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  • Photo du rédacteur Collectif Lillois de Psychanalyse

Anatomie d'une chute

Christophe Scudéri


Grand succès public et critique, ayant reçu la Palme d’or à Cannes, Anatomie d’une chute de la réalisatrice Justine Triet est l’un des films les plus marquants de ces dernières années. Les raisons de son succès sont multiples. L’incertitude dans laquelle il laisse son spectateur en est certainement une : on ne sait jamais vraiment si Sandra, son personnage principal, a tué ou non son mari. Avec malice, le scénario distille suffisamment d’indices discordants pour laisser ouverte jusqu’au bout la question. Mais si le côté Cluedo du film séduit, il n’explique pas à lui seul l’intérêt qu’il suscite depuis sa sortie.


Notre hypothèse est qu’il tire son attrait du hiatus qu’il fraye entre le discours néo-féministe dont il met au travail les figures contemporaines et les résurgences familialistes qui travaillent encore ce discours en sous-main. Nous nous proposons ainsi de dévoiler le versant inconscient du programme que le film arbore.


La chute


Anatomie d’une chute a ceci de riche et de complexe qu’il propose trois films en un : un film de procès, un film de couple et un film d’apprentissage. Outre le procès aux débats duquel nous assistons, nous sommes témoin du délitement d’un couple ainsi que de l’entrée abrupte d’un enfant dans l’âge adulte. Bien que chaque « film » ait sa propre logique, ils ne cessent de s’entrecroiser, se nourrissant l’un l’autre, composant au bout du compte une polyphonie particulièrement réussie. Grâce à ce chant à trois voix chaque spectateur trouve son compte, son regard se portant davantage sur tel ou tel « film » en fonction de ses centres d’intérêt. Mais, s’il avance dans trois directions différentes, le long-métrage trouve son centre ailleurs. Son cœur, qui est aussi son point de départ, est justement ce qu’on ne voit pas et qu’on ne verra jamais, à savoir la chute. La chute est hors-scène, gisant dans les marges secrètes du récit, elle se loge dans le film comme son point aveugle et pourtant, malgré son absence ou au contraire grâce à elle, elle est omniprésente puisque c’est depuis son ombre que l’histoire se déploie. Anatomie d’une chute est bâti sur un trou.


La chute est invisible, disons-nous ? Dans ce cas l’anatomie que promet le titre est franchement ironique, du fait qu’elle vise un acte manquant dont on a seulement le résultat : le corps ensanglanté du mari[1]. Le seul objet dans l’affaire que l’on peut disséquer c’est le cadavre — comme le prouve le préambule[2] du film qui se clôt sur une nécropsie. Comment peut-on anatomiser un « corps » dont le corps est absent ? Davantage que la chute qui lui glisse entre les doigts, le film décortique un cadavre et c’est dans une odeur de salle d’autopsie qu’il déroule son programme. Anatomie d’une chute s’écrit entre un macchabée et une fosse. Mais entrons dans le film.


L’hypothèse accidentelle 


Le récit se structure autour de deux hypothèses : le meurtre ou le suicide. Sandra a-t-elle tué son mari en le poussant du balcon ou Samuel a-t-il mis fin à ses jours en se jetant par la fenêtre ? Sandra a-t-elle occis son mari car il entravait sa vie ou Samuel s’est-il défenestré car il ne supportait plus, et ses échecs littéraires, et l’indifférence de sa femme, et sa culpabilité dans l’accident de son fils ? Alternative qui, en l’absence d’indices francs, mute au cours du procès en une enquête de personnalité : Sandra, écrivaine d’autofiction, est-elle perverse ou Samuel, écrivain raté, est-il mélancolique ? Le scénario a ceci de malin qu’il propose au fur et à mesure de son avancée des éléments qui alimentent l’une ou l’autre des hypothèses. Même sa résolution finale ne lève pas l’incertitude. Rien ne nous assure, en effet, que Daniel ne crée de toute pièce la scène qu’il rapporte au tribunal dans le but inavoué de sauver sa mère des griffes de la prison. En ne décidant jamais, le film laisse au spectateur la liberté de se faire une opinion, le convoquant tel le juré amené à juger de la culpabilité de Sandra au sein du tribunal de Grenoble. Le film de procès est alors pleinement un film de procès, transformant la salle de cinéma en une cour de justice.


Or, derrière l’ouverture apparente se cache en réalité un tour de passe-passe. C’est même cette ouverture apparente qui constitue le tour de passe-passe. En nous faisant croire que nous disposons de deux hypothèses entre lesquelles nous pouvons choisir librement, le film masque le coup de force qu’il opère d’emblée : l’exclusion de l’hypothèse accidentelle. Il suffit pourtant de se pencher quelques minutes sur ce cas de figure pour réaliser qu’aucun argument ne permet de le rejeter a priori — sinon la volonté des auteurs qu’il en soit ainsi. Après tout, pourquoi Samuel ne serait-il pas tombé accidentellement suite à une bagarre avec sa femme ? Ou suite à la joie bruyante de son chien qui, en lui sautant dessus, l’aurait fait basculer dans le vide ? Derrière le choix prétendument offert se camoufle en réalité un acte d’autorité. Cet acte, nous le détectons d’autant moins que le film nous fait croire que tout est sur la table, qu’il ne nous resterait plus qu’à juger en notre âme et conscience. Sauf que, si une troisième hypothèse est possible alors d’autres le sont aussi ; et, avec elles, une autre histoire peut se déplier devant nos yeux dessillés. Laquelle ? Une histoire dormante, une histoire occulte, une histoire dérobée que les auteurs ignorent, car tracée à leur insu, et qui pourtant sans qu’ils le sachent consciemment, guide le tracé de leurs pas.


Nous vous proposons de dévoiler l’inconscient du film.


Le chien


Lorsqu’on observe la façon dont sont filmés les personnages, on s’aperçoit que la majorité du temps ils sont filmés en contre-plongée, du bas vers le haut, par en-dessous, avec cet effet qu’ils nous dominent toujours un peu. Or, qu’est-ce que cela signifie ? La position de la caméra déterminant le point de vue depuis lequel les scènes sont perçues, depuis quel endroit regardons-nous les personnages ? Eh bien, depuis le chien. C’est depuis la position du chien que nous observons ces hommes et ces femmes s’agiter et les événements se dérouler, c’est depuis le regard vide de l’animal que nous regardons tout ce petit monde bouger.


Cette assertion trouve sa confirmation dans la place centrale que le chien occupe dans le film. Même s’il apparaît dans quelques scènes seulement, ce sont toujours des scènes bien choisies et finalement décisives. On l’aperçoit à trois moments : au début, pendant le procès et à la fin. Au début ? Alors qu’on le suit sur les chemins enneigés humant le sol tel un limier, il découvre le corps sans vie de Samuel. Pendant le procès ? Alors que Daniel cherche à savoir si son père a déjà attenté à sa vie, il est le cobaye à partir duquel, les yeux globuleux et la langue pendante, se dévoile la vérité. À la toute fin ? Alors que Sandra, innocentée, se couche sur un canapé, il vient la rejoindre en s’allongeant contre elle. Remarquons qu’il est le premier et le dernier à apparaître à l’écran, qu’il est donc celui qui ouvre et boucle le film, et, quand il surgit au cœur de l’histoire, il surgit pour permettre à la vérité de se révéler. Il trace ainsi un fil à partir duquel se règle le récit. D’ailleurs, ce rôle est annoncé à la fois par sa fonction : il guide l’enfant aveugle et par extension le spectateur aveugle ; et par son nom : il s’appelle « snoop », le fouineur, dans le film, il s’appelle « messi », le messie, dans la vie. Mais quel est ce fil ?


Dans « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée » (1945), Lacan décrit comment le « Sujet » est produit par un « acte » réalisé dans la hâte au terme d’un temps logique composé de trois temps : l’instant de voir, le temps pour comprendre et le moment de conclure. Les apparitions de Snoop reprennent ces trois temps. Premier temps : il découvre le corps ensanglanté de Samuel en un instant, l’instant de voir que son maître est mort ; deuxième temps : en avalant les cachets d’aspirine afin de reproduire le suicide supposé du père, il participe du temps pour comprendre, comprendre que la mère est innocente ; troisième temps : au moment où le récit se referme, que Sandra a retrouvé son chalet et qu’épuisée elle s’allonge sur le canapé, il se hâte de l’y rejoindre dans ce qui est la dernière image du film. Mais actant alors la naissance de quoi ?


Si on relie chacun de ces trois temps au rôle joué par Snoop, on obtient la triade suivante : il découvre Samuel mort ; il est Samuel mort ; il prend la place de Samuel auprès de Sandra. De cette séquence résulte un acte qui se révèle au grand jour dès lors qu’on combine la séquence avec la dispute qui a précédé la chute et dont on entend l’enregistrement lors du procès. Que montre cet échange de plus en plus vif au fur et à mesure qu’il dure ? D’un côté, une femme qui ne cède pas sur son désir, de l’autre, un homme qui exige des signes d’amour ; d’un côté, une femme dont l’indépendance est telle qu’elle peut affectivement, matériellement, sexuellement, intellectuellement, se passer de l’homme, de l’autre, un homme dont la dépendance est telle qu’il est incapable de vivre sans l’affection et la reconnaissance de sa femme. Quel est donc le message d’Anatomie d’une chute ? En s’ouvrant à son désir, la femme a découvert qu’elle pouvait se passer de l’homme[3], et pas n’importe quel homme, l’homme viril et paternaliste, le traditionnel, le machiste, le père. L’homme est mort, voilà le constat qu’entérine le film en l’annonçant urbi et orbi. Et il pourrait en rester là… s’il n’enfonçait le clou quand, dans un sommet d’ironie, il ajoute cet addenda au constat : l’homme est à ce point inutile à la femme qu’elle peut le remplacer par le chien. Si la chute tue l’homme, le chien l’enterre. C’est dans la mesure où le chien prend sa place que la chute de l’homme est actée. De là à penser que le chien serait l’avenir de l’homme…   

  

Le Sujet contemporain 


Quel est le sujet produit au terme de cette séquence en trois temps ? Si, en plus de ce que nous avons dit, on note qu’avec ses cheveux courts et ses vêtements ternes Sandra paraît asexué(e), sans sexe déterminé, neutre, alors le sujet produit, qui n’est rien d’autre que le sujet contemporain, est : un sujet qui n’est ni homme ni femme, transgenre ; qui ne cède en rien sur son désir ; qui est pleinement émancipé puisqu’il ne dépend de rien ni de personne ; et qui tient coûte que coûte la ligne de la franchise même quand celle-ci peut objectivement la desservir (comme au cours du procès où Sandra dit sans détour ses pensées même les plus négatives envers son conjoint). Elle incarne ainsi le Sujet contemporain en tant qu’il est la figure idéale devenue enviable pour tout individu d’aujourd’hui, homme comme femme.


Avec la question du Sujet émerge, en sus, une certaine idée de la relation à l’Autre. Alors que Samuel attend de l’Autre qu’il soit Tout pour lui, étant prêt à y sacrifier sa vie s’il le faut, Sandra embrasse l’ensemble des possibles en distinguant l’amoureux, l’amant et le conjoint, chacun pouvant être tenu par une entité unique ou par des entités différentes. Lorsqu’on l’interroge sur les débuts de sa relation avec celui qui allait devenir son mari, Sandra précise qu’elle est tombée amoureuse du professeur de littérature dont elle était l’élève et que leur rencontre était d’abord intellectuelle. De ses propos on peut tirer les assertions suivantes : son amour est un amour de littérature, son désir un désir du maître et son besoin un besoin de complicité intellectuelle. Tant que Samuel occupait ces trois places, il incarnait pour Sandra le seul Autre qui compte mais, une fois chu de cet endroit, il n’est plus qu’un objet méprisable et méprisé. Chaque registre se découplant et regagnant alors son autonomie, l’Autre ne pouvant plus être à la fois le lieu de leurs convergences et de leurs nouages, Sandra adresse alors son amour à ses lecteurs, son désir à ses maîtresses et ses besoins à son éditeur — ce qui requiert un pacte de foi, un consentement réciproque et un contrat d’intérêts mutuels. Émerge de cette nouvelle situation « affective » le modèle socio-culturel actuel dans lequel l’amoureux, l’amant et le conjoint sont portés par des individus distincts au sein d’une cohabitation des affects et d’une colocation des relations et ce, dans le cadre d’un accord raisonné des protagonistes. Comme on le constate, la chute de l’homme est simultanément la chute du patriarche en tant qu’il incarne à la fois le père, le maître et le mari. Petite incise : il importe pour tout clinicien de tenir compte de cette nouvelle donne car elle produit de nouveaux symptômes puisque, comme le montrent les analysants sur le divan, nombreux sont ceux qui souffrent de l’écart qui se creuse entre cet horizon à atteindre socialement prescrit comme forme désirable et l’existence de chacun où la mise en pratique butte sur des impossibilités de fait.  

    

Pour résumer, Anatomie d’une chute rend compte du contemporain, d’où sans doute son succès, dans la mesure où il acte la mort de l’homme dans sa version patriarcale et qu’il montre la naissance corrélative d’un Sujet émancipé, transgenre, de Désir et du dire-franc. Le film se fonde ainsi sur la béance d’une chute située hors-scène — car comme tout acte par structure invisible — mais dont il enregistre dans l’après-coup le résultat — la production du Sujet contemporain — en calquant la ligne de son récit sur celle de la séquence enclenchée par l’acte[4]. L’aspect « compte-à-rebours » qu’il revêt est la manifestation cardiaque de la logique qui le sous-tend.


Les dessous du récit


On pourrait en rester là s’il n’y avait pas une scène, composée de quelques images seulement, qui, en nous titillant, nous invite à une autre interprétation. Cette scène est la toute première du film. Elle se loge dans la partie qui, précédant le générique, posent les prolégomènes de l’histoire c’est-à-dire les bases sur lesquelles, non seulement le récit, mais surtout le piège scénaristique va se déployer ensuite. Que se passe-t-il dans cette entrée en matière ? Caméra posée au ras-du-sol, on y voit une balle dévaler les marches d’un escalier puis Snoop apparaître à l’étage, descendre, se saisir de la balle à pleines canines et s’arrêter net, fixant sur la droite un point au-delà de l’écran. Après quelques maigres secondes il rebrousse chemin et gravit à vive allure les escaliers, la balle enserrée dans la mâchoire.


Donnée essentielle qu’il nous faut évoquer avant toute analyse détaillée de la séquence, celle-ci se déroule sur un fond sonore, celui d’une conversation dont nous n’apercevons pas les protagonistes mais qui se tient à quelques pas de là. Il s’agit de Sandra qui discute avec une étudiante venue l’interroger sur son œuvre d’écrivain. Les deux femmes apparaissent à l’écran quelques secondes plus tard dans une suite de champs et de contrechamps cadrés sur leurs visages dont l’ensemble façonne le cœur véritable de cette entame. On y découvre, en effet, pour la première fois le personnage principal, qui se montre d’emblée sous le jour d’une ambiguïté retorse : celle d’une femme qui transgresse les limites, que ce soit celle invoquée par son interlocutrice du faux et du vrai qu’elle enchevêtre dans ses écrits en mêlant des événements de vie avec la fiction ou que ce soit celle du professionnel et du privé comme le démontre la volonté insistante de Sandra de questionner l’étudiante sur ses goûts ou les tentatives outrancières, que ne contredirait pas n’importe quel homme de pouvoir[5], qu’elle engage pour la séduire. Venant se surimprimer sur la discussion en cours, la scène de la balle se présente dès lors comme une séquence parasite qui arrive dans le film par inadvertance tel un acte manqué. Pas besoin d’être un grand disciple de Freud pour y voir alors s’énoncer la loi inconsciente du film. Quelle est-elle ?


Ainsi construite la scène préfigure le drame, de même qu’elle énonce par avance le coupable. En effet, en dégringolant l’escalier, la balle annonce la chute à venir et, en tombant de l’étage, signale que l’Idéal s’effondre avec elle. La chute est celle de l’homme, l’Idéal celui de l’homme viril et patriarcal. Mais la scène ne dit pas que cela. Quand Snoop stoppe sa course et qu’il fixe avec insistance quelqu’un hors-champ, il regarde un Autre invisible qui n’est rien d’autre que l’homme mort dont le fantôme ne va cesser de hanter le récit. Nous en avons confirmation lorsque, toujours dans le préambule, après la chute et la découverte du corps ensanglanté de son maître, nous voyons Snoop, que nous suivons en train de déambuler au milieu des gendarmes, s’arrêter net une fois encore et fixer une photo de Samuel pour nous la désigner. Il n’est pas seulement celui qui redonne la vue à Daniel en guidant ses pas, il est aussi celui qui nous met sous les yeux le spectre paternel que nous ne voyons pas, et dont le retour incessant marque l’impossible deuil. La scène pourrait s’arrêter là, et notre analyse avec elle, si entre les bonds de la balle et l’immobilité du chien, n’était filmé Snoop en train d’engloutir la balle. Comment l’interpréter ? Sinon comme la dévoration incorporante du père, mari et maître. Dès lors un processus se dessine : après la chute mortelle, le père est incorporé puis, une fois incorporé, il fait retour sous la forme surmoïque du spectre. Ce qui indique un deuil qui manque à se faire. Pour quelle raison ?


Si la réponse est déjà incluse dans l’acte de dévoration elle revient, énoncée plus clairement encore, dans l’ultime image du film quand Snoop rejoint Sandra sur le canapé. Comment sont-ils allongés ? En chien de fusil. Oui, en chien de fusil. Il faut donc nous rendre à l’évidence : le meurtrier est le chien, comme tout l’insu du film concourt à nous le proclamer à cor et à cri. Thèse totalement farfelue si on considère le chien pour ce qu’il est, à savoir un chien ; thèse absolument crédible si on le considère pour ce qu’il représente, à savoir le Sujet de l’Inconscient.


Le Sujet de l’Inconscient


À l’appui de notre affirmation, il y a la manière particulière avec laquelle Snoop se présente à l’écran. Sans affect apparent ni pensée repérable, il est un sujet vide ; poinçonneur du récit puisqu’intervenant toujours à des moments cruciaux, il donne sens à l’histoire en train de se faire ; lié au père mort dont il devient le signifiant, il est un signifiant-maître. Finalement, il donne à voir le Désir qui guide le film. Mais quel est-il ? Une autre scène nous vient alors en tête…


Après l’épisode de la balle débute l’échange entre Sandra et l’étudiante venue l’interviewer. Au bout de quelques minutes une musique tonitruante retentit à l’étage, dont le but est clairement d’empêcher la poursuite de la discussion. Avec ces notes, Samuel fait littéralement effraction dans l’histoire sous la forme fantomatique annoncée, celle d’une (omni)présence invisible. Il se trouve qu’après la balle et juste avant de basculer sur les deux femmes se glissent quelques secondes d’une saynète qui se déroule à l’étage. Elle est à ce point décalée qu’elle peut passer inaperçue, tendant à se réduire à une image subliminale. On y voit dans un plan serré Daniel tirer sur le collier de Snoop afin de le faire entrer de force dans une bassine emplie d’eau savonneuse. Une minute plus tard, alors qu’on assiste pour la première fois à l’interview, on revient à nouveau à l’étage pour y apercevoir Snoop s’ébrouer après être sorti de la bassine tandis que Daniel lui dit : « tu es tout propre, il n’y a plus de saletés ». L’assassin serait-il en train d’essuyer les traces de son crime ? Mais de quel assassin parlons-nous ?


Daniel


Ce que rappelle le geste autoritaire de Daniel, c’est que le maître de Snoop, celui qui donne les ordres, c’est lui ! Par conséquent, le molosse tue le père parce qu’il est en service commandé. En service commandé par le fils. Un élément supplémentaire nous dicte cette interprétation. Que fait Daniel dans la scène de la bassine sinon pousser son chien, qui est le substitut du père, à faire le saut, celui que nous ne voyons pas mais que nous devons supposer, le saut dans le trou immaculé de la bassine. Tout est donc dit, et cela dès le départ dans cette image qui paraît anecdotique.


Cette révélation ne va pas sans conséquence. Elle introduit un sérieux doute sur la sincérité de Daniel lors du procès. La conversation qu’il rapporte comme celle qu’il a eue avec son père quelques années auparavant, et qui fait basculer le jugement en faveur de l’hypothèse du suicide, est-elle bien réelle ? Après tout, Marje, l’intervenante qui le temps du procès accompagne le garçon, ne lui dit-elle pas que la vérité sera celle qu’il décide ? Le crime serait donc parfait. Daniel tue le père pour mieux jouir de la mère. Œdipe quand tu nous tiens !


Conclusion


Après la balle, après la discussion, après la promenade de Daniel et de Snoop, après la découverte du corps, nous avons, toujours dans le préambule du film, un plan où nous apercevons depuis l’étage, en bas à gauche, le corps ensanglanté de Samuel et, en haut à droite, à distance, Daniel éploré dans les bras de sa mère qui regarde le corps de son mari. Immédiatement après, nous voyons Snoop seul et impassible, allongé dans la neige, observant de toute évidence le trio, de ses yeux bleu et noir. Le plan nous raconte ceci : depuis un autre lieu et un autre cadre, le chien observe les hommes dont il est le miroir révélateur et cruel. Et que voyons-nous ?


Le film se présente comme le portrait d’une femme libre et émancipée, qui, en assumant pleinement son désir, met fin au règne de l’homme patriarco-viril dont elle signe la chute. Le procès qu’on lui attente est celui, réactionnaire, fait à une libération du désir corrélative à un meurtre symbolique. Anatomie d’une chute prend acte de ce changement épistémique en généralisant la figure de la femme libre à tout être de désir et en essayant d’en tirer les conséquences sur l’amour, le couple et la famille. Quant à la vérité, si Daniel évoque Tirésias, il n’est pas assez aveugle pour avoir des visions oraculaires et il est bien trop aveugle pour accorder du crédit aux faits expérimentaux. Il est donc la vérité du désir : est vrai ce que je veux, non ce qu’un destin ou une nature m’impose.


Anatomie d’une chute est un film féministe et queer.


Mais, en suivant le fil du chien, nous nous sommes aperçus qu’on ne se débarrasse pas si facilement d’Œdipe. Parricide et inceste, voilà ce qui fait retour dès lors qu’on fait du chien l’instrument du désir du fils. À vouloir tuer le Père, le Père revient-il encore plus puissamment nous hanter ? Mais à une différence près : désormais, l’enfant sait. Voilà la question avec laquelle nous laisse Anatomie d’une chute. 

                                                                                  

Le 3 mars 2024,

                                                                                   Christophe Scudéri    

 

[1] Faut-il d’ailleurs qu’il y ait ce corps pour induire la chute sans quoi la chute n’existerait même pas.

[2] Le préambule désigne la partie du film qui se déroule avant le générique.

[3] On pourrait ajouter « car elle est devenue un homme comme un autre ». Nous renvoyons à la discussion qui ouvre le film.

[4] L’action produite par le temps logique (la mort) est ainsi la manifestation après-coup d’un acte ayant déjà eu lieu (la chute) mais acte qui n’existerait pas s’il n’y avait pas une action pour en rendre compte.

[5] C’est en ce sens que Sandra est un homme comme un autre.

 

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