L'asile entre hôpital et internement
Jean-Yves Deshuis
Cet article est le premier d'une (longue ?) série, dont l'objet est d'élucider la signification de la naissance conjointe de l'asile et de la psychiatrie. Et de sonder la confrontation fascinante entre les deux interprétations majeures qui s'opposent à ce sujet.
« Il n'y a pas d'interprétation seule béatifiante... »
Nietzsche, lettre à Carl Fuchs, 26 août 1888
Rêve éveillé : Je cherche mon chemin. Ou du moins, un chemin. Mais il n'y a pas de chemin. L'espace étroit qui s'étire devant moi à perte de vue en dessine peut-être la promesse. Sur ma gauche, un massif montagneux, abrupt, écrasant, vertigineux. Son sommet se perd dans l'infini du ciel. Sur ma droite, un autre massif, aux formes plus douces, moins spectaculaire, mais tout de même impressionnant. Ils se font face et je suis au milieu, exactement. A l'évidence, ils se dressent l'un contre l'autre. La confrontation qui naît de leur face-à-face ne laisse filtrer aucune hostilité, mais dans leur immobilité respective, ils s'opposent. Ils s'opposent irrémédiablement ; je comprends que le seul chemin possible sera tracé à partir du centre de gravité de leur opposition. Et ce centre, c'est à moi seul de le trouver...
Il m'apparaît soudain que les deux massifs ne sont faits ni de granit ni de calcaire ni de gré, ni d'aucune autre roche connue. Ils se sont transformés sous mes yeux en monuments textuels. Leur matière semble variable et ambiguë, tantôt légère et aérienne comme le souffle qui porte les mots, tantôt de la densité inaltérable des signes figés dans le marbre. Désormais, ce sont des livres aux proportions inouïes, des livres surgis tels des montagnes des profondeurs chtoniennes. Sur le massif de gauche on discerne des inscriptions qui me font penser à des hiéroglyphes ; étrangement je les déchiffre sans effort et je lis Histoire de la folie à l'âge classique. A l'arrière-plan, une formation géologique plus tardive porte deux mots anglais : Psychiatric Power. Le massif de droite s'est entre-temps différencié en trois ensembles bien distincts. Je lis sur le premier The subject of madness ; sur le deuxième The practice of human spirit. Ce qui très lentement vient s'inscrire sur le dernier, est écrit directement en français : Dialogue avec l'insensé. Mais de nouveau, un titre en anglais, sur un pic isolé qui vient de surgir dans le lointain, à peine visible : The disenchantment of the world.
L'étroit défilé qui circule entre les deux massifs ne constitue pas un chemin. Il est envahi par un enchevêtrement inextricable de ronces, d'arbustes, de troncs morts et de racines calcinées – elles me font penser aux racines calcinées du sens dont parle Foucault pour désigner les vestiges sans postérité de la folie – qui font obstacle à la moindre avancée. Il va falloir défricher, se créer un frayage à travers cet embrouillamini végétal. Je me souviens de l'injonction de tout à l'heure : trouver le centre de gravité. Maintenant, il devient clair que pour trouver le centre de gravité, il faudra explorer patiemment, intégralement, chacun des deux massifs, parcelle après parcelle... Il faudra les explorer intégralement, trouver le centre de gravité de leur opposition, et tracer le chemin.
Aucune interprétation ne peut éclipser les autres. Et il y en a toujours d'autres. Si je me tiens dans le médium de telle interprétation, j'en rencontrerais nécessairement une autre, tout aussi probante, et dans certains moments, irrésistible. Exactement comme en musique. C'est la loi de l'herméneutique : pas d'interprétation seule béatifiante. Et il n'est plus question de choisir. Choisir serait la rechute dans l'innocence originelle, le bonheur enfantin de l'interprétation unique. Cette voie est fermée désormais pour qui a fait l'épreuve de la multiplicité sans recours des interprétations.
Les historiens s'accordent pour situer l’avènement de l'asile vers la fin du XVIII° siècle ou le début du XIX° siècle. On pourrait dire qu'il s'agit d'un fait. Mais l'établissement de ce fait en apparence si simple dépend déjà dans une certaine mesure d'une interprétation. Car encore faut-il s'entendre sur ce qu'est exactement l'asile, sur ce qui le distingue principiellement des établissements précédents dans lesquels on enfermait les fous, soit en les mêlant à d'autres réprouvés, soit en les séparant. Certes sur ce point précis, le consensus semble possible et on pourrait s'accorder sur cette définition la plus neutre possible : l'asile est un établissement destiné exclusivement à recueillir les fous, et dont la finalité principale – non exclusive d'autres finalités en quelque sorte annexes, par exemple protéger le corps social de la violence des aliénés – est de leur apporter sinon la guérison, en tout cas des soins médicaux et une certaine sollicitude. Mais ce consensus vole en éclats dès qu'on cherche à comprendre d'où émerge l'asile, quelles sont les forces historiques qui l'ont porté sur les fonds baptismaux, dès qu'on admet qu'il n'est pas né ex nihilo et qu'on veut situer sa singularité par rapport aux institutions qui, aux époques antérieures, étaient déjà consacrées à l'hospitalité des fous. Sur ce point – que je nomme pour simplifier la genèse de l'asile – règne à plein ce que Ricœur a nommé le conflit des interprétations.
Le problème général de la genèse de l'asile sera abordé dans cet article à partir de la question plus étroite de la double hospitalité de la folie à l’âge classique. L'expression est de Foucault, et c'est à lui que je laisserai le soin de présenter l'état de la question.
Foucault explique dans son Histoire de la folie qu'à la fin du Moyen-Âge le fou se trouve « individualisé », c'est-à-dire reconnu comme tel et parfois isolé dans des établissements spéciaux à finalité curative. Il fait l'hypothèse que cet « humanisme médical » qui pour la première fois en Occident s'adresse au fou en tant que tel, doit beaucoup à l'influence du monde arabe. Dans le monde arabe en effet, la création d'hôpitaux réservés aux fous est attestée en plein Moyen-Âge, ainsi « très certainement » au Caire dès le XIII° siècle, peut- être à Fez dès le VII° siècle ou à Bagdad vers la fin du XII° siècle. Les traitements qu'on y administrait feraient sans doute rêver nos anti-psychiatres d'aujourd'hui : « on y pratique une sorte de cure d'âme dans laquelle interviennent la musique, la danse, les spectacles, et l'audition de récits merveilleux » [1]. Foucault insiste sur le fait que ces cures étaient dirigées par des médecins et interrompues dès qu'ils jugeaient la guérison obtenue.
Ce canal de l'influence arabe explique pourquoi c'est d'abord en Espagne, dès le début du XV° siècle, que furent fondés des hôpitaux réservés au traitement des insensés. Au cours du XV°siècle apparaissent partout en Europe « ces institutions d'un type nouveau », dont Foucault souligne « le caractère médical ». Parallèlement, on ouvre au sein des hôpitaux traditionnels, des salles dédiées au traitement de la folie.
A la Renaissance, période charnière entre le Moyen-Âge finissant et l'âge classique, le fou continue d'être « l'objet d'une sollicitude et d'une hospitalité qui le concernent, lui précisément et nul autre, de la même façon » (HF, p. 135). Mais si le fou est toujours isolé – au double sens d'être reconnu dans sa spécificité et éventuellement reclus dans des lieux à part –, cet isolement n'est plus corrélé à aucun « statut médical ». Cette forme d'isolement propre à la Renaissance, où le fou reste isolé en tant que tel, séparément des autres cibles de la réclusion, mais sans que cet exclusivisme soit motivé par des raisons médicales, opère la transition avec l'internement classique.
Ce qui caractérise la condition du fou à l'âge classique, c'est que son identité de fou tend à se défaire ; les traits de son visage, nettement individualisé dans les siècles passés, se brouillent. S'il est plus que jamais promis à l'enfermement, c'est désormais en vertu d'une parenté – pour nous devenue obscure, mais qui s'imposait comme une évidence à la sensibilité classique – avec les multiples visages de la déraison : mendiants, oisifs, dissipateurs, libertins, vénériens, débauchés, homosexuels, blasphémateurs..., qui partagent avec lui le destin de l'internement. La spécificité du fou se dissout dans la masse indifférenciée des candidats à l'internement. Il est inutile de préciser – mais nous y reviendrons bientôt – que la finalité de l'internement n'est guère thérapeutique. Même si l'internement répond aussi à un devoir d'assistance, il s'apparente davantage à une prison ou à une maison de correction, qu'à un hôpital. Tout au long du XVII° siècle, les hôpitaux eux-mêmes tendent à se transformer en maisons de force, dans lesquelles « les insensés qui s'y trouvaient, passèrent, du fait même, au régime correctionnaire » (HF, p. 136). Ce qui décide de l'internement, c'est le plus souvent la demande d'un lieutenant de police – à condition qu'elle soit contresignée par un ministre –, ou une lettre de cachet [2]. Il était rare que ces demandes soient accompagnées de certificats médicaux. Foucault souligne avec insistance la complète absence de justification médicale de l'internement, même lorsqu'il touchait spécifiquement la folie. Les formules et expressions qui sur les registres explicitent les motifs de l'enfermement des insensés, si elles mobilisent assez souvent des termes d'origine médicale (comme l'imbécillité, fatuitas), procèdent en fait d'une perception sociale fruste et rudimentaire, qui discrimine à l'emporte-pièce l'anormal et le morbide, séparés sans autre forme de procès de la normalité par le verdict « bon à interner » [3].
L'expérience de la folie propre à l'âge classique est marquée par cette tendance lourde « qui fait passer le fou du registre de l'hôpital à celui de la correction » (HF, p. 137), qui substitue l'internement à l'hospitalisation.
Cependant, on hospitalise toujours la folie à l'âge classique. Mais le nombre des fous concernés est extrêmement minoritaire, surtout comparé aux effectifs de l'internement. C'est ainsi que pour Paris et ses environs, 74 places étaient réservés, à l'Hôtel-Dieu, aux insensés des deux sexes dont l'état laissait présager un espoir de guérison. Lorsqu'au terme d'une période déterminée, le traitement – exclusivement de nature physique : saignées, purgations, vésicatoires et bains – avait échoué, les hommes étaient dirigés vers Bicêtre, les femmes vers la Salpêtrière, alors deux bastions majeurs de l'internement. Pour minoritaire qu'elle ait été, cette pratique interdit de réduire l'expérience classique de la folie à celle de l'internement. Ce qui au contraire caractérise l'âge classique, c'est la juxtaposition de deux expériences de la folie radicalement hétérogènes, correspondant aux deux modes d'hospitalité dans lesquels la folie se trouvait prise : l'hôpital « proprement dit » et l'internement (HF, p. 147 sq).
Cette dualité irréductible va nous donner l'occasion d'assister une première fois à l'affrontement des interprétations qui se disputent la signification vraie de la naissance conjointe de l'asile et de la psychiatrie. Le bon sens nous suggère que si l'asile doit avoir à tout prix un antécédent historique, c'est du côté de l'hôpital qu'il convient de le chercher. C'est la thèse de la première interprétation, première au sens chronologique, et que j'appellerai l'interprétation psychiatrique.
Interprétation psychiatrique
La première interprétation correspond à la représentation spontanée que la psychiatrie s'est longtemps proposée de sa propre histoire. Elle part de la conviction qu'avec elle s'inaugure enfin un accès décisif à la nature objective de la folie. Son objet – la pathologie mentale – était là de toute éternité, mais c'est elle qui a su d'abord s'en emparer. Se comprenant elle-même comme la « science spéciale » qui pour la première fois reconnaît sans ambiguïté dans la folie le visage sans fard de la maladie mentale , elle s'attribue simultanément l'acte philanthropique qui libère les aliénés des chaînes qui les entravaient tout à la fois pour les punir et les mettre hors d'état de nuire. Dans cette auto-compréhension, la dimension scientifique et la dimension philanthropique se soutiennent l'une l'autre : ayant reconnu le fou comme malade, la psychiatrie asilaire s'abstient envers lui de toute coercition superflue [4], et met un point d'honneur à le traiter avec douceur et humanité y compris lorsque la répression s'impose. Inversement, en proscrivant les traitements et attitudes « correctionnaires », l'asile restitue la folie à sa liberté naturelle ; il renverse les obstacles – chaînes, coups, abandon définitif de l'aliéné « au fond de sa loge » – qui empêchaient l'observation non-déformée des symptômes et leur évolution possible, spontanée ou stimulée par les traitements, vers la guérison. En sortant les fous des cachots où ils croupissaient, l'asile rend possible la constitution de la maladie mentale en objet, offert à la rigueur méthodique de l'observation clinique et à l'intelligibilité inhérente à une activité classificatoire reposant désormais sur le strict constat des faits.
Dans l'histoire qui la précède, la psychiatrie ne trouve que son propre reflet, la confirmation de son droit. S'appuyant sur une sorte d'épistémologie bachelardienne vulgarisée, elle y distingue d'un côté tout ce qui lui semble constituer le bloc redoutable des « obstacles épistémologiques », tout ce qui lui paraît rétrospectivement avoir fait écran à l'approche positive de la folie comme maladie. Dans ce domaine balisé de l'obscurantisme, s'entassent pèle-mêle les représentations culturelles, les croyances, les superstitions, les idées religieuses [5]..., en un mot, tout ce qui ne relève pas de la démarche scientifique et s'oppose à son avancée. De l'autre côté, elle repère dans la nuit du passé les signes avant- coureurs de son avènement, « les premières cautions de son éternité » (HF, p. 132). Ils sont rares. Mais en cherchant, elle les trouve. C'est ainsi qu'elle discerne, dans les diagnostics et les catégories médicales du passé, l'anticipation approximative des entités morbides qu'elle est parvenue, dans l'éternité du savoir, à isoler et à décrire selon leur exacte nature [6]. Quant aux hospices exclusivement réservés aux fous, elle ne peut manquer d'y voir, en dépit des traitements rudimentaires qu'on y dispensait, la préfiguration lointaine mais exemplaire de l'asile.
Sur de telles prémisses, l''internement est interprété comme historiquement contemporain d'une conception pré-médicale, façonnée par « de vieilles croyances, ou des appréhensions propres au monde bourgeois » (HF, p. 131). Il est affecté d'un indice temporel « négatif » : incarnant à l'âge classique la pesanteur du passé, il est promis à disparaître devant la marche irrésistible du progrès. Mais comment comprendre qu'au même moment certains fous soient hospitalisés ? Si l'exception hospitalière représente a posteriori l'ébauche du futur, il reste à expliquer sa contemporanéité paradoxale avec l'internement. L'interprétation « psychiatrique ne peut qu' invoquer le rôle précurseur de certains médecins – étrangement restés dans l'anonymat – qui, contre la culture dominante de leur époque, auraient entrevu l'essence pathologique de la folie. Quitte à invoquer de surcroît la distinction entre des formes manifestes de folie – aisément repérables comme telles et éligibles à l'hospitalisation – et des formes larvées, indistinctes, promises à l'internement.
Foucault concède ironiquement à l'interprétation psychiatrique une autre alternative, qui pousse à la limite sa croyance optimiste dans la marche inéluctable vers le progrès. L'acte de l'internement, même s'il n'enferme pas le fou pour des motifs médicaux, comporterait en soi une sorte de justification immanente qui par elle-même annonce l'asile. L'acte de retrancher le fou de la vie sociale et de l'interner en des lieux spéciaux, contiendrait en filigrane sa future reconnaissance comme malade mental. Certes, on l'enferme en raison de sa parenté avec les autres formes de la Déraison, mais c'est bien un fou qu'on enferme, sur la base d'une espèce « d'instinct social, spontané, infaillible et pur » (HF, p. 132), qui anticipe l'acuité du regard médical. Ici, l'interprétation tend à gommer la différence entre l'hôpital et l'internement, ce dernier conçu comme « effort vers une hospitalisation de la folie, sous ses divers aspects morbides » (HF, p. 129).
Pour l'interprétation psychiatrique, l'internement à l'âge classique est, au pire, une forme institutionnelle qui incarne unilatéralement l'obscurantisme du passé, au mieux, une anticipation de l'asile bien plus confuse que l'hôpital qui lui est juxtaposé. Cette interprétation est inséparable d'une vision positiviste de l'histoire, ce qui revient à dire qu'elle relève de l'auto-célébration [7]. Aimantée par le Progrès, l'histoire converge inéluctablement vers l’avènement de la psychiatrie asilaire.
Interprétation de Foucault
L'interprétation de Foucault est contre-intuitive. Elle inverse les coefficients temporels qu'avec la psychiatrie nous serions spontanément enclins à attribuer respectivement à l'hôpital et à l'internement. Contre toute apparence chronologique, c'est l'hôpital qui au XVII° siècle incarne le passé ; c'est par l'internement que le futur est annoncé. De sorte qu'il n'est guère possible d'établir une filiation directe de l'hôpital à l'asile : l'asile est essentiellement (primairement) un avatar de l'internement, il appartient à la même structure historique de l'expérience de la folie.
L'interprétation foucaldienne se déploie en trois moments successifs. Dans un premier temps, elle va approfondir la thèse de l'appartenance au passé de la forme hospitalière, en lui conférant une double genèse. Dans un second temps, elle va réfuter l'appréciation qui verrait dans l'internement une régression de l'institution hospitalière. Enfin, elle va montrer que la naissance de la psychiatrie asilaire est rendue possible par la synthèse implicite des deux expériences de la folie qui à l'âge classique restaient juxtaposées.
Pour établir qu'au XVII° siècle l'hôpital s'enracine dans une strate historique relevant du passé, Foucault ne se borne pas à rappeler son antécédence en terre arabe, ni qu'à l'Hôtel-Dieu l'habitude d'aménager un « service » réservé aux fous remonte au Moyen-Âge. Outre cette genèse directe, il exhume une autre genèse, indirecte, laquelle creuse l'écart qui sépare l'hôpital de l'internement, interdisant de voir dans le premier « la vérité prochaine de la maison de correction » (HF, p. 139). Cette deuxième genèse rattache l'hospitalisation des fous à une tradition juridico-médicale très ancienne, mais encore vivace à l'aube de l'âge classique, comme en témoigne l'ouvrage de Zacchias auquel Foucault se réfère, les Questiones medico- legales, publiées de 1624 à 1650. Zacchias [8] y récapitule « toute la jurisprudence chrétienne concernant la folie » (HF, p. 139), issue à la fois du droit canon et du droit romain. Or, le principe fondamental qui fonde cette jurisprudence, est que la reconnaissance juridique de la folie est suspendue au diagnostic médical. L'intervention du savoir médical permet de transformer en certitudes les pressentiments du juge ; elle permet surtout de déterminer la nature des facultés atteintes (mémoire, imagination, raison), et d'établir le degré précis de leur détérioration. Dans sa fonction d'auxiliaire de la justice, l'expertise médicale évalue les conséquences de l'état de folie sur le système des responsabilités qui définissent la personne comme sujet de droit. Dans cette fonction, elle élabore dès l'âge classique des distinctions assez fines qui parfois annoncent les formes isolées par la psychopathologie des aliénistes (ainsi du concept d'imbécillité (fatuitas), que Zacchias décline crescendo en « sottise », « imbécillité proprement dite », et « stupidité », anticipant la classification d'Esquirol relative à la débilité mentale).
Si Foucault rapproche l'hôpital du XVII° siècle de la tradition persistante de la jurisprudence chrétienne, ce n'est pas qu'il pense que les fous hospitalisés étaient – comme de nos jours – précisément ceux que les tribunaux avaient reconnu irresponsables. La jurisprudence médico-légale et l'hospitalisation des fous restaient deux pratiques séparées, indépendantes. Mais en profondeur, quelque chose les réunissait ; chacune à sa façon, elles participaient à une même « expérience de la folie ». Cette expérience était marquée par le primat de la « conscience médicale » : « C'est elle (la conscience médicale) en effet, qui fait communiquer les règles de l'analyse juridique, et la pratique du placement des fous dans des établissements médicaux. » (HF, p. 148)
A contrario, l'internement constitue un espace démédicalisé (cf. plus haut, p. 4 sq). L'expertise médicale y a cédé la place aux formes spontanées de la perception sociale ; la finalité correctionnaire s'y est substituée au projet thérapeutique. L'internement est sous-tendu par une « expérience de la folie » originale, « création propre à l'âge classique » [9] (HF, p. 151).
Expérience qu'il serait tentant de qualifier de régressive, comparée à celle, héritée d'un passé séculaire, dominée par la fonction éminente dévolue au savoir médical. Foucault récuse cette appréciation.
Elle fait d'abord bon marché des textes médicaux du XVII° siècle et du XVIII° siècle, dont la teneur indique que l'internement n'est pas corrélé à un déclin des connaissances médicales relatives à la folie. Surtout, elle disqualifie a priori l'expérience classique à partir du mythe scientiste du progrès, sans chercher à la comprendre de l'intérieur, à en saisir la structure immanente. Enfin, elle méconnaît la genèse véritable de la psychiatrie asilaire. Si, comme le prétend l'une des thèses centrales de L'Histoire de la folie, l'asile n'est pas la résurgence des pratiques antérieures de l'hospitalisation des fous mais un produit modifié de l'internement [10], alors la réintroduction spectaculaire de l'expertise médicale qui le caractérise, ne peut se comprendre à partir du modèle historique de l'hôpital « spécialisé ». Pour Zacchias – qui écrit un peu avant le déploiement sur toute l'Europe du « grand Renfermement » – le primat médical dans l'expertise de la folie, allait de soi. Au moment où naît l'asile, aux confins du XVIII° siècle ou au début du XIX° siècle, il ne va plus du tout de soi, comme en témoigne l'opuscule de Kant datant de 1797 Von der Macht des Gemüths durch den blossen Vorsatz seiner krankhaften Gefühlen Meister zu sein [11]. Si Kant conteste énergiquement le monopole médical en matière de jugement sur les maladies de l'esprit, c'est qu'il hérite de l'expérience classique – pour lui finissante – qui commande en profondeur l'internement, de son lent travail, sur un siècle et demi, de démédicalisation de la folie. Et lorsque l'asile voudra mettre en son centre le personnage du médecin thaumaturge, c'est « à nouveaux frais » (HF, p. 140) qu'il lui faudra établir l'autorité exclusive du pouvoir médical.
A nouveaux frais : Foucault va montrer comment la psychiatrie asilaire va hériter à son insu de l'effort d'unification (qui est l’œuvre des Lumières au XVIII° siècle) des deux expériences de la folie que le XVII° siècle avait laissé juxtaposées.
Dans le cadre de la première expérience, minoritaire à l'âge classique, l'insensé est considéré comme sujet de droit, dont on cherche à déterminer dans quelles zones et à quel degré la maladie limite sa subjectivité. La folie est envisagée d'un point de vue exclusivement juridique. La médecine s'efforce de diagnostiquer le plus finement possible jusqu'à quel point la folie dépossède le sujet de sa liberté ; le juge s'efforce de traduire au plus juste cette aliénation de fait en prononçant l'irresponsabilité, l'interdiction et l'incapacité. L'aliénation est implicitement conçue comme effet d'un déterminisme ; elle n'appelle pas automatiquement l'enfermement.
Dans l'expérience majoritaire, solidaire de l'internement, l'aliénation a un statut tout autre. Elle résulte d'un regard social immédiat, qui discrimine intuitivement le fou comme étranger à son propre milieu, l'épingle comme perturbateur potentiel, sujet de scandale et de désordre. Le fou est l'Autre inassimilable. En vertu de la parenté et des complicités qu'on lui assigne avec les autres formes de la Déraison, il n'est pas libéré de sa responsabilité, quelle que soit l'ampleur des symptômes ; son aliénation est l'objet d'une condamnation morale implicite. Elle conduit presque infailliblement à l'enfermement.
Ces deux expériences hétérogènes de la folie, le XVIII° siècle va tendre indirectement à les superposer ; Foucault évoque rapidement l’œuvre des Lumières, qui travaillent à réduire l'écart entre la factualité sociale et le droit [12]. La pensée politique des Lumières « postule à la fois une unité fondamentale et une réconciliation toujours possible par-delà tous les conflits de fait » (HF, p. 146), entre l'expérience sociale contingente et les exigences universelles du droit.
L'asile hérite de cette identification progressive du socius et du sujet de droit. En lui, fusionnent les deux usages de la médecine antérieurement séparés, celui « qui tente de définir les structures fines de la responsabilité et de la capacité », et celui « qui aide seulement à déclencher le décret social de l'internement » (HF, p. 147). D'un côté, sous le terme d'isolement, l'asile transforme l'internement lui même, avec ce qu'il conserve de sa nature correctionnaire, en méthode thérapeutique majeure [13] ; de l'autre, l'admission à l'asile est soumise au jugement d'une conscience médicale désormais plus subtile et spécialisée.
Interprétation de Swain-Gauchet
La différence la plus visible entre l'interprétation de Foucault et celle de Swain-Gauchet tient au choix de l'échelle de l'investigation. L'Histoire de la folie travaille dans la longue durée, du Moyen- Âge au XIX° siècle ; La pratique de l'esprit humain [14] focalise la recherche sur « le moment 1800 » [15]. Ce changement d'échelle permet d'observer à la loupe les textes et les événements – de nature parfois apparemment insignifiante – qui ont déterminé l'émergence de l'asile à partir de l'hospitalité pré-asilaire de la folie. Et de percevoir des causes et des relations historiques qui avaient échappé à Foucault. On retrouve, un siècle et demi plus tard, toujours distribuées entre l'hospitalisation et l'internement, les mêmes institutions décrites par Foucault à l'âge classique.
A commencer par l'Hôtel-Dieu. Continuent d'y venir d'un peu partout les aliénés pour lesquels on estimait qu'un traitement médical méritait d'être tenté. La pratique de l'esprit humain évoque, comme l'avait fait L'Histoire de la folie, les traitements exclusivement physiques qu'ils y subissaient. Ces traitements n'ont pas changé : saignées répétées, bains, douches. L'Histoire de la folie ne s'attardait pas sur les conditions concrètes du séjour des insensés à l'Hôtel – Dieu. La pratique de l'esprit humain permet de les entrevoir, à travers le témoignage de Chaptal – ami de jeunesse de Pinel qui, devenu ministre, l'aidera à instaurer l'asile :
« Soixante fous, liés par les pieds et par les mains aux quatre pieds du lit occupaient les salles supérieures. Leurs cris, qui pénétraient presque partout, ne permettaient aucun repos aux malades dans les salles voisines. Ces malheureux n'éprouvaient la charité publique que par un martyre qui ne finissait qu'à la mort. » (Chaptal, Mes souvenirs sur Napoléon ; cité dans PEH, p. 58) [16]
Le traitement infligé aux fous à l'Hôtel-Dieu était assez souvent mortel. Il laissait les survivants en piteux état. Pinel, qui les réceptionnait à Bicêtre où il était médecin-chef [17], répète comme un leitmotiv dans la section II de son Traité : « après avoir subi le traitement ordinaire de l'Hôtel-Dieu ... »
Ce traitement était ordinaire au sens où il s'agissait d'un traitement « uniforme, standardisé, exclusivement physique... » (PEH, p. 60), dont la durée, immuable, était fixée d'avance (2 mois), conçu sur le modèle d'une « ordalie médicale ». Sa finalité était de soumettre la folie à une sorte d'épreuve, nous dirions à un « test de curabilité ». L'admission à l'Hôtel-Dieu dans les deux seules salles réservées aux fous – une pour les hommes, une pour les femmes – était conditionnée par la supputation d'une guérison possible. La fonction du traitement était de pousser la folie dans ses retranchements, l'obligeant à se déclarer comme curable ou incurable. L'Histoire de la folie nous l'a déjà appris : en cas d'incurabilité avérée, l'aliéné était envoyé dans les renfermeries de Bicêtre et de la Salpêtrière, sans espoir d'en sortir un jour.
Ainsi, à l'aube de la naissance de l'asile, le dispositif institutionnel global qui prenait en charge l'hospitalité de la folie, était le même que celui décrit par Foucault pour les beaux jours de l'âge classique. Seule différence notable : l'univers de l'internement était en crise, depuis longtemps on doutait, et de plus en plus, de la pertinence d'enfermer les fous avec les pauvres, les débauchés...etc. D'où la tendance, nette mais finalement relative, à séparer les fous dans les structures de l'internement, à les y enfermer à part. Ce qui pour eux ne changeait pas grand chose, même si bien sûr ces scrupules inédits traduisaient un vacillement profond dans les formes a priori de l'appréhension de la folie.
Le premier coin administratif enfoncé dans ce dispositif classique finissant, c'est l'arrêté du 15 juin 1797 (27 prairial an V), pris par le Directoire exécutif. En premier lieu, cet arrêté décide la fermeture du « service » des aliénés de l'Hôtel-Dieu ; en second lieu, son transfert à « l'hospice de la Charité de la commune de Charenton, connu sous le nom de refuge pour les fous ». L'hospice de Charenton avait été fermé en l'an III ; il relevait de ces structures qui viennent d'être évoquées, qui internaient les fous de façon séparée, « sans aucun moyen de traitement et de curation » (PEH, p. 54 sq). En bref, l'arrêté de juin 1797 vise à transférer le monopole du traitement médical des aliénés de l'Hôtel-Dieu à Charenton, transformant du même coup l'ancien refuge pour les fous en « maison nationale des fous », où serait administré « le traitement en grand et complet de la folie ». Ancien lieu de l'internement, Charenton doit renaître, après deux ans de fermeture, en hôpital.
La finalité de ce transfert est de remédier aux insuffisances, devenues trop criantes, de l'Hôtel-Dieu. D'abord en mettant fin à l'exiguïté des locaux et à la promiscuité des malades par « des distributions aérées et salubres « et par « l'étendue des jardins ». Surtout, en perfectionnant l'offre thérapeutique, en modernisant les méthodes de traitement, c'est-à-dire en ajoutant aux « remèdes physiques » des « moyens moraux » (PEH, p. 61, qui se réfère à la circulaire du 1er nivôse an VI). Le « traitement en grand et complet de la folie » se doit d'incorporer la méthode thérapeutique alors la plus en pointe, celle dont on commence à parler dans les milieux spécialisés et même dans le public cultivé : le traitement moral.
En dépit des aménagements « architecturaux » et de la modernisation des traitements qui le distinguent de l'Hôtel-Dieu, Charenton n'est pas le premier exemplaire historique de l'asile, pas même sa préfiguration. Car fondamentalement, c'est le dispositif thérapeutique global qui commandait de date immémoriale le fonctionnement de l'Hôtel-Dieu et le rendait directement complice de l'internement, qu'il reconduit. Certes, le traitement voit sa durée passer de deux à six mois, mais celle-ci est toujours fixée d'avance, par une limitation rigide qui trahit la persistance de sa fonction ordalique. Le traitement continue d'opérer comme un test de curabilité. Seuls en bénéficient les aliénés perçus comme potentiellement curables; les incurables – ceux considérés comme tels a priori, et ceux que le traitement aura révélés tels – échouent dans les bas-fonds de l'internement.
L'archaïsme de Charenton se marque aussi par un autre aspect. Nous savons par Foucault qu'il était loin d'aller de soi, à la fin de l'âge classique, de confier à l'expertise médicale les traitements réservés à la folie. Ces derniers étaient souvent pris en charge par des « empiriques », et nombre de « réformateurs – entrepreneurs [18] ont promu à la fin du XVIII° siècle, hors de la médecine, le traitement de la folie par des 'moyens moraux' » (PEH, p. 280). Il se trouve qu'à Charenton, le régisseur général, chargé au départ de l'administration de la maison, va progressivement prendre l'institution en otage et s'approprier l'autorité exclusive sur la marche de l'établissement. Il s'attribue en particulier la haute main sur l'application du traitement moral. Charenton perpétue ainsi – suite à des circonstances contingentes liées surtout à la personnalité de ce directeur auto-proclamé – un modèle institutionnel strictement inverse à celui de l'asile. La conception et la mise en œuvre des traitements, la direction et l'organisation de l'établissement, y sont concentrées dans les mains d' un pouvoir « profane », non-médical.
Charenton (ré)ouvre en 1797 ; il a officiellement le monopole du traitement médical de la folie. Dans les faits, les résistances administratives et le poids des habitudes séculaires aidant, on continue malgré l'interdiction officielle de traiter à l'Hôtel-Dieu une grande partie des aliénés qui auraient dû être hospitalisés à Charenton. On pourrait dire que Charenton n'aura été qu'une pièce de plus, tardive et inutile, dans le dispositif pré-asilaire. Tout aussi bien un coup pour rien dans la tentative qu'exigeait l'époque, de réformer l'hospitalisation des fous et de ruiner dans son principe l'internement.
Au début de l'année 1801, un projet de réforme d'ensemble du dispositif pré-asilaire voit le jour, porté par les démarches incessantes de Pinel, et favorisé par la création du Conseil général des Hospices, « véritable organe central de décision, doté de pouvoirs très sensiblement accrus, et en mesure de réellement élaborer une politique hospitalière » (PEH, p. 70-71) qui met fin à la carence administrative caractéristique de la période post-révolutionnaire.
Le projet de 1801 envisage de regrouper tous les fous, jusque-là répartis entre l'hôpital (Hôtel-Dieu / Charenton) et les structures de l'internement (Bicêtre, Salpêtrière, Petites Maisons), en un seul établissement, « destiné à la guérison des aliénés ». Il abolit le dédoublement entre hôpital et internement propre à l'hospitalité classique de la folie ; il prévoit l'instauration d'une structure unique, où seraient appliqués à tous les aliénés sans exception « un régime et des soins leur offrant de véritables chances ou plutôt un raisonnable espoir de guérison » (PEH, p. 74). Ce que ce projet récuse au plus profond, c'est le « renoncement thérapeutique a priori » (PEH, p. 74) qui gouvernait le dispositif pré-asilaire, à travers ce traitement ritualisé, uniforme, de durée prédéterminée, qui faisait de l'hôpital l'antichambre de la maison d'internement. L'idéal inaugural qui porte le projet asilaire, c'est l'institution d'un espace unique qui « ignore » la dichotomie « folie curable » / « folie incurable », qui expérimente des modes de traitement dont la durée indécidable a priori permet d'assurer jusqu'au bout « la nécessaire continuité de l'entreprise médicale ». L'arrêté de 1797 définissait Charenton comme « maison de traitement » ; le projet de 1801 définit l'asile comme « hospice de guérison ». De l'un à l'autre, le paradigme s'est inversé : d'incurable qu'elle était en principe, et exceptionnellement curable selon les aléas incontrôlables d'un traitement opérant comme une ordalie médicale, la folie qu'on envoie à l'asile est conçue désormais comme essentiellement curable, par la grâce d'un nouveau traitement dont l'efficacité thérapeutique espérée repose sur la maîtrise fraîchement découverte des « voies intimes de la cure et de son terme » (PEH, p.74).
Ce qui effectue le passage d'un paradigme à l'autre, c'est donc essentiellement la « découverte » du traitement moral. Pinel n'en est pas l'inventeur ; loin d'en revendiquer le titre, il évoque les Anglais et « leur habileté à guérir la manie par des remèdes moraux [19] », tout en déplorant le mystère, volontaire ou circonstanciel, qui enveloppe les règles de leur art. Le traitement moral était alors dans l'air du temps, et nous avons vu les réformateurs « laïcs » s'en approprier l'application non-médicale.
Ce que la pratique de l'esprit humain nomme « l'opération pinélienne » (p. 77), a consisté à expliciter les règles du traitement moral, en articulant ses ressorts thérapeutiques à une conception « révolutionnaire » de la folie, en rupture décisive avec la conception antérieure qui commandait le dispositif pré-asilaire. Dans le Traité sur la manie, le traitement moral échappe à la confusion des tâtonnements empiriques, en se voyant « fondé en raison par la rupture effectuée d'avec l'idée d'une folie complète [20] ». Le Traité de 1800 est traversé par la reconnaissance tacite [21] que la folie n'est jamais annulation complète du sujet, que jusque dans les formes les plus radicales de l'aliénation mentale, il y a maintien, même si cliniquement imperceptible, de la présence subjective à soi, à son trouble, et aux autres [22]. Par un côté, l'aliénation affecte le sujet tout entier, dans la mesure où elle atteint ce qui fait qu'un sujet est sujet. Par l'autre côté, dans l'aliénation la plus extrême, il y a persistance du fait subjectif, une distance est toujours préservée entre le sujet et le trouble qui le fait vaciller. Cette distance intérieure ouvre la possibilité d'une stratégie thérapeutique inédite ; le traitement moral tel que l'entend Pinel cherchera à déclencher du dehors, dans l'élément de la communication et du langage, une action du sujet lui-même à l'égard de sa propre aliénation.
C'est l'optimisme thérapeutique qui émane du Traité de la Manie qui inspire directement le projet de 1801. L'impact du livre de Pinel sur la naissance du projet asilaire est considérable.
« ... tout se passe comme si l'institution était prolongement, projection, matérialisation, transcription du livre, comme s'il avait fallu ces pages pour qu'apparaissent pour la première fois la possibilité et la nécessité du nouveau dispositif médico-hospitalier » (PEH, p. 69).
Le projet de 1801 est resté lettre morte. Le Conseil général des Hospices avait prévu d'héberger le futur « hospice de guérison » dans deux anciens couvents mitoyens, situés rue de Charonne. Le Citoyen Pinel faisait partie de la commission qui a visité les bâtiments afin de s'assurer de leur conformité architecturale. La négligence, ou le souci d'économie, du ministre de tutelle (celui de l'Intérieur) ont tout compromis.
L'asile est né un an plus tard, d'une solution, justement, de compromis. Le 6 germinal an X (27 mars 1802), un arrêté du ministre de l'Intérieur, pris de concert avec l'administration des hospices et le directeur de Charenton, confirme l'interdiction de traiter la folie à l'Hôtel-Dieu, et stipule que les aliénés hommes seront directement conduits à Charenton pour y être traités, les femmes aliénées étant hospitalisées à la Salpêtrière. Cet arrêté constitue un compromis d'abord au sens où le projet qu'incarne Charenton – dont nous avons vu l'archaïsme foncier – est mis au même niveau que le projet porté par Pinel. L'élégance de la distinction « genrée » cache la dissymétrie profonde entre les deux projets, entre Charenton et la Salpêtrière. Compromis surtout dans la mesure où Pinel n'a pas obtenu « ce vaste établissement qu'il appelait de ses vœux (…) pour mettre en pratique les principes du Traité de la Manie » (PEH, p. 73). En guise d'établissement consacré à la guérison des aliénés, il devra se contenter de « réformer le vieil emploi des folles de la Salpêtrière [23] » (idem). L'asile est né au sein d'un bastion séculaire de l'internement, au cœur d'une institution dont il prétendait être le fossoyeur.
A peine quelques jours avant la publication de l'arrêté du 27 mars 1802, paraissait dans la Décade philosophique (organe du célèbre groupe des Idéologues, dont Pinel était plus ou moins proche), une sorte d'encart publicitaire annonçant l'ouverture imminente, au 8 de la rue Buffon, vis-à-vis la Salpêtrière, d'un établissement privé « où seront mis en pratique, dans toute leur étendue, les principes développés dans le Traité de la Manie [24] ». La conduite du traitement – au premier chef le traitement moral – y sera confiée au Citoyen Esquirol, « élève particulier du Citoyen Pinel », étant précisé que ce dernier couvrira le premier de son autorité et supervisera son activité. Il n'est pas douteux que cet établissement privé – qui deviendra vite « la maison d'Esquirol » – ait été conçu par Pinel et son disciple comme une structure d'appoint, une pièce complémentaire au dispositif asilaire sur le point de péniblement prendre pied à la Salpêtrière. La légende dit qu'Esquirol y restera cinq ans vivant au milieu des malades, sans en franchir le seuil. La maison d'Esquirol présentait des avantages insignes – liberté à l'égard des contraintes et lourdeurs administratives ; taille humaine de l'établissement favorisant l'application du traitement moral à un niveau individuel, le médecin pouvant s'entretenir avec chaque malade au moins une fois par jour ; diminution du poids de l'organisation collective... – qui auraient pu en faire une alternative au gigantisme de l'asile-hôpital. Le traitement moral semblait y avoir trouvé un cadre plus propice à son déploiement optimal, que l'asile plus ou moins embourbé dans la gestion fastidieuse du grand nombre. Or, c'est la forme de l'asile-hôpital – de l'asile-cité, de l'asile-ghetto – qui l'a historiquement emporté...
Dans l'interprétation de Foucault, l'hôpital pour les fous et la maison d'internement sont deux structures radicalement hétérogènes, appartenant à deux expériences de la folie incommensurables. L'asile procède dans une certaine mesure de la synthèse relative de ces deux expériences ; mais il est pour l'essentiel un rejeton de l'internement. En ceci d'abord qu'il transmue l'internement en méthode thérapeutique, ce qui tire d'emblée le traitement moral du côté des techniques disciplinaires. En ceci aussi que l'asile parachève le procès d'objectivation de la folie et sa réduction au silence, déjà au fondement de l'internement. La psychiatrie asilaire tient sur l'aliénation un discours monologique qui destitue le fou de sa subjectivité et sa parole de toute vérité.
Dans l'interprétation de Swain-Gauchet, l'hôpital et la maison d'internement sont deux éléments parfaitement solidaires d'un même dispositif, qu'on peut nommer classique ou pré-asilaire. Celui-ci est commandé par une vision sous-jacente de la folie comme fermeture essentielle au monde et aux autres, comme perte de la présence et de la disposition de soi. Le projet asilaire naît de l'intention de promouvoir une thérapeutique généralisée s'adressant par principe à tous les fous, ce qui à terme abolit toute raison d'être à l'internement. L'optimisme thérapeutique propre à la proto-psychiatrie s'enracine dans la reconnaissance d'un reste de subjectivité chez l'aliéné, qui creuse en lui une distance à l'égard de sa pathologie, toujours suffisante pour donner prise à l'efficacité escomptée du traitement moral. Loin d'aboutir à l'objectivation du fou, le traitement moral tente d'instaurer avec lui une relation sui generis, d'établir avec l'insensé une communication hors-norme, qui prend en compte à la fois l'aliénation du sujet et la persistance de sa présence subjective. A l'origine de la psychiatrie asilaire, il y a le germe des psychothérapies ultérieures, psychanalyse comprise.
Dans le prochain article, nous prendrons congé de l'asile, provisoirement. Nous chercherons à cerner l'originalité de l'internement, à comprendre ce qu'il a signifié pour l'âge classique, de quoi est-il le signe ou le symptôme. Swain-Gauchet ne contestent pas la factualité du Grand Renfermement, établie une fois pour toutes par L'Histoire de la folie. Mais ils estiment que Foucault n'a perçu que la face la plus superficielle, la plus visible, de ce qu'il signifie historiquement.
Jean-Yves Deshuis
[1] Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, Tel Gallimard, 1981 ; p. 133. Ce texte reprend celui de la deuxième édition parue en 1972. La première édition, parue chez Plon en 1961, comporte une importante préface qui a disparu lors de la seconde édition. Quant à la question de la double hospitalité de la folie, elle est développée au chapitre IV de la I° Partie, Expériences de la folie.
[2] La lettre de cachet est restée dans notre mémoire historique comme l'emblème de l'arbitraire du pouvoir monarchique absolu. C'est une lettre signée par le roi, fermée par un sceau particulier et adressée à un officier qui la remet à l'intéressé. A partir du règne de Louis XIV, les lettres de cachet inspirées par des motifs politiques ou pour affaire d’État, à l'initiative directe du roi, sont plutôt exceptionnelles. Les plus nombreuses sont de loin celles qui répondent à l'initiative des familles ou de la police. Elles permettaient de mettre à l'écart un fils ou un père de famille indigne, débauché ou prodigue, ou d'empêcher des unions scandaleuses. La demande d'internement était adressée au roi par un placet ; après enquête, où « la famille, le voisinage, le curé de la paroisse, étaient invités à donner leur témoignage » (HF, p. 142), l'autorité royale décidait de l'opportunité de l'internement. Sade est sans doute la victime la plus célèbre des lettres de cachet.
[3] Exemple : « Nous avons vu et visité le nommé Charles Dormont, et après avoir examiné son maintien, le mouvement de ses yeux, touché son pouls, et l'avoir suivi dans toutes ses allures, lui avoir fait diverses interrogations et reçu ses réponses, nous sommes unanimement convaincus que le dit Dormont avait l'esprit mal tourné et extravagant, et qu'il est tombé dans une entière et absolue démence et fatuité. » (HF, p. 145)
[4] Le Traité médico- philosophique de Pinel abonde en formulations qui recommandent l'alliance de l'intimidation et des « voies de douceur ». Exemples : « Intimider l'aliéné, mais ne point se permettre aucun acte de violence » (titre du ch. IX de la Section II°, consacrée au Traitement moral) ; « Réprimer les furieux, mais sans aucun traitement dur et inhumain » (titre du ch. XVII, Section II°)
[5] Le thème paulinien de la folie de Dieu, susceptible de conférer au fou une accointance incontrôlable avec les choses divines, s'oppose évidemment au positivisme revendiqué par la psychiatrie. Dans L'Histoire de la folie, Foucault a montré que le déclin de ce thème à l'aube de l'âge classique, a préparé la voie à l'instauration, non de l'asile, mais de l'internement.
[6] « Illuminés » et « visionnaires » cherchent à désigner les « hallucinés » ... etc. (cf. HF, p. 131).
[7] L'interprétation que nous appelons « psychiatrique » est en droit devenue intenable, dépassée. Au cours du XIX° et du XX° siècles, elle a été contestée de l'intérieur par les psychiatres eux-mêmes, confrontés à la découverte progressive des apories cuisantes de l'institution asilaire. La psycho-thérapie institutionnelle, l'anti-psychiatrie, ont été la pointe avancée de cette contestation interne. Mais c'est L'Histoire de la folie, qui, de l'extérieur, lui a porté le coup fatal. Cependant, on peut se demander, à la vue de ces cohortes de néo-psychiatres exclusivement gorgés de neurosciences et de la nosographie prétendument a-théorique du DSM, si elle ne fait pas retour en fait.
[8] Paul Zacchias (1584, 1659), né et mort à Rome, a été le médecin du pape Innocent X. Il passe pour le fondateur de la médecine légale. Il s'intéressa particulièrement à la jurisprudence médicale, destinée à éclairer les tribunaux sur les questions épineuses et délicates. Dans son premier moment, l'interprétation de Foucault s'appuie exclusivement sur l'ouvrage de Zacchias, les Questiones, qui jouissait d'une solide réputation.
[9] Foucault propose la date de 1656, année du décret de fondation de l'Hôpital général, comme repère chronologique marquant le début du « Grand Renfermement ». Mais celui-ci n'étant que le signe visible et la traduction institutionnelle d'une opération qui remanie dans les couches profondes et invisibles de la culture occidentale, l'entente a priori des rapports entre Raison et Folie, les débuts de l'expérience classique sont antérieurs à cette date-repère. D'où le commentaire du passage de la Première Méditation de Descartes, que Foucault place en prélude à l'analyse de l'internement.
[10] La justification et le déploiement de la thèse de Foucault qui fait de l'asile l'avatar de l'internement, ne sont pas abordés dans ce texte, qui n'est qu'un premier et superficiel coup de sonde dans le conflit des interprétations. C'est une question vraiment difficile, si l'on veut éviter les stéréotypes caricaturaux auxquels a donné lieu L'Histoire de la folie. Elle sera traitée pour elle-même dans un prochain article. Indiquons seulement que dans la préface de 1961, Foucault fixe comme date-repère marquant la fin de l'âge classique, 1794, année de la libération par Pinel des enchaînés de Bicêtre. Non seulement l'asile est à la fois le chant du cygne et le produit de décomposition de l'internement, mais il est surtout un « être de la frontière », situé aussi bien dedans que dehors.
[11] Du pouvoir qu'a l'esprit de rester maître de ses émotions morbides par la simple résolution.
[12] La Révolution entérinera ce travail des Lumières dans la Déclaration des droits de l'homme de 1789 : quel que soit leur statut social, la façon dont ils sont socialement perçus et situés, tous les hommes naissent avec les mêmes droits imprescriptibles. Naturellement, il n'est pas indifférent qu'en France, l'émergence de l'asile soit à peu près contemporaine de la Révolution. Hormis dans l'argument ici commenté, Foucault n'accorde à cette congruence historique pratiquement aucune signification. Si ce n'est, étrangement, sur le même mode mythique que la psychiatrie célébrant sa propre origine dans la légende de la libération des fous par Pinel.
[13] Dans toutes les institutions qui antérieurement hébergeaient la folie, l'enfermement n'avait en lui-même aucune fonction thérapeutique : il n'était que le cadre favorable nécessaire à l'administration des traitements et des soins. C'est l'asile qui « fera de l'internement un acte thérapeutique qui vise à guérir un malade » (HF, p. 149). Ce faisant, l'asile attribue au médecin aliéniste un pouvoir exorbitant, pour lequel les stratégies thérapeutiques se confondent en partie avec le gouvernement d'un dispositif panoptique. Nous tenons ici l'un des aspects – pas le seul – de la thèse de Foucault qui voit dans l'asile un avatar de l'internement. L'une des questions qui émergera de la confrontation entre l'interprétation de Foucault et celle de Swain - Gauchet, sera de savoir s'il est légitime de réduire le traitement moral à l'exercice d'un pouvoir de type disciplinaire.
[14] La pratique de l'esprit humain. L'institution asilaire et la révolution démocratique. Gallimard, 1980. Désormais PEH.
[15] La première édition du Traité médico-philosophique sur l'aliénation mentale, ou Traité de la manie, date de 1800. La Traumdeutung paraîtra en 1900. Sans doute pourrait-on dire que le XIX° siècle a été le siècle de la psychiatrie, le XX° siècle celui de la psychanalyse. Ce qui laisse absolument ouverte la question de savoir ce que sera le XXI° siècle.
[16] Chaptal parle de 60 fous ; Foucault indiquait 74 places. A la veille de la naissance de l'asile, l'hospitalisation « médicalisée » des fous reste extrêmement minoritaire, comme elle l'était à l'apogée de l'âge classique.
[17] Pinel a été nommé à Bicêtre en 1793, puis à la Salpêtrière en 1795. Hormis son expérience antérieure à la pension Belhomme, sa rencontre décisive avec les aliénés a eu lieu dans les structures de l'internement.
[18] La dynastie des Tuke est représentative de ce courant des réformateurs-entrepreneurs « laïcs » (au sens freudien de la Laienanalyse) qui ont fondé des établissements spécialisés dans l'hébergement et le traitement des aliénés en dehors du pouvoir médical. William Tuke (1732-1822), homme d'affaires, philanthrope et membre influent de la Société des Quakers, a levé les fonds et fait construire la Retraite, près de York. La Retraite a très vite connu la célébrité à travers toute l'Europe, comme établissement pionnier dans la mise en œuvre de méthodes de traitement plus humaines de la maladie mentale : libération des chaînes, exercices physiques, cadre pastoral, nourriture décente, usage thérapeutique d'activités occupationnelles. Elle commence à recevoir des patients en 1796. Le fils de William Tuke, Henry, a participé à la fondation de la Retraite. Son fils Samuel (1784-1857) a rédigé un rapport sur la Retraite (1813 ; Foucault s'en inspire dans HF) et popularisé les principes du traitement moral.
[19] Traité médico-philosophique, première édition ; L'Harmattan, p. 47-48. Désormais TMP.
[20] Gladys Swain, Le sujet de la folie, Calmann-Lévy, p. 131.
[21] Tacite dans la mesure où dans le Traité de la manie, cette idée neuve de la folie n'a pas pu trouver son langage propre, Pinel ne l'exprimant jamais expressément en termes de rapports du sujet divisé à son aliénation. L'interprétation de Swain-Gauchet repose ainsi sur une exégèse minutieuse qui s'attache à extraire la teneur implicite de l'idée de la gangue des formulations « laborieuses » qui l'expriment obliquement, en particulier à travers la logique classificatoire des différentes espèces d'aliénation, exposée dans la Section IV du TMP. Nous reviendrons dans un article ultérieur sur les voies de cette exégèse, qui s'autorise d'un précédent illustre : les passages élogieux que consacre Hegel à Pinel dans l'Encyclopédie des sciences philosophiques, où est repéré et porté à la clarté du concept, le lien étroit entre la rupture dans l'idée de la folie et l'efficacité thérapeutique attribuée au traitement moral. Si Foucault cite ces passages dans les derniers chapitres de HF, il n'en tire strictement rien.
[22] De cette idée pressentie et pour ainsi dire balbutiée par Pinel, on trouve un écho presque littéral, à propos de la psychose, dans les dernières pages de l'Abrégé de psychanalyse, resté inachevé : « Le problème de la psychose serait simple et clair si le moi se détachait totalement de la réalité, mais c'est là une chose qui se produit rarement, peut-être même jamais. Même quand il s'agit d'états aussi éloignés de la réalité du monde extérieur que les états hallucinatoires confusionnels (amentia), les malades, une fois guéris, déclarent que dans un recoin de leur esprit, selon leur expression, une personne normale s'était tenue cachée, laissant se dérouler devant elle, comme un observateur désintéressé, toute la fantasmagorie morbide ». (PUF, 2010, p. 77)
[23] Rappelons que Pinel exerce comme médecin à la Salpêtrière depuis 1795.
[24] La Décade philosophique ; numéro du 30 ventôse an X (21 mars 1802).
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