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  • Photo du rédacteur Collectif Lillois de Psychanalyse

Preciado à la tribune – Épisode n°4

Le samedi 15 avril au théâtre des hirondelles à Fretin, le Collectif Lillois de Psychanalyse a proposé à ses spectateurs un dispositif théâtral dans lequel cinq scènes créées pour l’occasion figuraient quelques-unes des idées principielles à partir desquelles s’organisent les théories du genre. Elles permirent d’introduire le propos de Fabrice Bourlez, professeur et psychanalyste, ainsi que la discussion autour de son livre « Queer psychanalyse ». Après la scène « de l’interpellation » (épisode 1) qui inaugurait la série, celle dite « des psychiatres » (épisode 2) puis celle de « l'homme à la jupe » (épisode 3), voici l'épisode 4, correspondant à la scène de « Preciado à la tribune ».


Scène n°4 :

« Preciado à la tribune »



Scène introduite par « Singe » de Fidel Fourneyron

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Quelques informations préalables


« Cette scène s'inspire librement du discours prononcé le 17 novembre 2019 à Paris par Paul B. Preciado, invité à intervenir lors des journées internationales de l’École de la Cause Freudienne, autour du thème : Femmes en psychanalyse. N'ayant pu le prononcer intégralement, il a décidé de le publier sous le titre "Je suis un monstre qui vous parle" (Grasset, 2020). »


A propos de la scène


La scène n°4 a en commun avec la scène n°2 (scène des psychiatres) de procéder assez directement d'« objets » réels, objets socio-culturels qui ont connu un certain retentissement médiatique. En effet, elle s'inspire librement, sur un mode particulier – s'agit-il d'un pastiche ? D'une parodie ? Ni l'un ni l'autre, ou les deux à la fois ? Ou d'autre chose encore ? – d'un Discours qui a effectivement été prononcé et a « fait événement », et qui, sans avoir eu dans le grand public un impact comparable au documentaire de Sébastien Lifshitz[1], revêt néanmoins une dimension spectaculaire et symptomatique par la violence de l'affrontement qu'il met en acte. Plus exactement : par la violence de la critique et de la remise en cause dont la psychanalyse est l'objet passif et médusé, de la part d'un des représentants les plus autorisés et les plus radicaux de la théorie du genre. Car un affrontement aurait supposé que les deux protagonistes jouissent de conditions égales et qu'ils puissent se répondre ; or, le genre même du Discours, qui dresse un orateur souverain face à un auditoire réduit à la réceptivité de l'écoute, privait de facto la psychanalyse de tout droit de réponse, de la possibilité immédiate de « se défendre » face au réquisitoire en règle qui s'abattait sur elle. En tout cas, si réponses il y eut ce jour-là dans la suite du Discours, ce dernier a tellement éclipsé son contexte immédiat – les journées internationales de l’École de la Cause Freudienne, autour du thème « Femmes en psychanalyse », qui se tinrent à Paris en novembre 2019 – qu'elles sont restées sans force ni effet. Et le Discours d'enregistrer dans l'après-coup cette absence de réponse comme le seul effet qu'il pouvait produire sur la communauté analytique[2]. Pas de réponse discursive donc, pas d'argumentation en bonne et due forme du côté du récepteur psychanalytique, mais seulement un effet : le déchirement de cette communauté, sa division en positions pour ou contre, comme si la psychanalyse n'avait plus d'autre choix, confrontée à la transcendance du Discours, que le rejet ou l'adhésion inconditionnels. C'est précisément cet effet – disparition de toute élaboration conceptuelle au profit d'un pur positionnement pro / contra – savamment orchestré par les stratégies rhétoriques du Discours, qui était au cœur de la quatrième scène.


La loi du genre pourtant avait été scrupuleusement respectée, et l'invité de marque, Paul Beatriz Preciado, avait écouté poliment, avec un sourire empreint d'une modestie affable, le présentateur désigné – selon toute probabilité, un psychanalyste – dérouler, non sans un certain entrain, le catalogue de ses publications. Pour créer un climat propice, le présentateur avait émaillé son énumération de louanges discrètes mais bien senties. Il avait même lu avec solennité un bref passage caractéristique du dernier livre de l'invité, avant de lui donner la parole. Tout s'annonçait sous les meilleurs auspices.


C'était compter sans le genre prophétique auquel le Discours empruntait ses ressorts les plus efficaces. Jouant, en le dramatisant, sur le contraste numérique d'un orateur isolé qui tient tête à un auditoire de 3500 psychanalystes, Preciado reprend dans son discours les lieux traditionnels de l'intervention prophétique. Il ne s'exprime pas seulement seul contre tous : il dit d'emblée qu'il parle depuis les marges auxquelles sa condition le condamne, que l'autorité de sa parole s'enracine dans sa différence et qu'elle n'est pas séparable de la stigmatisation qui la frappe. L'homme qui parle au nom de Dieu, sans être tout à fait exclu, est forcément « à part », d'une manière ou d'une autre il relève de l'exception. « Je suis un monstre », dit Preciado, un « mutant », « un corps non-binaire », un « transfuge », ni homme ni femme mais en même temps une femme devenue homme. Je vous parle en tant que sujet réel d'une « métamorphose impossible » et ce que je vais vous dire sera inévitablement entouré d'un climat de rejet et de persécution. C'est le signe le plus sûr que ma parole se confond avec la Vérité qui m'habite... En mettant d'emblée l'autorité de son Discours sous l'égide de son corps non-binaire, Preciado invente une version trans des prémisses « ordinaires » du discours prophétique.


La posture prophétique dans l'Ancien Testament est celle de porte-parole de Dieu. Le prophète hébreu ne parle jamais en son propre nom, mais au nom de l'Alliance passée entre Dieu et son peuple, Israël. Le prophète intervient pour discerner à travers les événements les voies de la fidélité à l'Alliance et pour encourager le peuple à les suivre. Il intervient surtout pour dénoncer, par des paroles dures et sans complaisance, l'infidélité du peuple, ses manquements à l'Alliance et ses trahisons, et en déduire les conséquences (par exemple, l'exil et la servitude politique) ; enfin, il exhorte le peuple à se repentir, à abjurer ses compromissions avec l’idolâtrie pour rentrer à nouveau dans les voies salutaires de l'Alliance. Il n'hésite pas à dramatiser : soit vous vous reprenez, soit vous disparaîtrez.


Si Preciado place les psychanalystes devant la même alternative prophétique, il ne le fait pas au nom d'une fidélité à restaurer – en l’occurrence, la fidélité envers les potentialités émancipatrices qui dès l'origine seraient inscrites dans la psychanalyse, conçue comme « théorie de l'appareil psychique et pratique clinique.[3] » C'est que selon lui, ces ferments émancipateurs sont une vue de l'esprit, une illusion d'optique qui se dissipera d'elle-même dès lors que la psychanalyse sera examinée « sous l'angle de l'histoire des corps abjects, de l'histoire des monstres et de leur rapport à la sexualité normative. »[4] Vue sous cet angle, la psychanalyse ne peut plus donner le change, elle apparaît pour ce qu'elle est, dans son identité profondément conservatrice et normalisatrice, comme « la science de l'inconscient patriarco-colonial, la théorie de l'inconscient de la différence sexuelle. » (idem). Les prophètes de l'Ancien Testament ne dénonçaient les dérives idolâtriques du peuple hébreu que pour l'inciter à renouer avec la rectitude de l'Alliance, c'est-à-dire à retrouver la fidélité à son essence de peuple élu. Rien de tel dans le discours de Preciado. La psychanalyse n'a rien à attendre d'un retour à la pureté de l'origine. Car c'est dès l'origine qu'elle s'est compromise avec le Mal, qu'elle est corrompue jusqu'à la moelle par les normes hétéro-patriarcales, qu'elle est complice jusqu'en ses présupposés les plus constitutifs (ceux qui sous-tendent la métapsychologie) de « l'épistémologie de la différence sexuelle. » Il n'y a rien à espérer ni rien à sauver de la psychanalyse, à moins qu'elle ne se rédime et que d'abord elle accepte de reconnaître – ce à quoi Preciado l'invite poliment[5] – cette complicité coupable qui la désigne, avec d'autres sciences et institutions, comme un haut lieu de l'oppression et de la réduction au pathologique des « minorités dissidentes du régime de la différence sexuelle » et de tous les subalternes de l'histoire.


Paul B. Preciado parle en prophète révolutionnaire, il parle au nom et à partir de l'avenir, non du futur lointain indéfiniment reporté des spéculations eschatologiques, mais d'un futur à portée de mains, en train de naître sous nos yeux sous l'action conjuguée de nombreux facteurs convergents[6]. La révolution qui mettra fin au « régime du capitalisme mondial intégré[7] » en même temps qu'à l'épistémologie de la différence sexuelle hétéro-patriarcale[8], est déjà en marche. Certes, comme toujours en pareil cas, les forces qui ont intérêt au maintien de l'ancien monde, se mobilisent et se radicalisent. L'enjeu du combat n'en est que plus clair, et la psychanalyse doit désormais choisir son camp. Soit elle confirme ses rapports de consanguinité avec l'ancien monde dominé par les discours patriarcaux et coloniaux et persiste dans l'affirmation de l'universalité de la différence sexuelle et de la reproduction hétérosexuelle. Soit elle se range du côté des monstres et des mutants de l'ancien monde et travaille avec eux à élaborer la critique des fondements de la domination et à inventer des pratiques sexuelles affranchies du carcan du binarisme. Si elle choisit le premier terme de l'alternative, elle se condamne elle-même à disparaître avec le monde ancien. Mais choisir le second, c'est s'obliger à rompre les liens de sa connivence avec l'épistémologie qui gouverne ce monde ancien. La psychanalyse ne pourra contribuer à la critique de la domination que si au préalable elle instruit son auto-critique. Sans doute serait-il plus exact de dire, pour restituer le fond mi-dit de la pensée de Preciado : elle doit consentir au préalable à recevoir la férule critique des mains expertes des anciens monstres devenus penseurs de la théorie du genre. « Nous refusons votre épistémologie et nous devons le faire d'une manière violente »[9], prévient-il en s'adressant aux analystes.

En tant que militant politique, Preciado se méfie de la psychanalyse, il estime qu’elle est si compromise avec « les dispositifs institutionnels, cliniques et micro-politiques qui maintiennent la violence des normes de genre, sexuelles et raciales »[10], qu'elle est à peine capable d'instruire sa propre critique. Il faut l'y aider, c'est-à-dire, dans une certaine mesure, l'y contraindre. D'où l'étrange programme de « mutation révolutionnaire de la psychanalyse » qu'il esquisse trois pages avant la fin du Discours, après avoir précisé que sa « mission est la vengeance de l'« objet » psychanalytique » sur les dispositifs de normalisation qu'il vient d'énumérer. L'objet psychanalytique, c'est l'analysant, le patient plus ou moins monstrueux allongé sur le divan normalisateur. Or, pour révolutionner la psychanalyse, pour obtenir d'elle une véritable auto-critique, est requise « une transition dans la clinique (qui) implique un changement de position. » Durant une période transitoire plus ou moins longue, « l'objet d'étude[11] devient sujet et celui qui était jusqu'à présent le sujet[12] accepte de se soumettre à un processus d'étude, de questionnement et d'expérimentation. Il accepte de changer. » Rien n'est dit sur ce processus de questionnement et d'expérimentation que devra subir « volontairement » le psychanalyste - objet sous le contrôle du patient devenu sujet. Ce qui semble clair, c'est que ce changement de position équivaut à une pure et simple interversion des places dans un rapport supposé de pouvoir. Au terme de cette phase transitoire, l'analyste sera débarrassé de tous ses présupposés et de toutes ses tendances normalisatrices. Il sera transformé. Alors pourra s'ouvrir un type inédit de relation clinique, où disparaît la dualité sujet / objet, et donc aussi, la différence entre analyste et analysant. Dans cette nouvelle configuration clinique, « il sera question d'apprendre ensemble à soigner nos blessures, à abandonner les techniques de la violence et à inventer une nouvelle politique de la reproduction de la vie à l'échelle planétaire. »

En définitive, la « mutation révolutionnaire de la psychanalyse » se résout dans la disparition pure et simple du dispositif canonique inventé par Freud (le divan), coupable de perpétuer la dissymétrie entre l'analysant et l'analyste. Devrait lui succéder une collaboration égalitaire réputée non-violente – comme s'il suffisait d'effacer tout vestige symbolique du rapport dissymétrique pour venir à bout des phénomènes de pouvoir et éradiquer les germes de la violence.


Question(s)


Première question


Si Paul B. Preciado déroule son Discours oscillant entre la mise en garde prophétique et le réquisitoire politique, c'est pour aboutir à la conclusion : psychanalystes, réveillez-vous, il est encore temps de vous sauver en sauvant la psychanalyse. Mais pourquoi, demandera-t-on, ce souci du salut de la psychanalyse s'il est entendu qu'elle est à ce point imprégnée par les schémas hétéro-normatifs, et gangrenée jusqu'en ses tréfonds par les normes patriarcales ? Pourquoi s'évertuer à vouloir sauver une « discipline » dont on vient de montrer qu'elle était, sur les plans théorique et pratique, un agent objectif des forces conservatrices d'un monde condamné par l'histoire ? Pourquoi ne pas la laisser, sans phrases, sombrer avec ce monde auquel son sort semble lié par de si puissants liens de complicité ? N'est-ce pas le Discours qui sombre, in fine, dans l'inconséquence ?


Réponse


Non, à condition de saisir que ce Discours est tout entier motivé par des enjeux et objectifs politiques. En premier lieu, le salut de la psychanalyse, nous l'avons entrevu, passe par une remise en cause drastique et radicale, qui porte sur les fondements qui gouvernent la théorie aussi bien que la pratique analytiques. Fondements théoriques : la psychanalyse est appelée à « remettre en cause ses propres catégories »[13], par exemple celle de l'Œdipe, dont la psychanalyse doit se défaire pour la simple raison qu'elle « cache la violence patriarcale derrière les désirs soi-disant incestueux des enfants.[14] » Fondements pratiques : abandon de la dissymétrie du divan au profit d'une sorte de care mutuel qui supprime la différence analyste / analysant. Au total, le salut de la psychanalyse équivaut à sa dissolution, à sa fusion pleine et entière avec les réquisits théorico- pratiques de la théorie du genre. Le salut s'apparente à un assujettissement.

Cette logique du salut repose sur l'alternative « prophétique » mise en œuvre par la rhétorique du Discours : se convertir ou périr. Mais ce qui semble la sous-tendre en dernier ressort, c'est une certaine conception de l'essence du politique, dont Preciado ne ferait que tirer les conséquences en les appliquant à la psychanalyse : à savoir que le critère du politique, ce qui le constitue comme tel, c'est la distinction de l'ami et l'ennemi – ennemi qu’il est dès lors permis et juste d’assujettir ou de détruire[15].


Deuxième question


Preciado dans son Discours enferme la psychanalyse et les psychanalystes dans une alternative à la fois mortifère et faussée. Faussée, puisqu'il dénie les potentialités émancipatrices de la psychanalyse, qu'il décrit comme une marionnette entièrement soumise au service exclusif de la répression patriarcale. Mortifère, puisque l'unique salut qu'il envisage pour la psychanalyse, c'est qu'elle accepte dans un esprit de contrition de se laisser dicter par les militants de la théorie du genre, ses concepts métapsychologiques et les règles qui organisent sa pratique clinique.

Face à ces attaques et cette mise en demeure, quelle attitude adopter ?



Quelques éléments pour une réponse possible : Le Collectif Lillois de Psychanalyse, un Collectif queer ?


C'est un fait : le cœur des théories du genre est de nature politique. Ce fait est patent dans le Discours de Preciado, mais on le retrouve, sous des formes plus atténuées, dans toutes les critiques qui sont adressées à la psychanalyse à partir de ces théories. Sur le fond, ces critiques engagent nécessairement, volens nolens, un questionnement radical sur le rapport entre la clinique et le politique.

La quatrième scène n'aborde pas cette question de fond[16]. Face au Discours qui résorbe la clinique psychanalytique dans le politique, qui la réduit aussi bien lorsqu'il la dénonce que lorsqu'il prétend la sauver, à une simple fonction du politique, cette scène répond en mettant en œuvre quelque chose comme une politique de la psychanalyse.


Politique est, d'abord, le geste classique de recourir à l'imitation pour se soustraire à l'autorité d'un discours, pour échapper à l'effet intimidant produit sur les esprits par le déroulement implacable de son dispositif rhétorique. L'imitation désamorce les jeux du pouvoir discursif ; sous cet aspect, elle est d'abord de nature parodique. La parodie mime un discours sérieux en le tirant vers le burlesque. A l'instar de la caricature, elle accentue des traits caractéristiques, les rendant comiques ou grotesques mais aussi plus visibles. Elle révèle les ressorts cachés du discours en les retournant contre lui[17].

L'imitation du Discours qu'opère la scène 4 n'est pas seulement parodique : elle relève aussi du pastiche. Si la parodie s'apparente à l'art du caricaturiste, le pastiche se rapproche quant à lui de l'art du faussaire. Non pas au sens où il s'agirait forcément d'usurper une signature célèbre ou de commettre un plagiat. Mais au sens précis où il s'agit de s'approprier le style, la manière ou le ton d'un « modèle » en se montrant capable de créer une œuvre en tout point indiscernable de celle qu'aurait pu créer l'auteur pastiché. Le pastiche imite sans déformer, il mime à la perfection l'original dont il s'inspire. Il s'agit de faire sienne une altérité en l'assimilant. Le pastiche illustre mieux que la parodie l'assertion d'Aristote : « Imiter est naturel aux hommes et se manifeste dès leur enfance (l’homme diffère des autres animaux en ce qu’il est très apte à l’imitation et c’est au moyen de celle-ci qu’il acquiert ses premières connaissances) ».


L'imitation très condensée du Discours de Preciado qui est au centre de la scène 4 et qui alterne, parfois en les entremêlant, les passages pastichés et les passages parodiés, n'est pas sans rapport avec la spécificité de l'écoute analytique. Séance après séance, celle-ci recueille les aspects multiformes qui font la singularité du discours du patient, elle enregistre ses inflexions idiosyncrasiques et ses concaténations caractéristiques, elle repère le retour des mêmes signifiants dans des contextes discursifs hétérogènes, ou au contraire le surgissement d'un signifiant inattendu. Réputée « flottante », l'écoute analytique repose sur l'alternance de moments où l'analyste se laisse imprégner par la parole du patient, où il accepte de se laisser envahir par le réseau des signifiants qui sort de la bouche du patient mais qui les enveloppe tous les deux – moments qu'on pourrait nommer « moments du pastiche » dans lesquels l'analyste est à deux doigts d'épouser la folie du discours de l'autre – , et de moments de déprise où l'analyste se soustrait a minima à l'emprise du discours de l'autre – moments « parodiques » où l'analyste reprend la main et gagne la possibilité d'avoir sur le patient un coup d'avance.

En choisissant de mettre en scène une version mimétique – mi-pastichée, mi-parodiée – du Discours de Preciado, le Collectif Lillois de Psychanalyse rétablissait les droits de la clinique que ce Discours avait anéantis en la noyant dans des déterminations politiques. Nous prouvions le mouvement en marchant. C'est en ce sens que cette imitation est d'ordre politique : elle pose un acte dont les effets excèdent essentiellement les intentions conscientes. Nous ne savions pas, en décidant de pasticher / parodier Preciado, que nous nous lancions dans une sorte de description clinique du Discours. Nous ne savions pas – ou alors très obscurément – que cette description clinique avait en-soi valeur de performance politique. Ni qu'elle était la vraie réponse du berger à la bergère, la meilleure façon finalement de réagir en tant qu'analyste à la mise en demeure prophético-politique par laquelle Preciado arraisonnait (a- raisonnait : privait de raison) la psychanalyse. Ce n'est que dans l'après-coup que tout cela est apparu. Comme c'est dans l'après-coup que nous comprenons pourquoi, malgré l'apparence, la version imitée ne finit pas en queue de poisson. En pastichant le passage où Preciado explique comment il a percé à jour la signification patriarcale et misogyne de l'orgie urinaire qui règne dans les toilettes des hommes, nous prenions congé du Discours en hypostasiant l'un des moments symptomatiques où son argumentation rationnelle dérape, laissant entrevoir l'arrière-fonds fantasmatique sub-délirant dans lequel elle s'origine. En ce point final où le pastiche rejoint la parodie, comme si le Discours déjà se parodiait lui-même, ce qui perçait en filigrane derrière la subjectivité souffrante violemment politique de l'orateur, c'est bel et bien le Sujet de l'inconscient.


La quatrième scène constituait un essai de « politique de la psychanalyse » en un autre sens encore : au sens où elle répondait aux effets redoutables de la performativité[18] du Discours, en inscrivant celle-ci dans un dispositif « théâtral » complexe, en l'insérant dans une performance qui, jouant ironiquement avec l'interpénétration constante des plans distincts engagés dans la mise en scène, produisait à son tour des effets spécifiques.


Au début de la scène, un membre du Collectif présente au public un conférencier avant de lui donner la parole, comme il est de règle dans ce genre de situation. Il ne manque pas de citer les ouvrages qui ont rendu le conférencier célèbre, et notamment Testo Junkie, que des spectateurs ont sans doute lus dans la vraie vie. Il restera au fond de la scène, assis dans la pénombre, pendant tout le temps où l'acteur qui joue Preciado prononce en pleine lumière la version imitée du Discours. Le discours achevé, il se lève, s'avance sur le devant de la scène, et se livre à un bref commentaire du Discours, comme si c'était le Discours original qui venait d'être prononcé. Une heure plus tard, après l'entracte, le même membre du Collectif se retrouve sur la scène en train de présenter, en présence cette fois des deux autres membres du Collectif, le livre – Queer psychanalyse – de l'invité du jour, Fabrice Bourlez. Fabrice Bourlez n'est pas un acteur : il joue ici son propre rôle. Il n'a pas de discours à prononcer, puisqu'il avait décliné notre offre initiale de présenter lui-même son livre. Pourtant, de fil en aiguille, ses réponses aux questions qu'on lui pose se transforment toujours plus en discours, soliloque improvisé, forcément original, sauf à penser qu'une force obscure l'aurait poussé à s'imiter lui-même.


Flash-back : l'acteur qui joue Preciado profère le Discours sur un ton souvent véhément. Parfois, il s'enflamme. C'est que son seul guide est la version mimétique du Discours ; il n'a eu ni le temps ni l'occasion d'écouter les vidéos qui traînent sur le net et nous permettent, dans une certaine mesure, d'accéder au Discours original comme si nous y étions. Faut-il le regretter, et penser que s'il l'avait fait, il aurait pu incarner Preciado sur un mode plus plausible ? En tout cas, il y met tout son cœur, il est bien plus présent au Discours que lors des répétitions du matin. Jusqu'à un certain point, il oublie qu'il joue, et parvient à ce résultat que dans sa bouche, hic et nunc, le Discours porte. Du coup, les spectateurs entassés dans l'espace exigu du théâtre sont métamorphosés en psychanalystes soumis à la loi du Discours. L'espace de la scène s'élargit à toute la salle, d'autant que parmi eux se sont glissés l'actrice et deux complices qui applaudissent, vocifèrent, encouragent ou protestent, et s'invectivent mutuellement. Immergé dans ce réel sonore, le spectateur devient sans l'avoir choisi l'un des acteurs de la scène. Alors, la distance propre à la représentation théâtrale s'abolit, celle-ci bascule peut-être dans la pure présence d'une présentation dont chacun est devenu partie intégrante.


L'inconscient ignore le temps. La représentation inscrite dans l'inconscient est indestructible. Cliniquement, cela se traduit par le fait qu'une représentation qui émerge de l'inconscient, bien qu'elle vienne de très loin, le plus souvent de la première enfance, n'a jamais pour le sujet valeur de passé, même s'il est capable de la situer « objectivement » dans la chronologie de son histoire. Malgré la durée écoulée, elle ne passe pas, elle est intacte. Elle se présente à la psyché comme au premier jour. Le temps n'a pas de prise sur elle. Sur l'autre scène, les coordonnées temporelles « normales » n'ont plus cours.


En fluidifiant les frontières entre fiction théâtrale et réalité, entre passé et présent, représentation et présentation, le Collectif Lillois de Psychanalyse s'est approprié l'ironie queer – qui joue avec d'autres frontières pour semer du Trouble(s) dans le genre – pour la mettre au service d'une politique en acte de la psychanalyse. Sans toujours savoir clairement ce que nous faisions, nous avons choisi de mettre à profit les ressources de la performance théâtrale non pas dans l'optique d'une psychanalyse appliquée, mais dans la tentative de porter autant que faire se peut le débat entre les théories du genre et la psychanalyse sur les planches de l'autre scène.

[1] Petite Fille, 2020 ; cf. Épisode n° 2.

[2] Je suis un monstre qui vous parle de Paul B. Preciado ; p. 12 (Grasset, 2020)

[3] Je suis un monstre qui vous parle, p.77

[4] Ibidem, p.78

[5] « Je vous demande, s'il vous plaît, de ne pas essayer de nier la complicité de la psychanalyse avec l'épistémologie de la différence sexuelle hétéro-normative. » Et il poursuit : « Je vous offre la possibilité d'une critique épistémologique de vos théories psychanalytiques, l'opportunité d'une thérapie politique de vos propres pratiques institutionnelles. Mais ces processus ne peuvent se faire sans une critique exhaustive de vos présupposés. Ne les refoulez pas, ne les niez pas, ne les réprimez pas, ne les déplacez pas. » Je suis un monstre qui vous parle, p. 79 & 80. En dépit de la différence de ton (qui reste ici longanime et courtois), comment ne pas entrevoir ce qui affleure dans ce passage, avec le projet de soumettre les pratiques analytiques à une thérapie politique, avec l’exhortation faite aux psychanalystes de se livrer publiquement et sans réserve à une auto-critique en règle ? L'éclair d'un instant, la figure du prophète biblique s'estompe, et transparaissent, dans un palimpseste sinistre, « quand bien même il y aurait des pianos et des fleurs sur la scène » (idem ; p. 94) celles de la Sainte Inquisition, du procès stalinien, du camp maoïste de ré-éducation.

[6] La fin du Discours les énumère pèle- mêle : « Internet, la physique quantique, la biotechnologie, la robotisation du travail, l'intelligence artificielle, l'ingénierie génétique, les nouvelles techniques de reproduction assistée, le voyage extraterrestre... » (idem ; p. 115). Sans oublier l'effet déjà considérable sur le terrain des droits politiques et des rapports de force dans la socio-culture, des théories et luttes féministes, queers, trans...

[7] Idem ; p. 114

[8] Le timing propre à la révolution qui va détruire le paradigme de la différence sexuelle devrait être très rapide : « ...ébranlée par de profonds changements, l'épistémologie de la différence sexuelle est en mutation et va céder la place, probablement dans les dix ou vingt prochaines années, à une nouvelle épistémologie. » (idem ; p. 65)

[9] Idem ; p. 121

[10] Idem ; p.123. Il précise que la psychanalyse est la complice active de cette violence normative « à parts égales » avec la psychiatrie.

[11] C'est-à-dire... le patient.

[12] A savoir : l'analyste.

[13] Idem, p. 123

[14] Idem, p.122

[15] Cette thèse célèbre est celle de Carl Schmitt, dont la biographie sulfureuse ferait pour Preciado un allié politiquement compromettant.

[16] Elle est en revanche abordée à travers la série des questions écrites que nous avons adressées à Fabrice Bourlez dans le fil de l'événement du 15 avril. Ces questions seront bientôt publiées sur le blog, avec les réponses de Fabrice Bourlez.

[17] Par exemple, mettre les rieurs de son côté est un ressort fréquent du Discours de Preciado. L'imitation de la scène 4, reprenant ce ressort sur un mode parodique, fait que le rire change de camp. Autre ressort parodié : présenter les psychanalystes comme une assemblée de has been. Ce ressort est d'autant plus puissant qu'il enrôle aussi les rieurs, mais en outre il mobilise des stéréotypes aujourd'hui si bien ancrés dans la doxa que les psychanalystes ont peine à s'en déprendre tant ils leur collent à la peau.

[18] Les concepts de performatif et performativité jouent un rôle central dans la théorie du genre. Initialement, c'est Austin qui isole dans How to do Things with Words (1962), des énoncés qui ne décrivent pas une situation, mais qui accomplissent une action, comme quand le prêtre dit « Pierre, je te baptise » ou le Président du Sénat « La séance est ouverte. » La performativité désigne ce pouvoir remarquable, réservé à ce type d'énoncés, et soumis à certaines conditions, d'effectuer un acte juste en prononçant des mots. Judith Butler va reprendre ces concepts pour étayer sa thèse d'une fabrication sociale des genres. Ce faisant, Butler leur confère une extension considérablement plus grande que chez Austin, c'est-à-dire aussi une signification beaucoup plus lâche. Comme le dit Eric Marty : « Le performatif a cessé d'être un concept désignant une petite classe d'énoncés spécifiques (…), c'est tout le langage qui s'est vu doté de performativité au sens où, pour les gender, tous les énoncés servent de près ou de loin à fabriquer du genre et des normes. Cette extension a été permise par la confusion entretenue par Butler entre ce qu'Austin a appelé l'acte illocutoire où les messages en effet réalisent l'énoncé (je jure, je promets, j'accuse...) et l'acte perlocutoire qui plus largement regroupe des énoncés qui produisent des effets sur l'interlocuteur, sur le contexte, sur l'histoire... » (cf. E. Marty, Le sexe des Modernes, Pensée du neutre et théorie du genre ; Seuil, 2021, p.53). La performativité du Discours de Preciado relève de l'acte perlocutoire par les effets déjà décrits produits sur l'auditoire psychanalytique et la normativité qu'elle distille, aussi implacable que celle du patriarcat hétéro-normatif.


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