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Freud au temps de la Covid-19

Photo du rédacteur:  Collectif Lillois de Psychanalyse Collectif Lillois de Psychanalyse


Christophe Scudéri



A lire ce qui se discutait au sein de la communauté « psy » pendant le confinement, on trouvait essentiellement des réflexions et des commentaires sur l’usage, soudainement généralisé, du téléphone ou du visiophone. En modifiant les conditions matérielles de la séance, la Covid-19 poussait les « psy » à s’interroger sur la manière, nouvelle ou pas, dont la parole s’énonçait et se déployait dans la cure ou la psychothérapie.


Or, même si ces questions devaient être posées, elles restaient secondes par rapport à la première d’entre toutes, dont on peut s’étonner qu’elle fût rarement énoncée : pourquoi les « psy », dans lesquels il faut inclure l’ensemble des dispositifs hospitaliers qui en relèvent (CMP, CMPP, Hôpital de jour, etc.), se sont empressés de fermer leurs cabinets et les centres de consultations dès l’instant où le confinement a été imposé ? Le confinement impliquait-il nécessairement l’arrêt total et immédiat des rencontres physiques ? Bien sûr, le ton guerrier employé par Emmanuel Macron, le climat d’urgence vitale, l’angoisse d’une mort pouvant frapper à chaque coin de rue, imposaient de s’exécuter au plus vite sans plus y penser que cela. Mais, passée la surprise inaugurale d’une situation inouïe que peu avait anticipé, n’était-il pas possible de revenir, pour les penser, sur ce qui avait été décidé dans la précipitation ? Tel ne fut pas le cas ou si peu. C’est ce travail attendu mais ineffectué que nous tentons d’amorcer ici par quelques réflexions.


La fermeture des cabinets « psy »


Pour quelles raisons les « psy » ont-ils, dans leur grande majorité, décidé de fermer leur cabinet ? La raison est-elle légale ? Le confinement général interdirait-il de recevoir physiquement les patients ? Il est vrai qu’il a pu régner une grande confusion autour de ces aspects juridiques. Pendant quelques jours il n’a pas été simple de savoir ce qui était permis et ce qui ne l’était pas. Mais, une fois le dispositif sanitaire installé, la loi s’est faite plus précise. Ainsi, le 1er avril 2020 l’HAS a-t-elle recommandé dans un document signé par plusieurs syndicats de psychiatres et de psychologues, la nécessité de :

« Maintenir et renforcer l’offre de soins ambulatoires en privilégiant le recours aux prises en charge à distance (vidéotransmission, à défaut par téléphone), tout en maintenant la possibilité de consultations en structures de prise en charge ambulatoire ou en cabinet libéral, de visites à domicile et d’activités individuelles ». Et, quelques lignes plus loin, il est encore précisé :

« Il est essentiel de maintenir la possibilité, notamment pour des premières consultations ou pour certains patients présentant des pathologies psychiatriques sévères, cela dans des conditions de protection sanitaire indispensables (port d’un masque, utilisation de gel hydroalcoolique, respect des mesures barrières) :


• de consultations en structures de prise en charge ambulatoire ou en cabinet libéral ;


• de visites à domicile ;


• d’activités individuelles, notamment dans les hôpitaux de jour et CATTP ».


Ainsi, si l’on suit la règle édictée – certes, prise dans un sens élargi mais remarquons le « notamment » ouvrant les consultations à d’autres personnes que celles atteintes de pathologies psychiatriques sévères –, il était tout à fait possible de recevoir en cabinet. Dès lors, pourquoi avoir exclu a priori, sans même aller plus loin, les séances « physiques » ?


La réponse n’est pas légale mais psychologique : les « psy » ont pris peur. Le Réel incarné par la Covid-19 s’est immiscé dans les esprits jusqu’à rendre impossible la poursuite « normale » des séances. En décidant de ne plus recevoir en cabinet, les « psy » se sont protégés des patients dont le corps devenait soudainement porteur d’une menace, une menace de mort.


Or, ceci ne sera pas sans conséquence, notamment sur le transfert et donc sur la suite du travail thérapeutique ou de la cure. En effet, dans le cadre du transfert, l’analyste (ou le thérapeute) vient à incarner pour l’analysant (ou le patient)[1] le Sujet supposé Savoir ainsi que l’objet cause de désir à travers l’agalma dont il se fait le porteur. Ceci lui confère une aura d’irréalité : conversant avec les dieux, détenteur d’un savoir sur la vérité du Sujet, il apparaît fantasmatiquement comme dégagé des considérations matérielles seyant aux humains. Ainsi est-il difficile voire impossible pour les personnes qui fréquentent son divan ou son fauteuil, de l’imaginer dans son quotidien le plus prosaïque (comme manger ou faire l’amour ou satisfaire des besoins naturels, etc.), plus largement, d’envisager sa mort : fondamentalement, l’analyste est, à l’image des dieux avec qui il échange, impassible et immortel.


Avec la pandémie et ses effets, cette croyance qui résulte directement du transfert, mais à laquelle l’analyste, par son attitude, se prête, vient à être mise à mal. En choisissant de fermer unilatéralement son cabinet, l’analyste montre sa peur et, en montrant sa peur, redevient bassement mortel aux yeux de ses analysants et patients. Soudainement, ce « psy » qui était fantasmatiquement sans corps se voit réattribuer un corps dont il subit la nature maladive et mortelle. Plus exactement, si nous appliquons à l’analyste la distinction introduite par Kantorowicz des deux corps du roi à savoir le fait que le roi, d’une part, possède un corps terrestre et mortel, d’autre part, incarne un corps céleste et immortel[2], alors, avec le virus, le psychanalyste serait violemment ramené à son seul corps terrestre au détriment du corps céleste qu’il revêt préférentiellement d’ordinaire, et dont il serait subitement exclu. Dès lors, comment le transfert va-t-il se déployer après cette chute ?


A cela s’ajoute une donnée supplémentaire dont on peut espérer qu’elle s’efface un jour mais qui, en attendant, s’impose : le corps de l’autre étant devenu un foyer contaminant, il n’est plus corps de désir mais corps de mort. Dès cet instant, l’analysant apparaît à l’analyste comme un corps dont il doit se protéger de même que son corps d’analyste lui apparaît comme un corps dont il doit protéger l’analysant. Ceci va-t-il pousser les « psy », comme le préconisent certaines agences syndicales, à recevoir les patients avec masques, blouses et gants ? En rappelant sans cesse par ses protections immaculées combien il est potentiellement corps viral inoculateur, l’analyste dont le visage serait barré par une frange de tissus, pourrait-il être encore le support du fantasme de l’analysant ainsi que de son désir ? Le travail analytique (ou psychothérapique) peut-il se faire sur le fond d’une méfiance contrebalancée par un harnachement de l’analyste le transformant au mieux en bibendum, car au moins on pourrait en rire, au pire en scaphandrier d’un nouveau genre, prêt à plonger dans les abysses de l’angoisse partagée ?


Mais pourquoi ? Pourquoi l’analyste est-il soudainement saisi par la peur alors que le risque réellement encouru reste statistiquement limité ? On peut invoquer le fait que la communauté « psy » est vieillissante, qu’elle est à ce titre bien plus exposée que le reste de la population à la Covid-19. Dont acte. Mais, il n’en reste pas moins que cette prudence indispensable ne s’applique pas, loin de là, à l’ensemble des « psys ». Dès lors que les précautions sanitaires requises sont remplies, qu’est-ce qui objectivement empêche de recevoir physiquement les patients ? Aussi, à côté de cette explication contingente, nous en voyons une autre, de fond, touchant au cœur même de la psychanalyse : les analystes (ou les thérapeutes qui se réclament de la psychanalyse) ont peut-être perdu foi en la psychanalyse, et leur peur n’en serait que le dramatique symptôme.


En effet, à la semblance des soignants qui jamais ne se sentent en danger au contact des malades du fait du signifiant « soignant » sous lequel ils se rangent, les psychanalystes ne se sentent jamais en danger auprès des analysants du fait qu’ils se logent sous le signifiant « psychanalyste » et ce, alors même que leur écoute flottante tout autant qu’attentive leur fait courir le risque d’être « contaminé » par ce qui leur est rapporté à l’oreille. D’ailleurs, il suffit a contrario qu’un analysant, une histoire, un vécu touchent l’analyste au point de l’affecter outre mesure pour qu’il convoque, en guise de soutien, le signifiant « psychanalyse » avec l’ensemble de ses déclinaisons pratiques : cure de contrôle, collègues, groupe de travail, lecture, etc. Par ce biais, il distribue à l’autre ce qui le bouscule et par là-même réassigne les places, en faisant de ses formations inconscientes intempestivement provoquées la manifestation du symptôme du patient. Si, en dépit de l’épreuve que peut constituer l’écoute quotidienne de la douleur humaine, l’analyste continue heure après heure, jour après jour, semaine après semaine, à accueillir les paroles en souffrance de ses analysants, c’est qu’il a foi dans ce qui, en le nommant, le protège de la contagion d’affects, de délires, de douleurs. Or, que peut être une cure si celui qui en est le garant a perdu la foi dans ce qui le fonde ?


Entendons-nous bien, l’une des particularités de ce virus est qu’il réintroduit brutalement au sein de la cure le réel le plus cru d’une mort organique. Faut-il que l’analyste, et l’analysant, soient suffisamment rassurés sur ce terrain-là, celui de la contagion physique, pour qu’ils puissent « travailler » sereinement par ailleurs. Or, à partir de quels moments peut-on considérer que les risques encourus avec la Covid-19 ne dépassent pas les risques inhérents à la vie ? Autrement dit, à partir de quel stade peut-on considérer que la peur du virus relève du fantasme et non de raisons objectives ? S’il est clair que la quête du risque zéro comme le déni du danger appartiennent bien au fantasme, il n’en est pas de même pour toute position qui se situerait entre ces deux pôles. Déterminer s’il faut ou non porter le masque en séance se situe dans cette zone trouble. Confronté à ce réel, l’analyste se trouve à statuer seul et pour son seul compte, sur la faisabilité de rencontres physiques en fonction des dangers objectifs auxquels il s’expose et de l’angoisse qui l’étreint. C’est dans cet entre-deux où il intervient subjectivement que se loge l’écueil d’une surréaction qui ne laisse pas alors d’interroger. A constater la décision très largement partagée d’un arrêt total des séances présentielles sans que ne soit mis à la question ce choix qui ne va pas de soi, c’est bien cet excès que nous observons. Ne vient-il pas alors dévoiler quelque chose qui, sans nul doute, existait avant la crise mais que celle-ci révélerait par devers elle ? Dès lors que l’angoisse exprimée par l’analysant vient non seulement éveillée mais alimentée inconsidérément l’angoisse de l’analyste au point qu’il préfère surseoir aux entretiens en chair et en os, c’est bien que la barrière symbolique départageant ordinairement les corps des protagonistes, cette ligne de partage virtuelle permettant d’écouter l’autre sans peur d’être contaminée par lui, s’est brisée. Ne doit-on pas alors conclure que le signifiant « psychanalyse » ne protège plus l’analyste de la contagion par le discours de l’autre – de même qu’il ne protège plus l’analysant, ceci s’appliquant dans les deux sens ? Si tel est le cas alors les conséquences pourraient s’avérer dramatiques[3].


Voilà, nous semble-t-il, les questions préalables que les « psy » devraient se poser, voilà ce dont ils devraient se saisir, s’il n’est pas trop tard, avant toute autre considération. Et c’est une fois accompli cet examen des prérequis que peut être interrogée cette manière neuve de procédé que représentent les consultations par téléphone ou visiophone.

Pour notre part, ces préliminaires étant assurés, nous nous permettons, en guise de conclusion, d’analyser ce qu’il en est de cet usage inédit à partir d’une double question : était-ce le meilleur moyen ? Et avec quelles conséquences ?


Une séance simulée


Au corps de l’autre soigné, ou soignant, soudainement désigné « porteur de mort », il a été répondu par un acte aussi abrupt qu’inédit d’éloignement radical. En ne faisant pas dans la demi-mesure, les instances de santé espéraient être à la hauteur de la crise sanitaire mais prenaient un risque incroyable, celui de contrevenir à la bonne santé psychique des individus et, parmi eux, des patients dont elles avaient la charge. En fermant du jour au lendemain les lieux de consultations, elles entraînaient l’interruption brutale des « suivis » pour des personnes déjà fragiles et encore plus avec cet arrêt impromptu ; et si on ajoute les perturbations psychiques générées par le confinement lui-même, qui n’ont pas manqué de poindre au fil du temps, sans parler du climat anxiogène crée par l‘épidémie, on a alors le sentiment que, sous l’effet de la précipitation, les acteurs de santé mentale ont déserté en rase campagne, laissant à leur triste sort tous ceux dont elles ont vocation à prendre soin.


C’est pour pallier ces dangers qu’a été rapidement proposée aux patients la poursuite des soins par téléphone ou visio-consultation, afin de « maintenir le lien » pour reprendre la terminologie en usage. Or, le but de ces consultations particulières n’était pas très clair : s’agissait-il d’évaluer par téléphone l’état du patient, quitte à l’hospitaliser si son cas l’exigeait, ou de simuler une consultation à visée psychothérapique ? Sans trop nous avancer dans un questionnement qui mériterait à ce qu’on s’y arrête, n’aurait-il pas maldonne à penser que la psychothérapie se tient « normalement » dès lors qu’elle se déroule dans des conditions équivalentes à celles de la réalité, par exemple, en utilisant le visiophone pour les thérapies en face-à-face ? Autrement dit, n’y aurait-il pas tromperie lorsqu’on s’efforce à ce que la simulation soit si proche de la réalité simulée qu’elle semble ne plus s’en distinguer alors qu’elle n’est au bout du compte qu’une psychothérapie simulée, une simili-thérapie, une fausse thérapie ? Dans ce cas, réduire l’appel à une évaluation aurait au moins l’avantage de la clarté.


D’ailleurs, si tant est qu’il faille encore nous convaincre de l’impéritie d’un tel procédé, que montre l’expérience clinique issue de ces deux mois de confinements ? Passée l’excitation première d’un dispositif inédit pouvant susciter chez quelques patients des dires inordinaires, et à l’exception de quelques patients à la personnalité particulière, s’observe un appauvrissement général des séances au point qu’il puisse être décidé, d’un commun accord entre les participants, d’une suspension des séances. Ceci prouve combien les entretiens par téléphone ou visiophone ne sont qu’un pis-aller dont la fécondité, très relative, reste dépendante de la possibilité de réaliser à intervalle régulier des séances présentielles. Par conséquent, ces rencontres techno-médiatisées ne peuvent rester que l’exception et les physiques la règle. Pour autant n’entend-on pas doucement s’élever, et parfois même chez les « psy », une petite musique, celle d’un télétravail dont la période actuelle aurait démontré la faisabilité voire l’efficacité et qui, de ce fait, pourrait s’imposer à l’avenir comme mode privilégié de consultation ?


Dès lors, les mois qui viennent s’annoncent vitaux pour le monde « psy ». De sa capacité à penser ce qui arrive ainsi qu’à imaginer la suite dépendront ses choix, et de ses choix l’orientation de son travail à venir ; et ce, dans une période où son intervention est d’autant plus cruciale : que le masque dont le port se généralise, ressemble à un bâillon et qu’il réduise le visage à un regard d’autant plus impérieux qu’il est isolé, ne préfigure rien de bon pour la suite. Entre discours muselé et regard omnipotent, la société n’a-t-elle pas besoin d’une psychanalyse ayant foi en elle ? Espérons que les « psys » seront à la hauteur des enjeux qui les attendent au tournant…


A Lille, le 12 mai 2020


[1] A partir d’ici, par simplicité, nous nous contenterons d’employer le terme d’analyste. Mais nous rangeons ici sous ce terme à la fois les psychanalystes et les thérapeutes se revendiquant de la psychanalyse. [2] Kantorowicz Ernst (1957). Les deux corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Âge. Paris, Gallimard, coll° NRF, 1989. [3] Le signifiant « psychanalyse » sous lequel s’épingle le thérapeute n’a pas seulement une vertu protectrice mais aussi un effet opératoire. La foi concerne aussi la croyance en un effet réel de la psychanalyse, même si cet effet se soutient aussi d’éléments objectifs dits « cliniques ».

 
 
 

1 Comment


lise.demailly
Jul 05, 2020

Le texte est intéressant et effectivement je pense qu'un certain nombre de psychanlystes ont eu peur (dont moi par exemple , pour des raisons de fragilité de santé. Mais , depuis le déconfinement , j'ai recommencé à recevoir en " présentiel' ). Mais il ne faut pas mélanger le cas des psychanalystes en libéral ,qui n'étaient effectivement obligés à rien, et le cas des psychothérapeutes d’hôpital qui ont été légalement obligés d'appliquer des mesures de distanciation forte.

D'après mes contacts avec les psychiatres du public, pour certains patients hospitalisés ou suivis le confinement a été une souffrance. Mais pour d'autres , le confinement diminuait l'angoisse et c'est le déconfinement qui est perturbant.


Il y a un point du texte avec…


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