la psychanalyse. Notre façon de travailler ensemble, d’échanger, de l’entendre parler de psychanalyse m’a particulièrement plu, et soutenue déjà dans ma réflexion et ma pratique. Je dois bien dire qu’un effet transférentiel était déjà présent. Alors, évidement quand Christophe m’a parlé de ce collectif, j’ai eu envie de venir voir de quoi il retournait. D’Amiens (ville où je vis), je suis venue assistée à la journée de présentation du CLIP en 2021, et j’y ai entendu des choses que j’aimais : le croisement de l’art et de la psychanalyse, la volonté de s’inscrire dans un travail différent d’autres associations parfois empruntes d’un certain dogmatisme, le travail en groupe, la facilité d’échanges avec les uns et les autres. Et alors que cette première journée annonçait la proposition qui allait être faite par Frédéric autour de l’œuvre de Sarah Kane « 4.48 Psychose », je m’autorisais déjà à imaginer faire moi aussi une proposition !
Il y a dans l’idée d’un collectif, quelque chose qui se veut « égalitaire », quelque chose d’un travail à plusieurs où chacun à sa part, et c’est ce qui m’intéresse dans l’idée de soutenir une pensée à plusieurs. Dans la première rencontre autour de la présentation du Collectif Lillois de Psychanalyse, il était présenté la richesse et les possibles dans un travail à plusieurs, de sentir qu’un désir individuel peut faire naitre un désir collectif, et en retour, avoir un étayage pour pousser le travail. C’est un des aspects qui m’a amenée à vouloir proposer quelque chose au groupe de l’Agalma. Mais dans l’après-coup, et là encore de manière transférentielle, j’y vois pour moi aussi quelque chose de « adresser une demande à d’autres », d’autres qui pour moi à ce moment-là détiennent un savoir, un « supposé savoir ». Dans ma première rencontre avec le groupe de l’Agalma, et donc de ma présentation à Kristina et Jean-Yves, j’y ai mis quelque chose de cet ordre-là. Un certain rapport avec une forme de grand Autre...
Pour pouvoir faire ma proposition au groupe de l’Agalma, j’ai dû tout d’abord présenter ce qu’il en était de mon désir d’approfondir des recherches autour de la figure de Vivian Maier et de son travail photographique au regard de la psychanalyse. Je dois bien avouer qu’à ce moment-là, j’en étais davantage à une étude de psychanalyse appliquée… Dans un premier temps, il s’agissait pour moi de proposer une lecture analytique des photos de Vivian Maier et d’interroger ce que l’acte photographique représentait pour elle sur le plan psychique au regard de son parcours de vie, au-delà de l’image photographique en elle-même. C’est à partir de nos échanges, nos rencontres, nos appels téléphoniques et les allers-retours entre les temps de travail individuel et collectif que les choses se sont modifiées peu à peu. Ce moment dans le dispositif du Collectif représente le temps de l’élaboration, le temps de la création ; une création à plusieurs où chacun dans sa singularité y a mis sa pâte : et dans ce premier temps, je me suis appuyée sur le groupe pour aller au-delà de ma « première demande » d’« analyse appliquée » du travail de Vivian Maier. La concrétisation de ce premier temps matérialisée par la journée en elle-même relève pourrait-on dire, d’une performance au sens artistique du terme, mais pourquoi pas performance analytique également…
Ce que je peux en dire dans l’après-coup ne relève donc pas seulement de la journée en elle-même ; même si l’on peut quand même souligner que ça a été une belle journée ! Ici, aujourd’hui, il s’agit d’articuler ce qui a pu se jouer pour moi dans ce premier temps à mon rapport à la photographie, et à mon intérêt pour cette figure particulière qu’est Vivian Maier :
Cela fait bien longtemps que j’ai un fort intérêt pour la photographie ; à la fois en tant qu’art dans ce que j’aime découvrir le travail des photographes, parcourir les expos photos, en rechercher un aspect esthétique, sociologique, historique, de reportage etc. Et à la fois comme une pratique, je fais moi-même de la photo en tant qu’amateure, j’aime voyager avec mon appareil photo, saisir des moments de vie, j’aime aussi confectionner des albums, comme autant d’histoires figuratives.
Ce travail autour de Vivian Maier est venu m’interpeller de manière identificatoire sur ma position de « photographe amateure ». L’acte de photographier nous met à une certaine place comme le précise Bergala « pour photographier, il faut passer de l’autre côté du viseur, […plus loin il rajoute…] on peut percevoir l’écran comme une rampe imaginaire entre soi et le monde ». Particularité de la place du photographe : être là tout en étant à côté, être un observateur du monde environnant, en faire trace, tout en étant un peu hors champ. Il pointe également, (à propos de Depardon sur sa série de photos aux États-Unis) le rapport à la solitude qu’il peut y avoir dans la photographie : « Photographier devient à la fois un geste pour sortir de la solitude (se projeter vers les autres) et un geste qui confirme irrémédiablement le photographe dans cette solitude en redoublant la coupure ordinaire entre le sujet et le monde par la distance d’un regard (le regard-de-derrière-la-machine) ». Il y a donc, dans le plaisir à photographier, quelque chose à lire de mon rapport aux autres, entre lien et distance. De là, exposer son travail photographique, serait d’une certaine manière, sortir de cette place « à côté » « solitaire », se serait se présenter au monde, donner la possibilité de livrer aux autres quelque chose de soi. Pour ma part, j’ai toujours l’envie d’exposer mes photos, et c’est une question qui revient souvent, mais c’est une démarche qui m’est malgré tout plutôt pénible… Il y a pour moi des enjeux inconscients dans la possibilité de signer mon travail et d’exposer mes photos.
C’est à cet endroit-là, que j’articule quelque chose à mon intérêt pour Vivian Maier : Qu’est-ce que le parcours atypique de cette femme est venue toucher chez moi pour que j’ai envie d’en saisir quelque chose sur le plan psychanalytique ? Que saisir de mon intérêt porté au parcours de Vivian Maier et de son travail photographique, non exposée de son vivant, et découvert par hasard… Il y a je pense un processus identificatoire pleinement présent pour moi même si les enjeux inconscients ne sont probablement pas du même ordre… Pour ma part, le signifiant « exposer » résonne en moi comme « S’exposer ». Que ce soit pour monter des expositions en tant que photographe amateure, ou pour présenter mon travail en tant que psychologue, le même mouvement se retrouve. Il y a aussi quelque chose de mon rapport aux autres, entre désir de solitude et désir de liens : je crois que se rejoue à travers des mouvements transférentiels, identificatoires et inconscients quelque chose du même registre autour de « S’exposer ». Barthes évoque la question du privé de la photo qui devient publique, « le privé [dit-il…] est aussi et au-delà, le lieu absolument précieux, inaliénable comme il est la condition d’une intériorité dont je crois qu’elle se confond avec ma vérité, ou si l’on préfère, avec l’Intraitable dont je suis fait, j’en viens à reconstituer, par une résistance nécessaire, la division du public et du privé : je veux énoncer l’intériorité sans livrer l’intimité ». Pour ma part, il y a une part de Réel pour moi ici, je tourne autour de cette question « m’exposer aux autres, c’est dévoiler une part intime de moi-même ».
Ce que j’expérimente ici avec le Collectif Lillois de Psychanalyse est du même ordre : soumettre à des collègues, à des pairs quelque chose de mon travail, exposer ce qu’il en est de mon savoir théorique, alors que les choses se jouent aussi, bien au-delà de ces supposés savoirs théoriques !
Quand j’évoque « l’après-coup », il s’agit des échanges que nous avons eu avec Christophe, Kristina et Jean-Yves une fois la journée passée ; mais également de la contribution à l’écriture d’un post sur le blog du CLIP (où il s’agit d’aborder plus en détails ce que la figure de Vivian Maier nous dit sur la psychanalyse) ; et bien évidement aujourd’hui ce temps de témoignage (une autre forme de contribution : faire retour sur mon expérience de cette rencontre avec le CLIP).
Sur l’ensemble de ce parcours accompagné par les membres du collectif, j’y vois maintenant, une articulation des dimensions
· du Réel : autour du signifiant « s’exposer », comment énoncer une intériorité sans livrer une intimité,
· de l’Imaginaire : dans mon intérêt pour Vivian Maier d’une part, et d’autre part, en lien avec mes partenaires du CLIP au cours de la journée du 17 février en elle-même,
· et du Symbolique : à travers la création en elle-même de l’évènement du 17 février qui en passe par le grand Autre (au départ dans un lien transférentiel à Christophe S. et au groupe de l’Agalma) pour pouvoir ensuite en adresser quelque choses à d’autres (que ce soit lors de la journée en elle-même, mais aussi en en faisant témoignage aujourd’hui...).
Pour reprendre ce que j’énonçais au départ, j’entends mon désir de proposer quelque chose au CLIP comme un acte ; un acte analytique porté à plusieurs ; dans le sens où il y a dans mon travail autour de Vivian Maier et avec les membres du CLIP, un objet d’identification, un transfert sur un Sujet Supposé Savoir, une mise au travail (au sens analytique ; et plus concrètement par le groupe, par mes recherches tant sur les aspects photographiques que sur les concepts analytiques), et une contribution (sous forme d’investissement, mais peut-être aussi en caricaturant, contribution par le coût financier des allers-retours entre Amiens et Lille) !! Je passe de la psychanalyse appliquée à un moment de psychanalyse, que je ne peux faire qu’en m’appuyant sur les apports et les « guidages » de Christophe, Kristina, et Jean-Yves en position symbolique d’analystes à ce moment-là pour moi, et je fais part de cette expérience à travers cette présentation aujourd’hui. Ainsi donc, le vécu de l’évènement et de son élaboration préalable est une expérience en soi, puis il s’agit d’en passer par cette expérience pour éprouver ce qu’il en est dans l’après-coup (par les effets du transfert, et l’inconscient) : Comme un équivalent d’un temps de la cure.
QUESTION 2 suite (Christophe)
Que nous disent Frédéric et Camille sur la procédure de l’Agalma ? Qu’ils ont fait l’épreuve de la psychanalyse dont le sens se révèle dans la fin.
Autre façon d’entrer dans le Collectif, plus classique que la contribution, par la participation. Dans sa Proposition, Lacan précise que l’École s’ouvre à « ceux qui, analysant ou non, s’intéressent à la psychanalyse en acte […] pour qu’ils mettent à l’épreuve leur intérêt — ne leur étant pas interdit d’en élaborer la logique »[2]. Nous distinguerons ainsi deux catégories de participants : ceux qui font ou qui ont fait un travail personnel sur le divan d’un analyste et ceux qui n’en sont pas encore là. Pour les premiers, la « psychanalyse en acte » que se veut le Collectif a pour but de transformer le travail du transfert à un transfert de travail ; pour les deuxièmes, il s’agit de susciter un désir de psychanalyse suffisamment impérieux pour qu’il saute le pas de la cure. Y avons-nous réussi ?
Poème L’infini (lu par Jean-Yves)
Sur la musique : Arvo Pärt, Für Alina, Gianluca Cascioli, 900

QUESTION 3 (Jean-Yves)
Que fait le Clip à notre époque ?
Comme on lui demandait trois ans avant sa mort[3] quel était le fil conducteur de son itinéraire, s'il y avait un fil rouge qui permettrait d'en saisir l'unité, Michel Foucault reconnaissait que son cheminement a dépendu d'abord du gré des circonstances. Ce sont des sollicitations extérieures, des conjonctures accidentelles qui l'avaient conduit à s'intéresser à des objets aussi hétérogènes que la psychiatrie, la médecine, la sexualité, la prison... pour à chaque fois en faire l'histoire dans le but d'en comprendre l'état actuel. Il ajoutait aussitôt qu'il y avait quand même un fil rouge, un fil conducteur, une cohérence secrète. Mais ils ne résident pas dans une intuition fondamentale, ni dans une pensée systématique qui lui seraient propres, à lui, Michel Foucault. Non, ce fil conducteur est étroitement lié à une situation historique qui vaut pour tous, et dans laquelle nous sommes tous pris. Cette cohérence secrète est le produit de l'époque bien plus que du génie singulier de Michel Foucault. Mais en quel sens ?
Au sens où justement ce qui caractérise notre époque, c'est l'importance presque sacrée qu'elle attribue au sens de l'actualité. « La lecture du journal est la prière du matin de l'homme moderne » disait Hegel. Et notre époque assigne à la philosophie, parmi les différentes fonctions qu'elle doit remplir, celle de s'interroger sur ce que nous sommes, dans notre présent, depuis notre actualité. La philosophie doit désormais répondre à une certaine tâche, qui n'existait pas auparavant, qui est de dire qui nous sommes, ce que c'est que notre présent. Qu'est-ce que c'est que ça « aujourd'hui » ? En quoi consiste le temps présent ? Qu'est-ce qui se passe autour de nous ? Quelle est la nature de l'époque ? ..., ces questions qui n'avaient encore aucun sens pour Descartes, notre philosophie « moderne » ne peut faire sur elles l'impasse. Elles s'imposent à elle à titre d'obligation constitutive, depuis que Kant, puis Hegel, puis Nietzsche ont mis en relief l'essence historique de notre existence collective, et, par ricochet, individuelle. La philosophie doit prendre en charge le besoin crucial, propre à l'homme moderne, de cerner le sens du présent dans lequel il vit.
Cette question du sens de notre actualité intéresse aussi la psychanalyse. Non qu'elle ait, pour parler comme Hegel, à saisir dans le concept le Zeitgeist, l'époque, l'esprit du temps. La psychanalyse n'est pas une philosophie, son rapport à l'actualité est d'un autre ordre. Pas question pour elle de ressaisir l'époque en la plongeant dans le fleuve de l'Histoire. Pas question de la situer comme moment spécifique dans le vaste mouvement du devenir historique dont elle posséderait la clé. Pas question qu'elle se livre à une philosophie sauvage de l'histoire, comme il arrive qu'on fasse de la psychanalyse sauvage. Pas question par exemple, d'interpréter le phénomène transgenre comme un signe de décadence, qui viendrait menacer les bases symboliques de notre civilisation, mais pas davantage comme l'étape ultime de l'émancipation du genre humain. Le psychanalyste laisse au philosophe, avec un respect peut-être non dénué d'ironie, la tâche périlleuse de démêler dans la bigarrure tragi-comique de l'actualité le sens de l'Histoire, sa signification, son orientation.
Plus modestement, et avec moins de détachement, le psychanalyste se contente de capter l'air du temps pour en déchiffrer les lignes de force. Il cherche à repérer dans le monde du Dehors les altérations lourdes et les changements subtils qui modifient la donne en rebattant les cartes qui modulent les rapports entre l'Imaginaire, le Symbolique et le Réel. Il s'efforce de détecter dans la société et dans la culture les phénomènes de surface et les mouvements de fond qui confèrent au temps présent sa coloration inédite. Ne distinguant pas forcément entre l’évanescent et le pérenne, il cherche à capter la petite musique de l'époque, son style, sa tonalité propre, son empreinte génétique. Et dans cette petite musique, il est spécialement sensible au thème qui le concerne directement : la délimitation du champ des possibles – ou de l'impossible – que l'époque est encore capable de réserver à la psychanalyse.
Il y a deux ans, lors de notre première rencontre, le thème qui nous avait paru résumer le climat du moment, était l'effondrement. Nous décrivions les fantasmes de fin du monde et les visions d'apocalypse suscités par l'actualité d'alors. Nous évoquions l'accumulation des événements qui répandaient dans les esprits le sentiment d'un monde en train de s'effondrer. Nous évoquions aussi la possibilité d'une menace qui viendrait faire effraction dans le cabinet du psychanalyste : menace d'un monde, disions-nous, qui aurait surmonté l'effondrement, mais dont la psychanalyse aurait disparu.
Deux ans après, la situation qui avait engendré ces fantasmes d'effondrement, est toujours d'actualité. La guerre s'éternise en Ukraine, comme s'éternisent à l'unisson la montée inexorable des populismes, la crise des démocraties occidentales, la crise écologique. Durant ces deux ans, alors que ces différentes crises se sont sans doute aggravées, cette façon de s'éterniser a entraîné le sentiment que notre monde a surmonté l'effondrement, au moins au sens où il en a reporté l'occurrence sine die. S'il s'agit d'un sursis plus ou moins indéfiniment prolongé, au moins il laisse ouverte la possibilité théorique d'inventer des solutions avant la survenue de la catastrophe finale. Quant à la psychanalyse, elle semble elle aussi s'éterniser. Elle est toujours là, sur le même mode d'existence qu'il y a deux ans. Disons : tolérée en tant que pratique jadis prestigieuse, devenue de plus en plus inaudible et anachronique.
Or, au thème de l'effondrement, c'est celui de l'effacement qui semble avoir succédé. Comme si le thème de l'effondrement ne s'était résorbé qu'au profit de celui de l'effacement. Comme si, peut-être, pour conjurer l'effondrement, l'époque éprouvait la nécessité d'exorciser le mal en le rayant de la carte.
Le verbe effacer est construit par préfixation sur le mot face = le visage. Le préfixe E (variantes : ef ; es ; ex) indique l'idée de séparation, de privation. Effacer, initialement, c'est priver de visage.
Le verbe a pris ensuite un sens abstrait : « faire disparaître de la pensée sans laisser de trace. » Effacer, c'est rayer de la mémoire un signifiant en prenant soin que n'en subsiste aucun reste. Dans le parler populaire, effacer quelqu'un signifie le tuer, comme dans ces contrats très privés ou on paie quelqu'un pour éliminer un adversaire ou un rival.
Il existe aussi un sens plus faible : on dit de quelqu'un qu'il est effacé pour signifier que sa présence reste discrète, qu'il ne se fait pas remarquer, qu'il reste dans l'ombre, en retrait, au second plan.
En évoquant les fantasmes et les tentatives d'effacement, c'est désormais au sens fort que nous prendrons le terme effacement, au sens de la disparition du visage, d'un faire disparaître qui entend ne laisser aucune trace.
Le désir d'effacer l'autre et la peur d'être soi-même effacé (la terreur d'être ghosté) ne se comprennent que sur le fond de cette obsession de la visibilité qui est devenue un marqueur bien connu de notre présent. À travers les réseaux sociaux, les blogs, internet, les différents médias, l'exigence sociale de visibilité est devenue tyrannique. L'injonction d'exhiber ce qui jusqu'ici devait rester dans le secret de l'intimité – Serge Tisseron propose le mot extimité pour nommer cette exhibition calculée de l'intime – déplace la frontière entre le domaine public et la vie privée et, surtout, engendre l'équivalence entre invisibilité et inexistence. L'idée d'une existence qui pourrait pleinement subsister et s'épanouir tout en restant cachée, soustraite au regard social, semblerait désormais incongrue. Ne pas parvenir à se faire visible, à se manifester, c'est échouer à exister. Il y aurait là comme une exacerbation de l'axiome hégélien qui veut que le réel est voué à s'extérioriser, à se faire phénomène visible, à se produire au grand jour, à ne pas demeurer au stade fœtal du virtuel... Et si l'on admet avec Hannah Arendt que le propre de l'action politique est précisément de se dérouler sur la scène publique, aux yeux de tous, de révéler la valeur des individus qui s'engagent devant le plus grand cercle de témoins, alors on doit reconnaître que la visibilisation à outrance des existences individuelles équivaut à une politisation de ces existences.
C'est dans ce contexte contemporain où la lutte pour l'existence – le struggle for life darwinien – se confond avec la lutte pour la visibilité, que prend place l'apparition de la cancel culture. Le verbe anglais to cancel signifie « annuler », « supprimer » « résilier », « oblitérer », « barrer », « raturer », « biffer ». Le terme cancel nous vient du monde anglo-saxon – en l’occurrence des États-Unis – mais il provenait à l'origine du vieux verbe français canceller. Terme juridique, canceller signifie « annuler un acte en le raturant par des croix ou en le lacérant ».
Cancel culture se traduit en français « culture de l'annulation », mais aussi « culture de l'effacement ». Elle désigne un ensemble de pratiques consistant à ostraciser des individus, groupes ou institutions responsables de comportements ou de propos perçus comme inadmissibles. Pour mémoire, l'ostracisme renvoie à une procédure en usage à Athènes dans l'Antiquité, qui permettait aux membres de l'ecclésia (assemblée du peuple citoyen) de bannir pour dix ans un homme politique dont on craignait l'ambition ou la puissance. Ostraciser c'est mettre au ban (bannir), exclure d'un groupe ou d'un parti. La « cancelisation » ne consiste pas seulement à exclure, à ostraciser, elle va plus loin, elle cherche à effacer de l'espace social et de la mémoire collective tout signifiant se rapportant de près ou de loin à la personne ou à l'institution ciblées. Elle peut ainsi toucher certaines œuvres d'art (statues, livres, films...) et monuments, en cherchant à les faire disparaître, soit parce qu'une personnalité dénoncée y est représentée ou est impliquée dans sa création, soit parce que l’œuvre est jugée rétroactivement immorale.
On peut repérer loin dans le passé des pratiques qui semblent anticiper la cancelisation d'aujourd'hui. Par exemple l'abolitio nominis qui dans la Rome antique condamnait à l'oubli post mortem celui (le plus souvent un personnage politique convaincu de crime contre l’État) qui en était l'objet. Après sa mort, son nom, recouvert d'infamie, devait, sur décision du Sénat être effacé des archives historiques. Autre exemple : les autodafés, initiés par la Sainte Inquisition. On y livrait à la destructivité des flammes les livres réputés hérétiques ou impies...
Mais ce qui caractérise la cancel culture et la distingue de ses précédents historiques, c'est d'abord l'ampleur croissante du phénomène. Corollaire de la lutte pour la visibilité, elle est susceptible de toucher tout le monde. L'effacement tend à devenir un mode quasi- normal de rapport social. Pratiqués à grande échelle en particulier par l'entremise des réseaux sociaux, les appels à l'effacement finissent par structurer comme une donnée implicite l'ensemble des échanges sociaux. Dans un contexte de déclin des partis politiques et de délitement des institutions qui encadrent le jeu politique, les groupes sociaux s'affrontent directement sur le terrain de la visibilité symbolique. Sur ce terrain, la cancel culture a pour préalable la call-out culture, culture de la dénonciation publique, qui peut se déchaîner sur les réseaux sociaux sans aucun frein juridique et moral.
Il y a deux ans, nous évoquions l'occurrence d'un monde dont la psychanalyse aurait disparu. N'était-ce pas jouer à se faire peur, puisque finalement la psychanalyse est toujours là ? Elle persiste dans son être, sur le mode ambigu disions-nous tout à l'heure, d'une discipline autrefois prestigieuse devenue inaudible.
Début août, en pleine période estivale, l'hebdomadaire L'express annonçait en couverture, sous le titre : Faut-il en finir avec la psychanalyse, passion française ? Un dossier de 17 pages sur la situation de la psychanalyse en France. Le dossier étant exclusivement à charge, flirtant assez souvent avec les procédés, relevant parfois du racontar, de la call-out culture, le lecteur comprenait de lui-même que le titre était un appel plus qu'implicite à l'effacement de la psychanalyse. Étant donnés l'identité et le lectorat d'un magazine comme L'express, ce lourd dossier nous a semblé avoir valeur de symptôme. Il permet de se faire une idée exacte de ce qui peut faire consensus dans la doxa moyenne ou dominante, du genre de « vérités » qu’elle est susceptible de recevoir, d'entendre réellement, au sujet de la psychanalyse.
L'article commence par reconnaître le prestige – bien que le mot ne soit jamais employé, les auteurs parlant plutôt en termes d'influence et d'implantation – dont continue de bénéficier, en France, la psychanalyse. Or, ce prestige est une anomalie, qui fait de la France, en compagnie de l'Argentine, une exception aberrante, puisque dans les autres pays, notamment dans le monde anglo-saxon, la psychanalyse aurait quasiment disparu. Comment comprendre cette persistance anachronique, cette singulière passion française ? Les raisons en sont données en vrac, et toutes sont de mauvaises raisons.
Il y a d'abord l'influence, toujours agissante dans certains milieux, des grandes figures de la psychanalyse. En premier lieu, Jacques Lacan. Or, le succès de Lacan n'est pas un mystère pour nos auteurs, à qui on ne la fait pas. Ils nous en livrent le secret. Il tient d'abord au fait que Lacan a facilité l'accès au titre de psychanalyste, qu'il accordait généreusement à des non-médecins et des non-psychologues. Grâce à lui, à peu près tout le monde pouvait devenir analyste, des philosophes, des jésuites, même des maoïstes... Ne semblant guère avoir entendu parler du texte de Freud sur la Laienanalyse, nos journalistes passent à la deuxième raison de l'influence lacanienne. Par son charisme paradoxal, Lacan serait parvenu à « ensorceler les milieux intellectuels et médiatiques de son temps ». Seules deux victimes de cet ensorcellement collectif sont citées : Michel Foucault et Françoise Giroud. Quand on connaît les critiques radicales que Foucault a pu adresser à la psychanalyse, on reste quand même un peu surpris. Quant à Françoise Giroud, dont on nous rappelle qu'elle était co-fondatrice de L'express, nous sommes rassurés, le dossier que nous commentons prouve que depuis les locaux de L'Express ont été purifiés des sortilèges lacaniens.
Il n'en va pas de même de la société globale, dans laquelle subsistent de nombreux bastions psychanalytiques. Le monde médical – en particulier la psychiatrie – s'est en grande partie débarrassé de la psychanalyse. Les nouvelles générations de psychiatres n'y sont plus systématiquement biberonnées, au contraire des psychologues, qui n'ont toujours pas été désintoxiqués. Dans l'ensemble, le monde médical se porte mieux. « Notre milieu est vraiment en train de s'améliorer », constate le Docteur Wayne Guillaume, « responsable du service du CAP Bastille. » Mais des secteurs entiers de la société seraient encore contaminés, la « culture populaire », les médias, les tribunaux, où des psychanalystes continuent d'influencer les juges malgré l'obsolescence de leur expertise.
L'article désigne d'autres responsables que les psychanalystes à cette passion française : les professeurs de philosophie, dont l'enseignement au lycée « prépare les français au discours psychanalytique » Les profs de philo seraient les vecteurs d'un endoctrinement d'autant plus insidieux qu'il se cache derrière l'alibi du programme officiel. L'inconscient est toujours au programme, et les profs en profitent pour « porter Freud aux nues. » On se demande ce qui les motive à agir ainsi. À moins que ce ne soient les élèves, qui, d'eux-mêmes, trouveraient un intérêt personnel dans cette première rencontre avec la psychanalyse. C'est ce que suggère l'article, qui en appelle au témoignage de Michel Onfray. Ce dernier, avant de devenir consultant chez C News, a enseigné quelque temps la philosophie dans le secondaire, notamment dans les classes technologiques. Il en a retiré le constat d'une sorte de concurrence déloyale du père de la psychanalyse envers les philosophes au programme. « Ses élèves étaient plus intéressés par la psychanalyse que par Kant, Descartes ou Platon. » Cet intérêt spontané des lycéens pour la psychanalyse, l'article le laisse inexpliqué. Comme il laisse inexpliqués la présence persistante de la psychanalyse dans la « culture populaire », notamment le succès des séries Les Soprano ou En thérapie.
La passion française pour la psychanalyse n'est jamais connectée avec la possibilité d'une valeur intrinsèque – théorique, intellectuelle, pratique, existentielle – de la psychanalyse. Elle est ramenée à une succession de causes triviales comme la force d'inertie de la tradition, le snobisme des élites pour lesquelles la psychanalyse joue comme marque de distinction, le chauvinisme des bases de données bibliographiques (comme Cairn) aux références purement hexagonales, le lobbying auquel se livrent les psychanalystes pour imposer leur survie dans un contexte où ils sont condamnés à faire profil bas, réduits au compromis d'une nécessaire complémentarité de leur discipline avec les approches organiques triomphantes.
Dans le consensus social et culturel de l'époque, la psychanalyse ne peut prétendre, au mieux, qu'à une fonction exclusivement résiduelle : celle « d'un outil de développement personnel intéressant ». Cette fonction congrue qu'on lui tolère de l'extérieur est sans doute provisoire : son sort est déjà scellé ; à terme, la psychanalyse est promise à l'effacement. La persistance parasitaire qui, dans l'exception française, accompagne son inéluctable déclin, est vouée à disparaître sans laisser de traces.
L'existence de la psychanalyse est devenue profondément illégitime. C'est pourquoi sa persistance, même mineure et résiduelle, est désormais insupportable.
Le procès en légitimité que le dossier estival de L'express instruit contre la psychanalyse, est sans surprise. Il reprend deux chefs d'accusation bien connus, mainte fois ressassés, ad nauseam. Ce sont eux qui cimentent le consensus. Premier chef d'accusation : la psychanalyse n'a aucune valeur scientifique. Deuxième chef d'accusation : elle culpabilise les mères d'enfants autistes et fait obstacle aux traitements vraiment efficaces.
Ces deux reproches en réalité n'en font qu'un. C'est parce que la psychanalyse ne relève pas de la science mais du « conte psychologique » qu'elle construit la fable de la mère toxique et détourne les équipes soignantes des médications validées par la science. En définitive, c'est au nom de « la science » qu'on exige l'effacement de la psychanalyse.
Étrange science ! D'un côté, elle recoupe comme par hasard l'idéologie hyper-individualiste du monde néo-libéral, par exemple en écartant a priori les étiologies familiales et psycho-sociales des troubles autistiques. D'un autre côté, elle restreint les critères de scientificité à la validation des concepts et des hypothèses par la seule « imagerie cérébrale. » C'est ainsi qu'un psychiatre hospitalier et chercheur à l'INSERM, après avoir « confronté les théories psychanalytiques aux neurosciences », conclut que le concept de pulsion peut être admis, mais sous réserve de le rabattre sur le concept de motivation en neurosciences... Autant dire : à condition de le vider de sa substance psychanalytique. Quant au concept de refoulement, il est purement et simplement révoqué, sans qu'on sache comment les chercheurs neuroscientifiques s'y sont pris pour surprendre en plein processus inconscient de refoulement les sujets expérimentaux. Qu'ont-ils donc cherché à objectiver sur leur imagerie omnisciente ?
La psychanalyse a en elle les ressources et la vitalité, à condition de conjurer ses démons internes – dont l'article de L'Express ne dit pas un mot – pour résister aux tendances mortifères (la bêtise en est une) de l'époque, pour ne pas se laisser effacer. C'est la raison d'être du Collectif Lillois de Psychanalyse d'y travailler, de prouver le mouvement en marchant par l'invention de dispositifs et d'expériences qui permettent de toucher du doigt l'inconscient freudien si décrié.
Poème Hot Mer (lu par Christophe)
Sur la musique : Sigur Rós, Svefn-g-englar.

Conclusion (Christophe)
Il est l’heure de conclure notre rencontre. Et je ne peux le faire sans évoquer cette corde omniprésente à notre arc, devenue au fil des années notre marque de fabrique alors même qu’elle se voulait au départ un axe de travail. Je veux bien sûr parler de l’art ou, pour être plus précis, du croisement incessant auquel nous nous risquons entre l’art et la psychanalyse. Car un autre des constats qui s’est affermi au fil des ans, est notre désir irrépressible de parler, de penser, d’expérimenter la chose analytique à travers l’outil artistique. Aujourd’hui en est encore une preuve flagrante. Et doublement.
Nous discourons depuis deux heures sous le regard marin et polychrome, des ronds et des carrés de Sophie Jouve ici présente. Nombre de choses serait à dire sur ce travail où au feu se joint la glace dans un ballet de formes et de brumes, quelques-unes sont énoncées dans le programme dont vous disposez, si tant est que vous ne soyez pas assis dessus, mais pour n’en retenir qu’une, nous retiendrons sa manière têtue de trancher dans le vif du Réel. Que ce soit les encres dont elle capture les couleurs explosées par le hasard d’un clic ou l’acrylique qu’elle découpe dans la mer entoilée de l’aurore, elle joue du regard cisaillant d’un acte dont l’effet d’après-coup dote d’une figure la matière qu’elle creuse en son centre d’un abyme forgeant l’horizon. Comme si elle s’était donnée pour défi : capter le coup de dé de l’acte.
Or, à cet acte il y a toujours un sujet qui lui soit supposé. Ce sujet, vous l’avez entendu depuis le bord où il murmure ses mots, de joies et de pleurs, de nuits et de lueurs, dans la grâce du jour et le chaud désir d’un style. Il chante, il tonne, il rit, il emporte et il court, il trace dans l’ombre marine l’éclair du firmament.
Si le Collectif Lillois de Psychanalyse est œuvre collective, il œuvre aussi pour chacun comme le déport de nos fractures de vies. De cette expérience nous en sortons transformés :
« La mer est une tombe ouverte,
Où la mort reste en suspens.
Alentour,
L’herbe des prés verdit
Et les coquelicots rougissent »
Brève élégie par Kristina Ifwarson, dans le Carnet du bord à paraître aux éditions du Voix d’encre, peintures et photographies de Sophie Jouve.
Poème Texte à la mer (lu par Kristina)
Sur la musique : Nyman, The heart asks pleasure first ; violoncelle : Gautier Capuçon.
Notes :
[1] Jacques Lacan, « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’école », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 255.
[2] Jacques Lacan, « Préambule », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 240.
[3] Interview du 7 mai 1981 à l'Université Catholique de Louvain.
Comments