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Les tr(o)ublions de l'esprit – Des troubles du comportement en EHPAD aux installations de Boltanski

Photo du rédacteur:  Collectif Lillois de Psychanalyse Collectif Lillois de Psychanalyse

Kristina Herlant-Hémar


Un mur de « protections » remonte le couloir du premier étage de l’EHPAD. Véritables petites briques bien organisées en piles, les classiques couches violettes côtoient impudemment les discrètes bambinettes bleues, encerclées de toute part par les volumineux – mais ô combien pratiques – changes complets. Prêtes à remplir leur fonction de continence (terme renvoyant à l’abstinence et à l’abstention, soit ce qui vient empêcher le plaisir et l’agir), les « protections » forment un convoi exceptionnel sur petites roulettes, crissant sur le linoleum tatoué de sillons noirs tracés par le passage des fauteuils roulants.

Mais soudain, le chariot butte et s’arrête. Un obstacle barre le passage, à hauteur de la 162. Soustraite à la vue, une aide-soignante surgit de l’arrière du bouclier de fer. Elle contourne son chargement, résignée à dresser le constat quotidien. Comme chaque matin, draps, serviettes et couvre-lit ont été jetés en un tas, à la fois de rebut et de provocation, avec, surprise du jour, le matelas, surplombant l’amoncellement tel un arceau. La jeune femme s’interroge. Comment Mme F., si petite, si frêle, arrive-t-elle à tout déballer, de la sorte, de sa chambre ?

L’aide-soignante franchit la porte ouverte. Mme F. ne la voit pas entrer, trop occupée à tirer de toutes ses forces sur le cadenas qui scelle l’armoire. Comme elle mélangeait le linge sale et le linge propre, on a décidé de lui en condamner l’accès.

Dans la chambre règne un bazar sans nom. Les objets personnels jonchent le sol et des feuilles volantes sont éparpillées dans tous les coins. L’aide-soignante soupire, elle va encore devoir ranger. Heureusement qu’on a mis les papiers d’identité et le portefeuille de Mme F. en sécurité dans le coffre de l’établissement, sinon, à coup sûr auraient-ils fini perdus dans ce fourbi, ou à la poubelle, voire au fond de la cuvette des toilettes, là où on la soupçonne d’avoir expédié en aller simple ses appareils auditifs. Au-dessus des sanitaires, les placards sont fermés à clef. Ne sait-on jamais, au cas où elle aurait l’idée d’avaler les produits d’entretien ; c’est plus sûr comme ça. Principe de précaution.

Faut dire que le matin, Mme F. s’ennuie. C’est ce qui expliquerait son comportement. En tout cas, ce fut la conclusion de son projet personnalisé, que l’équipe a réalisé, pour elle, sans elle. Dans l’idéal bien sûr il aurait fallu qu’elle participe à son projet, mais bon, elle n’est pas en capacité.

Diagnostic : elle s’ennuie. Action : la descendre. Mais alors qu’on s’entende bien… Mme F. ne se laisse pas descendre comme ça, sans protestation… L’idée est donc de la faire sortir de la chambre, de fermer rapidement la porte à clef, en lui indiquant le sens de la marche, jusqu’à l’ascenseur, direction le rez-de-chaussée, comme une patate chaude lancée vers le quartier voisin.

Car à ce stade, l’affaire n’est pas réglée. Parce qu’une fois en bas, Mme F. … crie. Et l’ordre conquis côté 162, se paie au prix de l’intranquillité un étage plus bas. Maintenant elle ennuie tout le monde. On a beau la sommer de rester assise et d’attendre, pas moyen de lui faire entendre raison. Alors… pourquoi pas… en désespoir de cause… un médicament ??


Arrêt sur image…


Là où en psychiatrie, il aurait été question de « symptômes », l’EHPAD s’est doté d’une autre terminologie : « troubles du comportement ». Si, en psychiatrie, les manifestations comportementales apparaissent à l’évidence comme l’expression d’enjeux psychiques, tout un courant de pensée persiste à les concevoir, dans la démence, comme le simple et unique témoin de dysfonctionnements neuronaux d’un cerveau en déliquescence. Et, à l’EHPAD, au règne de la transparence affichée, le trouble n’est pas de bon ton.

Mais qu’est-ce qui est troublé ? Est-ce le comportement qui s’écarterait d’une norme attendue dans une situation donnée ? Est-ce le sujet, éludé, troublé, par sa démence ? Ou l’autre du sujet, troublé au sens de bouleversé, inquiet, ou gêné, embêté, empoisonné ? Voire un trouble à l’ordre établi, un trouble à l’ordre public, un trouble à l’ordre institutionnel ? Car la mécanique institutionnelle ne supporte pas bien ce qui fait « évènement indésirable » et qui contrarie sa bonne marche en avant, mais qu’elle « fiche » consciencieusement : « traçabilité » oblige.

En effet, pour la machinerie institutionnelle, aux protocoles bien huilés, les points de butée relèvent de l’« indésirable », indésirable qui pointe pourtant que c’est bien d’« un désirable » dont il s’agit. Car c’est précisément dans ce qui arrête ou détourne les procédures que s’exprime le désir du résident, prenant la forme d’un symptôme (mettre le bazar), et que se loge le sujet : en somme, là où il ne se laisse pas épingler comme objet – objet de soin, objet de prise en charge, objet de la feuille de route institutionnelle. Et cela ne va pas sans conflit.

Mais si le symptôme est ce qui vient enrayer la machine, une des questions qui se pose est de savoir comment l’institution y répond. Schématiquement, nous pourrions distinguer trois cas de figure :


● Le premier serait d’évacuer le problème, le problème étant le comportement.

Mme F. mélange le linge sale et le linge propre ? L’armoire est fermée à clef. Mme F. gêne le bon déroulement de l’organisation du matin ? On la descend. Elle crie ? On propose une muselière chimique. Si, au départ, l’enchaînement des actes protocolisés de l’institution était perturbé par Mme F., c’est donc une autre chaîne qui se met en place en parallèle : celle du déplacement incessant du comportement problématique. Jusqu’à… ben oui au fait, jusqu’à quoi ? Jusqu’à la sédater ? Et l’attacher sur sa chaise ? Oui, ma foi… Il ne faudrait pas qu’elle tombe…

Vient à l’esprit l’image de la battue, de la course-poursuite infernale. S’agirait-il, au bout du compte… de l’abattre ? En tout cas, ce qui est donné à voir, c’est la traque sans merci du comportement. Ce qui fait problème est le comportement, et c’est lui qu’il s’agit, à tout prix, d’éradiquer.


● La seconde réponse serait, non pas de supprimer le comportement, mais de faire en sorte que l’organisation l’assimile, afin d’abolir le trouble au bon fonctionnement institutionnel.

Le comportement est respecté car il apparaît comme une manifestation du mal-être du sujet, une solution pour le résident, voire une manière d’exister. La résidente crie ? C’est sa manière de s’exprimer, d’exorciser son angoisse. Le problème c’est qu’elle perturbe : les autres, l’institution. Le comportement gênant devient une donnée à prendre en compte dans l’organisation générale pour en faire un élément géré, ingéré, formalisé dans le cadre. Le trouble du comportement rentre dans l’ordre de la programmation, et la logique sous-jacente – tout doit être planifié, organisé, maîtrisé – reste inchangée.

On pourrait ainsi imaginer que soit institué, dans le planning de l’aide-soignante, un créneau minimal de temps alloué au rangement de la chambre de Mme F., et si au rez-de-chaussée la résidente crie, l’ambiance musicale pourrait être adaptée. En somme, afin que le travail se poursuive, on ne toucherait pas au comportement mais à ses conséquences importunes qui seraient absorbées par l’organisation remaniée. Dans ce cas de figure, le comportement reste l’affaire exclusive du résident, et la dimension d’appel à l’aide est cruellement niée.


● Une troisième réponse serait de considérer le « trouble du comportement » comme un symptôme, et d’en tenir compte, dans sa structure-même, soit sa paradoxalité.

En effet, le symptôme apparaît comme une réponse à un mal-être ontologique (le trouble de l’être), celui inhérent au sujet parlant, au parlêtre – l’entrée dans la parole, par la division et donc la perte qu’elle impose, scellant radicalement le manque-à-être. Le sujet serait, en quelque sorte constitutivement, « mal-être », et le symptôme, une tentative de réponse à cette insatisfaction essentielle. Mais si le symptôme fait solution, il est aussi, inversement, ce qui finit par faire problème, car il est une solution qui ne solutionne pas. Il échoue à répondre au mal-être et vient, inlassablement, rejouer son échec, aboutissant, par son incessante répétition, à plonger le sujet dans une impasse. Et d’ontologique le malaise devient conjoncturel, le symptôme, le problème, et le mal-être, comportemental.

Dans ce troisième cas de figure, il s’agirait de prendre acte de la paradoxalité du symptôme, de sa conflictualité, de sa double valence de solution et de problème, sans chercher à réduire sa duplicité fondamentale.

À ce titre, le symptôme ne pourrait pas être renvoyé au résident comme étant son affaire, et le trouble une conséquence négative sur l’autre qu’il conviendrait de traiter. Mais le symptôme serait à prendre en compte dans son contexte, subjectif mais aussi institutionnel. Parce qu’il dit quelque chose de la place du sujet dans l’institution, le trouble somme l’autre, l’interpelle, l’appelle à prendre position.


Donc, pour reprendre :

● Premier cas de figure : on éradique le comportement (on ferme à clef, on sédate, on attache…).

La déambulation par exemple est considérée comme un « comportement moteur aberrant » ; les cris, une stéréotypie langagière. Tout est dit (ou : rien n’est dit).


● Second cas de figure : on abolit, non plus le comportement, mais le trouble qu’il génère pour l’institution, en ajustant les organisations ; le trouble ainsi intégré, ne trouble plus (rien).

La déambulation est ici entérinée comme une solution, satisfaisante pour le résident, une fin en soi : comme exutoire à l’angoisse, elle est respectée. L’institution ne réagit que si ce comportement perturbe son bon fonctionnement à elle (en empêchant les professionnels d’ouvrir la porte, en représentant un danger pour les autres…).


● Troisième cas de figure : le « trouble du comportement » est considéré comme un symptôme.

Sous cet angle, la déambulation viendrait mettre en scène à la fois la problématique subjective mais dirait également quelque chose du fonctionnement institutionnel dans lequel ce symptôme s’inscrit.


Retour dans les étages


Après l’arrêt imposé à la 162, le mur reprend son lent roulement, charriant avec lui ses épaisses couches de protection, distribuées au fil du circuit quotidien.

Quelques mètres plus loin, des pas rapides résonnent dans la cage d’escalier, puis le cliquetis des touches du digicode, suivi du déclic sec de déverrouillage d’accès à l’étage. La fille de Mme F. tire sur la lourde porte. Et stoppe sa course. Elle regarde le wagon de couches passer devant ses yeux. Puis elle tourne à gauche et s’engage dans le couloir. De chaque côté, un dédale de portes fermées. Au milieu, un halo lumineux : la chambre de sa mère est ouverte. Son pas ralentit à mesure qu’elle approche, et se fige dans l’embrasure. Elle soupire, elle va encore devoir ranger. Chaque jour, elle passe plusieurs heures auprès de sa mère. À ranger… son « bazar ». Elle regarde la vieille femme fouiller dans son tiroir et en sortir tous les objets qu’elle pose un à un sur son bureau.

Bonjour, Maman.

Mme F. se retourne.

Ah, tu tombes bien. J’ai caché ma carte d’identité pour ne pas qu’on la vole – tu sais ici, ce sont des voleurs ! – mais je ne la retrouve pas.

La fille de Mme F. entre dans la chambre et s’approche de sa mère. Elle pose la main sur son bras.

Je t’ai déjà expliqué, Maman. Tes papiers sont au coffre. Comme ça, tu ne peux pas les perdre…

Mme F. se retourne alors et se dirige vers le lit. Elle soulève le drap, comme pour voir si quelqu’un est allongé en dessous, puis tire de toutes ses forces pour défaire les volants de bordage. En un tour de main, le linge est mis en boule et Mme F. s’avance, le paquet dans les bras, vers la porte. Au seuil, elle laisse tomber son colis, comme un étron lâché au sol.


Focus. Que donne à voir Mme F. ?


► Mme F. évacue : ses appareils auditifs dans la cuvette des toilettes, ses effets personnels de ses tiroirs, son linge hors de sa chambre. Conséquence logique : elle emmerde le monde. Car, avec ce « trouble du comportement », elle oblige l’institution à s’arrêter, à stopper son implacable machine. En cela, elle témoigne de son être-sujet. Et, face à cela, la réponse est de vouloir évacuer le problème (le comportement, le trouble généré, ou le sujet lui-même).

Dès lors, le trouble du comportement apparaît comme un miroir trouble, créant un spéculaire jeu de regards et une mise en abyme.

En effet, dans la réponse qui est faite à son trouble du comportement, Mme F. se voit dans les yeux de l’autre-institution comme gênante, encombrante voire repoussante : il faut l’évacuer. Et, dans la répétition de son comportement, Mme F. n’a de cesse de le mettre en scène : sans arrêt elle évacue. Ainsi, inlassablement, elle renvoie en miroir, aux yeux de l’institution, la manière dont elle est considérée, image que l’institution ne veut surtout pas voir : l’EHPAD comme usine à traitement des vieux, objets improductifs sauf à considérer ce que rapporte leur prise en charge, jetés en pâture à l’hydre commerciale et à la logique comptable. Après l’évacuation du problème et du sujet désirant reste le traitement des résidus, la personne âgée résidente, comme corps désubjectivé dont l’institution fait son gagne-pain et tire sa plus-value.

Ici, Mme F. est traitée comme une chose matérielle, soit dans sa dimension réelle. Il y a chosification de l’être.


► Mais Mme F. est aussi en quête de ses papiers. Évidemment, dans la démence, la question de l’identité entre en jeu, avec l’assise narcissique qui se fragilise, les limites entre soi et le monde qui se floutent, les objets internes qui se délitent. Or, en subtilisant ses papiers pour éviter qu’elle ne les perde, l’institution ne vient-elle pas au contraire redoubler l’effet de la démence, en ôtant radicalement à Mme F. son identité ? En somme, en dénonçant la perte d’identité dans la démence et en en tirant les conséquences (puisqu’elle est démente elle n’est pas capable de garder ses papiers donc on les lui confisque), l’institution non seulement répète le symptôme, mais participe de ce qu’elle dénonce (elle accentue la perte d’identité). En déposant les papiers au coffre, l’institution en fait un bien précieux, mais définitivement perdu car désormais inaccessible. Privée de papiers, voire parfois de nom (« t’as fait la toilette de la 162 ? »), Mme F. devient un être sans identité, anonyme. Conséquence de quoi… elle doit rester à l’EHPAD, qui a bien besoin de personnes dépendantes pour survivre, fonctionner, s’enrichir. S’entrechoquent à cet endroit le point de jouissance de l’institution et le désir de Mme F., dont témoignent ses « troubles du comportement ».

Ici, Mme F. perd son identité et ne devient, dans le réseau symbolique, qu’un numéro de chambre, sans nom.


► Mais ce n’est pas tout. Les vêtements de Mme F. se sont également fait coffrer. Et cette fois, au cœur-même de son chez-elle, de sa chambre, de son intérieur, lui rappelant sans cesse que l’autre détient la clef. La raison invoquée est qu’elle mélangeait le linge sale – sous-entendu souillé de selles – et le linge propre. Elle vient troubler l’ordre symbolique qui structure la réalité institutionnelle, et qui fait loi : la dichotomie entre le sale (l’amoncellement, le déchet, l’excrément) et le propre (ce qui se définit en propre, le nom propre, l’identité). Au nom du trouble, l’institution s’autorise à poser des actes concourant à la dépersonnalisation du sujet. En effet, les vêtements disent quelque chose du visage que la personne donne à voir à l’autre ; dépossédée de ce choix, Mme F. perd sa personnalité : elle devient sans visage.

Ici, Mme F. est dépersonnalisée, ne pouvant disposer librement de ses habits, même habits sales [abyssal], renvoyant à la dimension imaginaire de l’identité.


Face à cela, comment Mme F. fait-elle de la résistance ?


Être sujet manquant d’identité est ce qui met Mme F. en mouvement, désirante. Par ses « troubles du comportement », Mme F. invente des dispositifs, et suscite, en réaction, la prise de certaines dispositions : fermer à double tour – cachot, caché, cacheton –, la faire marcher droit, la descendre. Car Mme F. trouble le Jeu par son symptôme qui figure, non seulement sa quête d’identité mais aussi la réponse et la responsabilité de l’institution face à cette perte. Ses « mises en scène inconscientes », constituent un geste, c’est-à-dire à la fois mise en scène d’un désir et interpellation de l’autre.

D’ailleurs, en EHPAD, nombreux sont les résidents à « présenter » ces dits « troubles du comportement » en lien avec le linge ou les vêtements : superposition d’habits ou au contraire déshabillages jugés intempestifs, mélange du propre et du sale, amoncellement ou éparpillement.

Ces images peuvent nous évoquer celles du travail, autour du vêtement, de l’artiste plasticien Christian Boltanski et, en particulier, l’exposition Personnes.

Début 2010, à Paris, l’immense nef du Grand Palais est plongée dans un froid glaçant. Bordant l’antichambre de l’exposition, un mur de casiers rouillés numérotés, s’ouvrant sur un dédale géométrique formé de 69 rectangles délimités dans lesquels gisent, à plat, des milliers de vêtements. Étourdi par le souffle lancinant de battements de cœur diffusés par 138 haut-parleurs, le visiteur se fraye un chemin dans les allées de déambulation, entre les démarcations au sol, jusqu’au pied d’un immense tas de vêtements, haut d’une quinzaine de mètres. Suspendue au-dessus, dans un mouvement grinçant et inlassable, la mâchoire d’un grappin à ferraille se referme – hasard, destin, fatalité ? – sur certains d’entre eux, les soulève, puis s’ouvre pour les laisser retomber.

Dans cet univers mécanique – d’usine à transformer les corps en objet industriel – mais qui peut être également, c’est un indécidable, la vaste machinerie d’un corps dont on entendrait résonner les battements de cœur, les vêtements, symboles de la seconde peau, indiquent tout autant la présence que l’absence de la vie, incarnent à la fois l’homme et son vide, la disparition et la trace, et redoublent l’équivoque du titre de l’installation : Personnes.


Pourquoi les images de cette installation de Boltanski nous viennent à l’esprit à propos de la « mise en scène inconsciente » de Mme F. ?

Déclinons rapidement six caractéristiques de l’installation en art contemporain :


- Tout d’abord, dans ce type de dispositif artistique, ce n’est pas l’objet en tant que tel qui compte, à la différence de l’art classique où un tableau, une sculpture, fait œuvre en soi. Dans une installation, l’œuvre se situe au-delà de l’objet qui peut être banal, issu du quotidien, secondaire. Ici l’art n’est pas indexé à l’objet, mais se déploie dans l’espace qui le contient.


- Aussi, ce qui importe avant tout est le lieu où est exposé l’objet. Loin d’être anecdotique, le contexte fait pleinement partie de l’œuvre qui n’existe pas en dehors de lui, au contraire de l’art classique, où l’œuvre peut circuler, sa qualité artistique étant indépendante du lieu de sa présentation : un tableau peut être admiré au sein d’une galerie, d’un salon privé, d’un jardin, etc., sans que sa nature d’œuvre ne soit affectée par l’espace ; par l’espace, certes, mais aussi par le temps.


- À l’inverse de l’art classique, l’installation artistique se présente, elle, comme fondamentalement éphémère. Mise en scène à une date donnée et pendant une période limitée, l’œuvre ne survit dans le temps que par les récits ou les documents (photos, vidéos) qui en sont faits. Dès lors, l’œuvre initiale est réduite à sa trace, à savoir le document d’archive, document qui, en l’absence de l’œuvre, prend ainsi une valeur, devient monnayable, au point de se substituer à l’œuvre. On observe plus généralement une virtualisation de l’œuvre, de plus en plus réduite à sa seule trace documentaire.


- Mais ce ne sont pas les seuls changements qu’introduit l’art contemporain par rapport à l’art classique. En effet, à la différence de l’art classique où il y a une franche démarcation entre le public et l’œuvre – celle-ci restant fermée sur elle, inaffectée et inaffectable par celui qui la regarde, pure –, le spectateur fait désormais pleinement partie de l’œuvre. Plongé au cœur de celle-ci, il ne se réduit plus à un regard posé sur elle mais devient, à l’exemple de l’exposition dans laquelle il déambule, un acteur sur la scène de l’œuvre. L’œuvre existe par et à travers lui. Plus encore, faut-il que le spectateur soit là pour qu’elle représente autre chose qu’un tas d’objets entreposés dans un vaste hangar. En ce sens, il n’est pas seulement un élément de l’œuvre mais celui qui fait de l’œuvre une œuvre, et donc l’invente.


- Par voie de conséquence, immergé dans l’installation, le spectateur est tout entier engagé par son corps, et pas seulement par la vue. Là où dans l’art classique il s’agit avant tout d’une expérience esthétique fondée sur le regard, l’installation mobilise tous les sens, sans exception. Désormais traversé par l’œuvre et plus seulement touchée par elle, le spectateur en sort transformé. Mais si le corps du spectateur entre en scène, celui de l’artiste tend à disparaître.


- En effet, si les objets ne font pas œuvre en soi (les vêtements chez Boltanski par exemple), en revanche leur disposition, leur agencement, leur organisation, rendent compte de l’intention de l’auteur. Dans l’installation, c’est le projet qui fait œuvre, et non plus sa réalisation, qui peut être effectuée par d’autres (des ouvriers par exemple). Par ses choix, l’artiste signe sa présence et se matérialise sous la forme d’un esprit, et non par la trace d’un geste, et donc de son corps, comme dans la peinture ou la sculpture qui portent la marque de son toucher. Dans l’art contemporain l’auteur ne fait qu’ordonner, au double sens de donner des ordres et organiser.


À partir de ces caractéristiques de l’installation en art contemporain, quelle analogie pouvons-nous faire avec le résident en EHPAD ?


Tout d’abord, la prévalence du lieu-EHPAD sur l’objet-Individu. Le sujet semble disparaître derrière le contexte, il devient avant tout un « résident » qui peine à être inscrit, pensé, ailleurs que dans sa « résidence », comme s’il naissait le jour de son entrée en institution, et qu’il n’existait pas en dehors de l’établissement. Le résident devient un élément du lieu, jusqu’à se fondre en un pourcentage, anonyme, du taux d’occupation. Tout se passe comme s’il ne reprenait corps que lorsque l’institution vient buter, physiquement, contre lui, parce qu’il la freine ou la stoppe dans sa bonne marche. C’est à ce moment-là que peuvent surgir des éléments biographiques qui tentent d’expliquer sommairement le trouble. Par exemple : elle mélange le linge car elle travaillait dans le textile.

Dès lors, la dissolution du sujet dans le contexte institutionnel s’assortit d’une survalorisation du document. La dématérialisation du sujet s’accompagne d’une débauche documentaire : contrat de séjour, plan de soin, projet personnalisé, transmissions écrites, directives anticipées, dossier médical, attestations, formulaire d’autorisations, ordonnances, photographies… À la semblance de l’art contemporain où le document se substitue à l’œuvre, le résident est réduit à un amas de papiers censés le représenter, le raconter, et l’inscrire dans le temps en assurant sa pérennité, en séjour permanent.


Mais le dispositif EHPAD transforme aussi la manière dont le professionnel travaille, car il le place dans un rapport particulier avec le résident.


- Tout comme le spectateur n’est spectateur que le temps de l’exposition, parce qu’il s’est acquitté de son ticket d’entrée, le professionnel, par son contrat de travail, est symboliquement lié à l’institution qui l’emploie. De la même manière que l’exposition confère la fonction de spectateur à celui qui vient la parcourir, l’institution assigne une fonction au professionnel – psychologue, médecin, infirmière… de l’établissement – et, par cette inscription dans le lieu, lui prescrit une action, une mission, des tâches à accomplir. Or, est-ce un engagement total, et d’abord de leurs corps, que requiert l’institution de ses salariés.


- Ainsi, comme celui du spectateur dans l’installation, le corps du professionnel assume une fonction singulière, au croisement de deux dimensions :


→ D’une part, c’est parce que le spectateur comme le professionnel mobilisent leur corps, que l’installation ou l’institution s’animent. Au même titre qu’une installation sans spectateurs n’est qu’un amas d’objets, une institution sans professionnels n’existe pas, sinon à être réduite à des murs, des meubles, des objets sans importance. Le professionnel met son corps au service du projet institutionnel et lui donne une existence concrète. Car, de la même manière que dans l’installation l’artiste-créateur est absent, déléguant à de « petites mains » le soin de mettre en place son projet, les fondateurs ou les dirigeants de l’institution sont invisibles, et ne se matérialisent que dans les directives, les protocoles, les projets que doivent mettre en œuvre des salariés, indifférents en soi, du moment qu’ils exécutent le plan d’actions pré établi.


→ D’autre part, le corps est convoqué selon une modalité singulière. En effet, l’EHPAD est un lieu de résidence, d’hébergement, de vie. À la différence de l’hôpital, où il s’agit avant tout d’examiner le patient, c’est-à-dire de porter un certain regard sur lui, dans une position de surplomb, de savoir médical, dans l’EHPAD ce n’est pas seulement le regard du professionnel qui est engagé mais tout son corps, intime, au même titre que le corps du résident qu’il faut porter, laver, nourrir, envelopper d’attentions, de douceur, dans un corps-à-corps des actes du quotidien, interpellant l’un et l’autre sur une même scène, plus personnelle, car c’est « la vie de tous les jours » qui est mise en partage.


- Reste que, même si le corps du professionnel ou du spectateur est tout entier engagé, dès l’instant où il est inscrit comme un élément du lieu, son action est déterminée par un certain parcours, prescrit par le projet institutionnel ou celui de l’installation. Et ce parcours précis, de tâches ou de visite, régi par des règles et des interdits, des codes, explicites ou implicites, génère un paradoxe.


Lorsque le visiteur pénètre l’installation de Boltanski, il est en effet d’emblée plongé dans un univers où les contraires cohabitent. Enveloppé par les battements de cœur, il peut se sentir comme à l’intérieur d’un corps humain ou d’un ventre maternel. Mais le rythme lancinant, l’espace métallique, les résonnances ferraillantes, évoquent tout autant l’usine et son règne de machines. Face à cet indécidable, aucune réponse définitive n’est donnée par l’artiste, sinon de sommer le spectateur à trancher.

À l’EHPAD, la même contradiction se pose, entre la bienveillance des professionnels dont le désir est de bien faire, et la maltraitance des actes, qui résulte de la participation à la mécanique institutionnelle. Et le paradoxe fait souffrance : « Trois minutes pour faire un coucher ? C’est pas acceptable ! Lorsque je rentre chez moi, je pense à la manière dont j’ai jeté la résidente dans son lit, ça fait mal. J’essaie de ne pas y penser, mais la nuit ça revient, et je n’arrive plus à dormir ».

N’est-ce pas ce paradoxe que le symptôme de Mme F. renvoie au professionnel, le sommant de prendre position ?


À travers ses installations, Mme F. figure sa quête d’identité et, dans le même mouvement, par ses tas d’objets qui font obstacles, contrarie – pour ne pas dire « emmerde » – l’institution à qui elle adresse un « voyez comment vous me traitez ». L’institution est ainsi interpelée directement, par le miroir que Mme F. lui tend, par le biais de son comportement. Or, quel reflet donne-t-elle à voir à l’aide-soignante ? À la fois celui de la professionnelle bienveillante qui s’attache à son bien-être et celui de l’employée modèle qui, en appliquant les directives institutionnelles, lui fait violence.

C’est à un véritable conflit moral auquel est soumise l’aide-soignante, sommée de répondre à cette image contradictoire. Face à cela, trois choix s’offrent à elle :


- Nier purement et simplement le paradoxe ;


- Supprimer l’une des alternatives : soit en devenant la « petite main » de la maltraitance institutionnelle, soit en partant après l’avoir dénoncée ;


- Ou prendre acte de cet indécidable : même si le professionnel est animé des meilleures intentions, il court toujours le risque de participer, sans le vouloir vraiment, à la violence constitutive de toute institution. Comment alors trouver, inventer, des modes d’action pour contrecarrer ce risque sans le nier et, à chaque instant, vérifier d’être du bon côté de l’alternative ?


Voilà peut-être ce à quoi inviteraient les résidents avec leurs troubles du comportement : à repenser et réajuster sans cesse la prise en charge, au plus près de la singularité du sujet, non pas en l’intégrant dans l’ordre de la programmation, dans un plan de soins ou un projet personnalisé, mais en interrogeant à chaque instant la pratique pour mieux la réinventer.


Au loin, le tonnerre gronde – sourd mais régulier –, comme une foule en colère s’apprêtant à marcher sur la ville.

Sur la façade de la résidence, la pluie pleure en silence. Épousant les châssis, des gouttes discrètes glissent et tombent une à une, s’unissant ensuite pour s’infiltrer à l’intérieur.

Le vent se lève, le ciel se fend et, dans un fracas, l’averse se met à sonner sur le toit et à frapper aux carreaux.

La fenêtre de l’étage s’ouvre en claquant, l’air s’engouffre à travers le couloir dans un sifflement victorieux.


Garé devant les ascenseurs, le chariot tressaille. Le frein résiste, mais le souffle du dehors insiste. Les couches supérieures se soulèvent, tourbillonnent un instant, puis se dispersent en glissant sur le linoleum. À l’avant, le sac poubelle se gonfle sous l’effet du vent et l’arche métallique se met en mouvement en couinant. À l’arrière, une roue pivote puis commence à osciller en tous sens, dans un tremblement rotatoire, entraînant la structure vers la cloison. Le métal percute le mur et racle la peinture. Pendouillant le long du panier, la ficelle du sachet s’immisce dans le jeu d’une roulette latérale et l’immobilise.


L’engin vrille et vient taper le pan de mur opposé. Les bambinettes bleues et les couches violettes tombent les unes après les autres, comme des dominos. L’engin ricoche et se propulse en tournant sur lui-même. La voile de plastique se prend dans la barre de poussée qui se décroche et s’écrase au sol. Les goupilles sautent, les boulons se débinent. Emporté par sa course folle, le chariot, dans sa nudité métallique, s’approche du fond du couloir. Avant l’impact, les deux roulettes arrière s’échappent ; les essieux crissent sur le sol. Dans un boucan d’acier, le semblant d’édifice se pulvérise contre le mur.


Silence. La pluie et le vent ont cessé. Un rai de lumière perce la verrière et vient éclairer ce qu’il reste : un amas de fer.

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