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La mort, le deuil et l'institution

Photo du rédacteur:  Collectif Lillois de Psychanalyse Collectif Lillois de Psychanalyse

Kristina Herlant-Hémar


Ce texte est issu d’une conférence prononcée à Roubaix, en décembre 2018, lors de la journée thématique « Quelle place pour le sujet vulnérable dans notre société actuelle ? ».

Si, d’ordinaire, les procédures lors d’un décès peuvent faire l’objet d’une réflexion en institution, et en particulier en EHPAD, ces enjeux sont exacerbés avec la crise sanitaire qui modifie les conditions autour du décès, le traitement des corps potentiellement contaminés et contaminants, et affecte de fait les rituels qui entourent la mort. En ce sens, les questions posées ici nous semblent d’actualité.




« Maman, je mourrai quand je serai très vieux ? Maintenant je suis très vieux. Et j’ai toujours peur de mourir. »


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« Quand vous reviendrez lundi, je serai morte », me dit-elle chaque fin de semaine. J’entends qu’en EHPAD, le week-end, c’est mortel. « Il n’y aura personne », ajoute-t-elle. Le problème est qu’elle n’est pas malade, ce qui la contraindrait à mourir « comme ça », en somme sans raison, et en ayant gardé toute la sienne, car à l’intérieur, dans son corps, dans son cœur, et dans sa tête, « elle a vingt ans ». Mais au fond, confie-t-elle, elle n’est pas prête à mourir, pas encore, « il s’agit d’une menace ». Elle a parfois besoin d’être agressive – surtout envers cette personne qui s’en va, parce qu’elle est libre de partir, elle, et parce qu’elle la laisse ; jusque lundi, c’est long –, elle a besoin d’être agressive donc, reconnaît-elle, car elle ne sait plus pleurer. Depuis la mort de son cadet il y a dix ans, elle n’a plus de larmes à verser. Elle a toujours eu besoin de s’appuyer sur quelqu’un, c’est comme ça qu’elle a traversé l’existence, avec ces deux guerres : elle a 104 ans. Depuis la perte de son fils aîné il y a deux ans, elle fait un rêve récurrent : elle est seule, face à la mer ; dans son dos, une grande place, vide. Elle ne retrouve plus l’EHPAD ; de toute façon, quelqu’un a pris sa chambre. Il n’y a plus personne. Elle finit par égarer son téléphone portable et là elle comprend qu’elle n’a vraiment plus rien, et plus de place nulle part. Elle se réveille en sursaut, terrifiée. Elle a peur de mourir.

Oui… Débordante de vie, elle ne veut pas mourir ; or la chaise qui la soutient menace de lui être ôtée, ouvrant sous ses pieds le trou béant de la mort.


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« Il est mort ». C’est écrit en lettres capitales sur le tableau de l’Espace de Vie. Une dame en fauteuil roulant se propulse vélocement sur ses jambes maigrelettes, tout en poussant des cris. Sans trêve elle fait le tour de la pièce. Dans sa course elle finit par croiser l’aide-soignante dont elle attrape le bras. Elle tire, fort, comme pour faire sonner une cloche. « Il est où, Jean ? ». Les deux soignantes échangent un regard fatigué ; ça fait mille fois qu’elle pose la question. Mille fois aujourd’hui, mille fois hier, mille fois depuis des semaines, des mois, un an. « Il est mort ». « C’est pas vrai ! » répond la vieille édentée. La jeune femme soupire ; c’est toujours la même histoire : faut-il dire la vérité ou mentir ? La vérité, elle n’y croit pas. Lui dire plutôt qu’il va revenir ce soir ? Hum… aussi altérée que soit sa mémoire, de cela elle se souviendra. La soignante lui demande alors de sortir la photo de la tombe où repose son mari, photo que la famille a glissée dans son sac à main, pour qu’elle se rappelle… La vieille femme s’exécute, regarde avec indifférence le monument fleuri, puis lève la tête : « Mais il est où, Jean ? ». « Il est mort ». « Non, c’est pas vrai ! Il est où Jean ? ». Alors l’aide-soignante l’emmène au bout du couloir et lui montre l’ardoise sur laquelle la vieille lit : « il est mort ». Et la jeune femme de s’exclamer : « Ah ben voilà, vous voyez bien que c’est vrai, c’est écrit ».

Oui… Aussitôt inscrit, aussitôt effacé, et c’est reparti pour un tour. Mais suffit-il d’écrire au feutre, sur une grande ardoise, ce qui ne s’inscrit pas dans la mémoire ? À la ritournelle – « il est où, Jean ? » –, répond une formule, impersonnelle, anonyme, un slogan : « il est mort, il est mort ! IL EST MORT ».


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« Il aurait dû être mort ! »

Mr L. avance à petits pas, hésitants, tremblants, défiant la chute à chaque instant. La maladie de Parkinson a donné à son corps l’allure d’un pantin désarticulé. Il s’assoit, déposé à l’EHPAD par sa femme qui part en vacances pour se remettre de l’annulation de son décès.

Elle avait d’abord eu un choc lorsque son mari lui avait annoncé son choix de mourir, par suicide assisté en Belgique. Puis elle avait cheminé, établi lentement l’état des lieux de leur vie conjugale, passé au tamis son désir d’être sa femme et non son aidante. Et lui… Lui, jadis si brillant, si ambitieux ! Se voir tant diminuer physiquement, cela devait lui être insupportable, au point de vouloir en finir. Elle en avait conclu que c’était mieux, au fond. Pour tout le monde. La bonne solution.

Mme L. salue son mari d’un signe de la main. Elle lui en veut d’avoir renoncé à ce projet de mort qu’elle avait fini par accepter. Car la procédure avait duré deux ans, et une date fixée. Mais juste avant l’échéance, Mr L. avait appelé son frère, pourtant en disgrâce depuis longtemps, pour lui annoncer sa mort. Et ce dernier s'était mis en colère, hurlé qu’il faisait une connerie, que nul ne connaît demain. Ils s’étaient revus, avaient discuté. Et Mr L. avait annoncé à sa femme son désir de ne plus mourir.

Mme L. claque la porte de l’EHPAD. De quoi s’est-il mêlé ce frère sorti du passé, ignorant la pénibilité du quotidien ? Son mari se rend-il compte qu’à ses yeux à elle, maintenant, il est déjà mort ? Il faudrait le convaincre de revenir sur sa décision de revenir sur sa décision, murmure-t-elle dans un soupir… Pour lui. Pour qu’il soit libéré. Car ce n’est plus une vie.

Oui… Au cœur du courant d’amour s’insinue parfois, chez les proches, un vœu de mort. S’agit-il pour elle de tuer le malade afin de retrouver le mari aimé ?


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C’est la nuit. L’aide-soignante et l’hôtesse entendent des bruits suspects dans les parties communes. Une âme fantomatique s’est glissée hors de la chambre pour rejoindre le rez-de-chaussée. Il s’agit de Mme D., qui veut consulter la liste épinglée devant le restaurant, pour voir si le nom de son mari figure toujours sur l’inventaire macabre.

Quelques semaines auparavant, un groupe de soignants avait bénéficié d’une « formation sur la fin de vie ». Durant les échanges avait émergé leur embarras face au reproche de certains résidents suite à un décès, prenant la forme d’un : « on ne me l’a pas annoncé ». Aussitôt dit, aussitôt transformé en : « comment pouvons-nous faire pour que tous les résidents soient informés des décès ? » Pourtant, dans l’établissement, les morts ne sont pas cachés. Les défunts sont parfois évoqués lors de la « revue de presse », et à la messe hebdomadaire. Certes, tout le monde n’y participe pas, et l’ « information » peut échapper... Mais les résidents ne sont pas les seuls à être contrariés. La question de la mort touche aussi les professionnels. Durant les heures qui suivent un décès, certains demandent à faire la toilette mortuaire, pour dire un dernier au revoir. Sauf que le corps est emmené très vite, qu’il faut laver la chambre, « à blanc ». Le nom sur la porte est changé. Le nom sur les listes remplacé.

Sous la houlette bienveillante de la formatrice, des idées surgissent : se rendre dans les cent chambres pour annoncer chaque décès ? Trop long, trop compliqué. Quoi de mieux alors, pour toucher le plus grand nombre, qu’un panneau d’affichage placé dans un endroit stratégique de passage ? Excellente idée que la formatrice s’empresse d’inscrire parmi les objectifs. Un problème : une solution. Et ça, c’est du concret.


Mais arrêtons-nous un instant


Si ces quatre scènes donnent chacune à voir l’impossible inscription de la mort ou du mort, la dernière témoigne plus spécifiquement de l’expérience institutionnelle du deuil.

L’évacuation rapide du corps du défunt par les pompes funèbres, le retrait des effets personnels, l’effacement radical et quasi immédiat de toute trace par un lavage « à blanc » de la chambre, jusqu’à la suppression du nom, représentent autant d’actes protocolisés visant à faire place nette, pour l’arrivée d’un nouveau résident. Or, dans cette séquence de tâches prédéfinies, n’y a-t-il pas escamotage du temps nécessaire au deuil ? D’ailleurs, ce qui est effacé par ce lavage « à blanc » insiste et fait retour par le biais d’une exigence d’information des décès, et la réponse apportée, une liste des morts sur un panneau d’affichage à l’entrée du restaurant.

Si cette solution se révèlera par la suite comme un déplacement du problème, elle pointe tout-de-même la nécessité de combler ce vide, ce « blanc » laissé en suspens, par une inscription à l’encre noire d’une information qui, rendue publique, partagée, collective, pourrait ouvrir à un deuil possible. Mais cette tentative achoppe : en rabattant le deuil sur le registre de l’ « information », immédiate, désincarnée, anonyme, une « dépêche », elle anéantit le temps de la parole et de l’échange, le temps long du deuil.

À la demande formulée par l’équipe la formatrice répond au pied de la lettre, sans entendre le contenu latent : leur souffrance face à la perte. En réduisant au seul fait informatif la richesse évocatrice du mort – son histoire, les souvenirs, le passé commun –, elle nie leur ressenti, au risque de les « robotiser ». Si on ajoute à cela, à travers la « notification sur le panneau d’affichage », l’assimilation du mort à un objet-objectivé, qui est sans autre lien avec le sujet que celui d’une donnée extérieure, froide et distante (un nom sur une liste), alors nous voyons ici à l’œuvre deux mécanismes – la démétaphorisation et l’objectivation – mis en évidence par Abraham et Torok, dans le deuil pathologique.


Reprenons l’histoire…


Chaque nuit, un étrange ânonnement s’élève, fendant l’obscurité du couloir qui mène au restaurant. Mme D., dans sa longue chemise de nuit blanche, longe le mur en s’accrochant à la main courante qui la mène jusqu’au panneau, et entame la litanie noire des morts où résonne l’invocation du nom de son mari.


Pour Abraham et Torok, le deuil impossible a pour conséquence l’invasion des fantômes : les revenants viennent hanter les vivants, leur murmurant sans cesse la même complainte, les rappelant à leur obligation d’offrir aux morts une sépulture où reposer en paix, digne de leur condition d’humain. Vérifier que le mort est bien mort et l’assigner en un lieu pour éviter son errance, telle est la fonction du rituel funéraire dans notre culture occidentale. En inscrivant le mort au tableau, le panneau d’affichage serait une tentative manquée de rite.


Retrouvant Mme D. divaguant dans le couloir, l’aide-soignante et l’hôtesse de nuit se sentent d’abord désemparées. Jusqu’à ce qu’elles lui proposent de franchir l’entrée du restaurant dont le panneau tient la garde, d’aller s’asseoir autour d’une table, de prendre une collation, et de parler de son mari défunt. Comme si, face au spectre qui hante et entonne un chant de mort, il n’y avait d’autre choix que de se mettre à table, soit réintroduire du rite, pour que le mort, mis en partage symboliquement à travers l’acte de manger, vienne s’inscrire ensuite dans le discours commun. Sans le savoir les soignantes reprennent ainsi la coutume consistant, une fois l’inhumation terminée, à partager un repas au cours duquel chaque endeuillé témoigne de sa relation singulière, et donc unique, au mort ; par ce travail collectif le défunt accède au statut d’ancêtre comme maillon indispensable de la chaîne de filiation humaine. N’étant plus réductible à un objet épinglé sur un tableau, le mort devient une puissance d’enrichissement qui nourrit chacun et tous.


Pourtant, toutes les nuits, la « Cène » se répète. Mme D., dame blanche traversant les couloirs dans un tintement de chaînes, s’arrête devant la liste des morts et entame sa lente psalmodie funèbre, jusqu’au nom de son mari. Et, chaque fois un peu plus, la sourde violence du panneau d’affichage s’impose aux équipes. Pour tenter d’en atténuer la portée, la direction y adjoint, en regard, la « liste des entrées », comme si l’arrivée des uns venait compenser le départ des autres, dans le cadre d’un jeu à somme nulle. Mais un autre problème vient à se poser : combien de temps le nom d’un mort doit-il rester sur la liste ? Semblable à l’effacement premier, juste après le décès – celui du nom sur la porte, de la listes des toilettes à faire par les soignants – ce retrait du nom est vécu comme une « seconde mort » dont personne ne veut être responsable. La souffrance du personnel enfle, jusqu’à l’explosion. Derrière la question pratique de l’information jaillit avec fulgurance la douleur de la perte : « on ne peut pas tourner la page comme ça ! », « on voit le résident tous les jours, dans son intimité, parfois des années, et puis tout s’arrête, on n’en parle plus, on doit faire comme s’il n’avait jamais existé ! », « on nous dit de ne pas nous attacher, mais comment c’est possible ? », « on ne peut pas traiter les gens comme ça ! ». Mais de qui parlent-elles, ces soignantes ? Des résidents qui meurent à la chaîne dans un silence a priori indifférent, ou de leur propre ressenti à elles, muselé au nom d’un professionnalisme supposé condamner au silence du cœur ? Les tâches à remplir sans répit, les grilles à noircir sans relâche, l’agir compulsif d’un travail sans temps mort, sauf à faire « coupure », auraient-ils fonction de « patch anti-émotions » ?


Sans mot dire, le panneau d’affichage à l’entrée du restaurant disparaît. Mais, sous l’impulsion d’une main invisible, un double dispositif prend sa place : au rez-de-chaussée de la résidence, sur le bar, est glissé, en première page de la carte des boissons, un insert notifiant le dernier décès ; dans les étages, sur la porte de la chambre du mort, est affichée l’image d’une bougie ou d’une fleur, pour indiquer la présence du corps.


Au même titre que le panneau d’affichage, ces éléments convoquent des rites existants, religieux ou ancestraux, issus de la culture funéraire : le crucifix apposé à l’entrée de la maison mortuaire, les tentures déployées sur la façade, les cyprès qui veillent les défunts, le registre de condoléances remis à la famille, la bougie, signe de présence, les fleurs ou le blé, symboles de la vie qui perdure. Mais tout aussi proches soit-il de la symbolique funéraire, ce double dispositif échoue à être pleinement un rite.

La notification de décès sur le bar, à l’entrée de l’établissement, pourrait rappeler le registre à signatures qui, situé à la porte de sa demeure, accompagne le défunt. Cependant, là où le registre de condoléances, livre du souvenir, laisse à chacun la possibilité d’écrire sur ses pages blanches, l’inventaire à l’entrée de l’EHPAD se contente d’informer. Relèverait-il alors de la rubrique nécrologique ? Oui et non. Tandis que le journal de presse circule dans la cité donnant lieu à palabres et débats, l’encart, lui, est assigné à résidence. En somme, si l’avis de décès placardé à l’entrée de l’EHPAD ressemble à la fois à un registre de condoléances et à une nécrologie, il s’en distingue par sa fermeture à l’autre, à sa parole, à ses affects, à ses souvenirs.

Il en est de même pour l’image collée sur la porte de la chambre du résident décédé, elle en appelle aussi à des symboles funéraires traditionnels : disposées au seuil de l’endroit où repose le défunt, les bougies signalent la présence du corps, mais font surtout office de veilleuses, et incarnent son esprit. Or, ici, l’affiche se sert du symbole pour véhiculer une information qui deviendrait presque un avertissement : « Attention dans cette chambre, un cadavre ! ». À la fonction de veille du mort symbolisée par la flamme vivante se substitue la logique de surveillance du cadavre par une notification, papier là encore, une photocopie, un simili, un succédané de l’objet physique « bougie ». Autrement dit, un faux.

L’avis de décès à l’entrée de la résidence comme l’image sur la porte de la chambre constituent un semblant de rituel, qui rate sa visée, car il étouffe la possibilité de partage – de mots et de sentiments – qui permettrait le deuil.


En creux se dessinent dans ces procédures, une fois encore, la distance entre information et annonce :


- L’information sert à communiquer efficacement, sans déperdition, un message dénué d’affect : « Untel est mort ». Par exemple, la « réunion d’information » vise à ce que chacun reçoive le même degré de renseignement sur un sujet donné.


- L’annonce, elle, convoque une dimension supplémentaire, relative à son autre définition, qui est de « laisser présager un évènement » ; comme les hirondelles annoncent le printemps. Elle augure une modification à venir dans le cours des choses.


Lorsque la communication d’un décès prend la forme d’une simple information, il devient un fait établi, brut, qui se suffit à lui-même : « fin de l’histoire ». Au contraire, lorsque ce décès fait l’objet d’une annonce, on renoue avec la part affective et subjective qu’implique cette mort particulière : « un évènement a eu lieu, une nouvelle histoire commence ». L’annonce engage l’avenir et ouvre au deuil, là où l’information est une fin dernière n’appelant aucune suite sinon sa lancinante répétition vide. Dans le cas d’une maladie grave, on n’ « informe » pas la personne de sa pathologie, on lui « annonce », on suppose d’emblée que le rapport au monde du sujet va être modifié, et on lui permet d’en dire quelque chose. L’annonce serait donc une condition, nécessaire mais non suffisante, qui ouvrirait à la possibilité du deuil, sans le garantir.


Mais comment un processus de deuil en institution peut-il s’engager ? Poser cette question en EHPAD suppose de l’envisager, en pratique, selon le plan général de l’institution et selon le plan particulier des individus avec, entre les deux, celui qui les articule : le plan du groupe.


Sur le plan individuel, si la mort d’un résident provoque de la douleur chez un salarié, elle l’affecte en tant qu’individu et pas seulement au titre de professionnel. Autrement dit, l’endeuillé est la personne elle-même, et non uniquement le salarié, dans la mesure où la perte du résident vient, par exemple, réactiver le deuil ancien d’un proche. Ce n’est pas seulement comme aide-soignante que Séverine va souffrir du décès de Marie-Louise avec qui elle avait un lien particulier, mais aussi comme petite-fille dont la mort de la grand-mère fut une blessure qui n’a jamais totalement cicatrisé. Mais ce niveau-là du deuil est-il l’affaire de l’institution ? Doit-elle mettre en place la prise en charge de ce deuil individuel en payant, notamment, des séances de psychothérapies ? Ou doit-elle, a minima, en tenir compte, le reconnaître, soit ne pas nier que peuvent se nouer des histoires personnelles, et que derrière la blouse du salarié, la mort d’un résident puisse être vécue comme un deuil.


Un autre plan serait celui du groupe, ou de l’équipe. Il s’agirait d’une forme de deuil collectif qui concerne le résident en tant qu’il a vécu, existé, dans cet établissement, à une place singulière, et qui peut être différente de celle qu’il a tenue ailleurs, dans sa famille, son travail, la cité… Il y a le mécontent – pour qui rien ne va –, l’exubérant – qui occupe bruyamment les espaces collectifs –, ou au contraire, la discrète – dont on s’inquiète qu’elle ne demande jamais rien –, le patron – qui s’enquiert de l’organisation et dirige les équipes –, l’optimiste – qui apprécie le service offert mais ne compte pas rester –, la résignée – qui a cessé de protester –, l’indispensable – qui a son mot à dire sur tout –, le collectionneur – qui stocke en quantité dans sa chambre, ou encore le Papillon qui, tous les jours, tente une évasion. Chaque résident s’inscrit d’une certaine manière dans ce lieu de vie, et le deuil le vise dans ce qu’il était, comme résident, dans et pour l’institution. À ce titre-là, le rassemblement de l’équipe, dans des temps que l’on pourrait nommer « groupe de paroles ou d’échanges », permettrait de parler de ce que génère cette absence, et favoriser le deuil. Mais quel tiers peut accueillir cette parole qui se noue en équipe ? Si un psychologue travaille, en psychothérapie, avec les résidents, il appartient lui-aussi à la communauté des endeuillés ; peut-il alors se faire l’adresse de la douleur des professionnels ?


Le troisième plan concerne l’institution, en ce qu’elle va permettre, ou non, le passage du réel du mort au registre symbolique. Par les procédures, les protocoles, les organisations qu’elle se donne, l’institution va mettre en acte les valeurs sur lesquelles elle se fonde et, entre autres, dire quelque chose de son rapport à la mort. Quels moyens l’institution se donne-t-elle pour que le résident décédé prenne place dans un discours collectif qui fasse trace dans la mémoire du lieu ? Comment cette personne âgée, qui, au-delà d’avoir « résidé » dans cet établissement, y a vécu, va être parlée, évoquée, créant ainsi l’histoire-même de l’institution ? Comment ne pas réduire le résident à un individu de passage ayant payé sa quote-part à la subsistance économique de l’entreprise ? Comment chaque résident peut-il devenir le personnage d’un livre de contes, et non la simple ligne d’un cahier de comptes ?

Pour citer un exemple, dans un établissement, l’« assistante commerciale » – la dénomination du poste en soi en dit long – n’était autorisée à envoyer des fleurs aux funérailles que si le nom de l’EHPAD était expressément mentionné par la famille sur le faire-part de décès. Par cette manière de procéder, on entend la volonté de « retour sur investissement » du bouquet de fleurs, dans une dimension quasi publicitaire, comme si, au-delà même de la mort, il s’agissait de tirer profit du résident. Au contraire, choisir d’envoyer systématiquement des fleurs viendrait rendre un inconditionnel hommage à cette part d’histoire de l’institution, que le résident a écrite.


L’enjeu serait que chaque établissement propose ce que l’on pourrait nommer des « funérailles institutionnelles ». Par des actes, prenant appui sur des symboles existants – religieux, laïques, culturels, ou issus de coutumes régionales –, qui font sens pour cette institution, il s’agirait de faire le deuil de la personne en tant que résident. Ce qui exclut de fait des procédures uniformisées pour tous les lieux d’accueil. À cette condition, l’institution n’effacerait pas le mort par un lavage « à blanc », mais en deviendrait plus riche, riche de l’apport multiple des êtres.


Mais comment l’institution peut-elle structurer ce temps entre mort et enterrement ?


Au même titre que l’annonce, les « funérailles institutionnelles » sont un préalable au deuil. Elles débutent à l’instant où le mourant expire, se poursuivent avec le temps de la veille et se concluent au moment de l’inhumation.


Considérons trois situations particulièrement illustratives.


Mr M. est décédé, dans le silence de l’aube. Son épouse endormie ne l’a pas entendu livrer son dernier souffle. L’hôtesse frappe à la porte, les bras chargés des deux plateaux du petit déjeuner. Elle s’avance, puis s’arrête dans un sursaut en découvrant Mr M. inanimé. Elle donne l’alerte, le protocole s’enclenche. Tandis qu’elle fait sortir Mme M., deux aides-soignantes se précipitent pour faire la toilette mortuaire. L’organisation minutée du matin ne permet pas de s’attarder. Les professionnelles se concentrent sur la procédure à suivre, pendant que Mme M. sanglote, perdue et hagarde, en chemise de nuit, dans le couloir. Les pompes funèbres sont déjà en route. La porte de la chambre s’ouvre. Mme M. se dirige à petits pas vers son époux. Elle aura quinze minutes. Quinze minutes pour dire adieu à l’homme avec qui elle a partagé soixante ans de vie.


À la maison de retraite L’Âge d’Or, le mort est « exfiltré » au plus vite, substituant au recueillement l’aperçu du corps, telle l’identification expresse d’une dépouille à la morgue. La mort, matérialisée par le cadavre, est externalisée, mise au dehors : de la mort on ne veut rien voir ni savoir.


Autre lieu. Autre scène.


Allongée sur le chariot mortuaire, la défunte Marguerite s’apprête à quitter sa chambre, accompagnée du directeur, de quelques soignants et de trois résidents. Lentement, le cortège remonte le couloir, puis se glisse dans l’ascenseur. À l’étroit dans l’antre de fer chacun se serre un peu plus autour du corps étendu sur le brancard. La cabine s’ouvre. Quelques pas encore avant le corridor. Le groupe s’arrête devant la porte principale, et le silence se rompt. Céline, l’infirmière, prend la parole la première. Elle est émue. Elle aimait bien Marguerite ; sa manière de chanter la « Cantate à Jean Bart » chaque matin au réveil ; sa manie d’interpeller tout le monde par un claironnant « eh, coco ! » ; sa constante bonne humeur. Céline raconte Marguerite. Puis c’est au tour d’Antoine, de Léone, de Paulette et de Jean. Le sas s’ouvre. Adieu Marguerite.


À l’EHPAD La Cité Radieuse, si la dépouille n’est pas conservée, elle est toutefois escortée jusqu’au seuil de l’établissement. Une procession s’organise ; les endeuillés enveloppent le corps, partagent les histoires, se recueillent ; un rituel s’institue. Puis le défunt est remis à la famille.


Dernier lieu. Dernière scène.


Monsieur Lejeune gît sur le lit réfrigéré qu’a acquis à grand frais l’établissement. Les mains entrelacées, la tête soutenue par un coussin, son visage paraît paisible. Autour de lui, des corolles de fleurs ont été disposées. Sur la table de nuit, la flamme d’une bougie danse au gré des mouvements invisibles de l’air. Sa voisine entre à pas feutrés, et s’assoit sur la chaise. Elle appose sa main chaude sur la sienne. Elle lui sourit, puis détourne le regard vers la fenêtre entrouverte de laquelle parviennent des rires d’enfants. Puis elle repart.


Au foyer La Résidence Citoyenne, on veille le défunt, en s’occupant du corps, en l’entourant, en protégeant sa dignité, mais aussi en s’assurant que le mort est bien mort, qu’il n’arpente plus le monde des vivants.


Par leur manière de traiter les funérailles, L’Âge d’Or, La Cité Radieuse, La Résidence Citoyenne, disent quelque chose d’elles-mêmes – de leurs valeurs, de leurs idéaux, de leur projet, de leur éthique – et, au-delà, du modèle qui les structure et détermine leur rapport à soi, aux autres et au monde.


À chacun ses qualités et ses défauts, tout dépend du lieu depuis lequel on les juge : depuis le dedans du système ou le dehors de la cité.


Mais de quels modèles s’agit-il ?


* L’Âge d’Or – où le corps est embarqué manu militari – désignerait l’institution-entreprise, capitaliste, marchande.


Dans ce modèle, tout intervenant extérieur est prestataire de service, et le monde un marché, avec son produit, le résident.

Constituant un coût, économique mais aussi psychique, le cadavre est évacué au plus vite, de sorte qu’il ne coûte plus rien à l’établissement.


Si l’avantage serait de faire l’économie des funérailles ainsi que du deuil qui leur fait suite, en le reléguant à d’extérieures offices, l’écueil consisterait en une chosification de l’être, conséquence d’une société capitaliste où même le mort poserait l’équation coût / gain.


Le paradoxe de ce modèle serait qu’en voulant que le mort ne coûte rien, d’autant plus grand en deviendrait le coût, l’établissement perdant au passage son humanité, le vieux alimentant tel un combustible la machine commerciale.


* Dans la Cité Radieuse – où le corps est accompagné jusqu’à la porte – nous aurions affaire à l’EHPAD-îlot, communautariste, contre-sociétal.


La procession accompagne le mort jusqu’à l’autre monde, l’au-delà de l’EHPAD, son lieu de résidence éternelle, son point d’origine : un retour à la terre nourricière, Gaïa. Durant le cortège funéraire qui se déploie au sein de l’établissement, les mots, les paroles, les témoignages énoncés, s’adressent au défunt, et le couvrent de leur manteau lettré, avant le silence et la solitude de la tombe. Car une fois la porte franchie, le corps est restitué à la famille qui représente la cité, et son devenir n’est plus la préoccupation de l’établissement.


S’opposant aux considérations individualistes d’une société néolibérale – apologie de l’intérêt privé, compétition, valorisation du plus fort, du plus performant –, ce modèle aurait pour avantage de promouvoir les valeurs d’un collectif : le vivre-ensemble, l’entraide, le soutien au plus faible. Paradis perdu au milieu de la fureur du monde, il prend la forme d’une utopie et, secondairement, d’une (petite) contre-société.

Mais il aurait pour écueil l’effet de frontière d’un monde dans le monde, coupé, fermé sur soi, à la semblance d’une prison, rejetant le vieux en marge de la société. D’ailleurs, certains projets d’établissement insistent sur la volonté d’instaurer ce qu’ils nomment « des liens avec la cité », montrant par-là le caractère « hors-cité » de ces lieux à qui seraient délégués pour un temps les « projets de vie » des résidents.


En définitive, le paradoxe serait qu’en voulant protéger la personne âgée d’une société qui l’exclut, ce modèle communautaire redouble et entérine l’invisibilité de ces « petits vieux », qu’il s’agit de ne surtout pas voir. Dès lors l’utopie rejoint une politique de ségrégation sociale.


* À l’inverse, La Résidence Citoyenne – qui organise la veille du corps en son sein – serait un lieu de résidence inscrit dans la cité, au même titre qu’un immeuble au cœur de la ville. Dans ce lieu de domiciliation se déroulent les funérailles, jusqu’à la mise en bière, avant que le corps ne rejoigne le cimetière. Il constituerait un lieu d’habitation classique, pourvu de services spéciaux.


Or, si l’avantage serait d’intégrer dans la société le « vieux » tel un citoyen comme un autre, sans discrimination, l’écueil serait de nier sa fragilité, sa précarité de personne âgée, nécessitant une prise en charge spécifique.


In fine, le paradoxe de ce modèle serait, au nom de l’égalité, de faire perdre à chacun sa singularité. Étant un locataire comme un autre, le résident aurait des droits et des devoirs.


Ces trois modèles illustrent le rapport que chacune de ces institutions entretient à la mort. En actant de manières distinctes le temps des funérailles, elles disent non seulement quelque chose de ce qu’elles sont, mais orientent également la manière par laquelle va s’engager le processus de deuil.


La question du deuil à travers ces trois modèles


* À L’Âge d’Or – où le corps est expulsé pour ainsi dire dans l’heure qui suit le décès – la mort comme telle est forclose, impensable, participant du fantasme d’immortalité.


Assimilé à une information, l’instant de la mort se réduit à l’énonciation de la phrase « il est mort ». Le réel de la mort étant évacué, le deuil se fait sur la foi de cette donnée brute, son temps se réduisant à néant car seul compte celui nécessaire à l’intégration de l’information.

On comprend mieux alors que la dernière version du DSM, ouvrage de référence des troubles mentaux, fixe le deuil pathologique à… 15 jours après la mort, prescrivant, passé ce délai, suivi psychologique et antidépresseurs. Évidemment, si le deuil consiste à assimiler, sans affect, l’information d’une mort advenue, 15 jours suffisent amplement.


* À La Cité Radieuse – où s’organise une procession pour escorter le corps vers la sortie –, la mort est refoulée.


En restituant au monde du dehors le corps du défunt, la communauté qui l’a accompagné jusqu’au seuil de son ilot, le refoule hors de ses terres, dans les nimbes d’un outre-monde dont elle ne veut rien savoir. Or, si la mort est refoulée au-delà des murs de ce bastion en marge de la société, elle fait nécessairement retour. Ainsi La Cité Radieuse est-elle pourvue d’un jardin du souvenir.

Dans un recoin de l’espace vert, une table et des chaises entourent une stèle commémorative où sont inscrits les noms des résidents décédés. Tel un monument aux morts au milieu d’un village, ce dispositif dissocie le caveau où gît la dépouille, du symbole concrétionné de la mémoire collective. Car le monument aux morts dédouble la tombe entre, d’une part, le corps individuel, appartenant à la famille, et, d’autre part, le corps collectif incarné dans un nom gravé sur un fronton de béton tel un « mort pour la nation ».

Par ce jardin du souvenir, le résident appartient symboliquement au petit territoire de l’institution, quand bien même le cadavre repose au cimetière. L’EHPAD contre-société, État dans l’État, ilot doté de ses propres rituels, possède ainsi son monument aux morts qui permet d’inscrire le souvenir des disparus sur ses murs, en direction de sa communauté et en vue d’un deuil collectif toujours à effectuer.


* À La Résidence Citoyenne – où s’organise la veille du mort, avant la levée du corps et le départ vers le cimetière –, la mort, dans sa composante collective, est niée.


En effet, la manière de penser le deuil se fait selon le schéma classique, dans une continuité, sans distinction de « territoire », sans frontière entre le lieu d’habitation et le lieu de sépulture. Mais là où, dans la « société civile », le mort est accompagné par l’ensemble des membres de sa communauté – de sa famille à ses amis en passant par les gens du quartier, de la ville, du pays –, ici il est abandonné à des initiatives individuelles qui ne font pas groupe.

La résidence a beau mettre à disposition des moyens matériels pour organiser les funérailles, elle renvoie chacun à sa « responsabilité d’endeuillé », sans prendre en compte la part qui revient à la communauté qu’elle compose, sans assumer la dimension symbolique, collective, institutionnelle, du deuil.


Finalement, l’institution : lieu de vie ou lieu de mort ?

Si l’enjeu des funérailles concerne le mort et la manière dont on s’occupe de lui, celui du deuil se rapporte aux vivants. Mais comment les accompagner ?


Les EHPAD, les foyers-logement, mais sans doute aussi les services de soins palliatifs, sont confrontés à l’entremêlement des questions de vie et de mort, à la cohabitation de ces deux temps, de ces deux logiques, de ces deux courants opposés, avec cette double contrainte de prendre en compte la mort, sans arrêter la vie.


Dans un établissement, la psychomotricienne décrit le malaise qui l’envahit, un jour où une famille était arrivée en pleurs pour voir son proche défunt, alors qu’elle animait un atelier de chants joyeux et festifs. Devait-elle arrêter son activité, par décence, pour accueillir la famille dans son chagrin ? Ou poursuivre les chants, pour prolonger la vie, au risque de dénier qu’un décès a eu lieu, projetant sur les vivants le sentiment que leur mort à eux passera inaperçue ?

Voilà la contradiction dans laquelle sont prises les institutions – « ici on meurt, mais la vie doit continuer ! » –, sans cesse tiraillées entre deux plans, au risque de la division, du clivage, de la schizophrénie.

Et qui sont les premiers à subir les injonctions paradoxales des institutions ? Les salariés.


Quelle place pour le sujet vulnérable dans notre société actuelle ?


Mais sous quel regard ?


Si l’on suit la logique financière d’un algorithmique Pathos, le résident se voit considéré comme un gain : par sa dépendance, il garantit le cours de l’ « or gris ». Le salarié, lui, se voit réduit à un coût : par son salaire, il contracte une dette à l’entreprise qui l’emploie. À ce titre, et sous l’œil d’une économie souveraine, l’un comme l’autre, doivent, soit coûter moins cher, soit rapporter plus. Nulle place à la subjectivité, à la dignité ou au désir.

Chanter avec un résident en attendant l’ascenseur, fumer une cigarette avec lui dans un moment de pause partagée, aller lui chercher en cuisine un morceau de fromage – parce que c’est son plaisir – ne rapporte rien. Un temps perdu, volé aux tâches prescrites, celles à consigner selon la nouvelle devise en vigueur : « pas tracé, pas fait » ; « pas rentable », pourrions-nous ajouter.

Or le regard dit quelque chose de l’idéal, des valeurs, de celui qui regarde. L’idéal économique n’évacue-t-il pas, de fait, l’humain ?


Parmi les hommes, le défunt est sans conteste le plus fragile, le plus précaire, le plus démuni. Privé de conscience, de subjectivité, de raison, même vacillante comme dans la maladie d’Alzheimer, le mort ne peut d’aucune façon se défendre. Réduit désormais à un corps de chair et d’os voué à disparaître, il n’a plus d’humain que l’empreinte laissée en l’autre, la douleur de la perte qui rappelle qu’il a été, qu’il est et sera toujours pour les vivants l’un des leurs.


Dès lors sonne l’heure de vérité pour l’institution : regarde-t-elle ce corps comme un coût à évacuer au plus vite, ou comme la trace d’un sujet éternellement inscrit dans la communauté des hommes ? C’est dans la mesure où nous posons un acte résolument gratuit, consistant non seulement à traiter dignement le mort, mais également à le reconnaître comme faisant partie de notre histoire, que nous-mêmes serons dignes, dignes de notre humanité.


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