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Aux confins du confinement

  • Photo du rédacteur:  Collectif Lillois de Psychanalyse
    Collectif Lillois de Psychanalyse
  • 22 juin 2020
  • 14 min de lecture


Jean-Yves Deshuis



Le choc a été plutôt rude. C’était comme une réaction en chaîne, ou une débâcle en période de paix. Les uns après les autres, les patients annulaient leur rendez-vous. Cela avait commencé dès le 15 mars. J’avais reçu ce jour-là (le dimanche où les électeurs s’agglutinaient dans les bureaux de vote pour le premier tour des municipales et le premier jour de l’entrée en vigueur de la fermeture des restaurants, cafés...etc.[1]) un SMS d’une patiente qui parlait d’atmosphère pré-apocalyptique, et m’informait qu’une de ses filles faisant un stage dans une école « où les gens avaient LE virus »[2], elle préférait annuler la séance prévue le vendredi 20 mars. En somme, elle annulait pour me protéger, ce qui sur le moment m’avait paru louable, mais aussi quelque peu ahurissant, puisque je ne parvenais pas à me sentir réellement en danger. Le signal était donné, le lendemain et surtout les jours suivants je recevais une pléthore de SMS qui tous allaient dans le sens de l’annulation. Le message était à quelques nuances près toujours le même : en raison de la « situation » et du confinement, je ne serai pas présent ; je reviendrai vers vous après la crise sanitaire pour reprendre le travail. Quelques-uns, rares, interrogeaient ma décision : maintenez-vous ou non le rendez-vous ?


La première semaine du confinement, sur 25 patients « programmés », six sont venus au rendez-vous. Ceux qui ne sont pas venus m’avaient prévenu de leur décision d’annuler ; deux n’avaient donné aucun signe de vie.


Il m’a fallu du temps pour réagir. Pour comprendre que je devais prendre l’initiative d’envoyer un message où je clarifierai ma position sur le maintien ou non des consultations. Outre l’effet de sidération – que je subissais comme mes patients, notamment ceux qui avaient pris par un réflexe de survie la décision d’annuler –, ce qui m’avait dissuadé d’un tel « interventionnisme », c’était la conviction sans doute illusoire qu’en l’absence de tout avis contraire de ma part, il allait de soi que de mon point de vue la séance était maintenue.


Cette conviction n’était pas tout à fait fausse, puisqu’en prenant les devants pour annuler de leur propre chef, les patients devaient l’avoir plus ou moins subodorée. Mais elle avait le défaut de ne pas prendre la mesure de la situation. En fait, la décision du maintien dans ce contexte extrême où l’effet traumatique de la contagion se trouvait paradoxalement renforcé par l’effet traumatique des mesures restrictives prises pour la conjurer, n’allait a priori nullement de soi.


J’ai appris depuis que nombre de psychologues avaient pris la décision inverse et mis la clé sous la porte de leur cabinet dès l’annonce du confinement. Sans parler des services de pédo-psychiatrie de la métropole qui s’étaient mis en stand by de leur propre autorité dans l’attente de jours meilleurs.


Ayant fini par admettre que la situation l’exigeait, je rédigeais au troisième jour du confinement – donc, un peu tard – un message où je faisais part de ma décision de donner aux patients qui le souhaitaient la possibilité de continuer le travail aux conditions habituelles, au respect des consignes sanitaires près. J’ajoutais qu’il était possible de faire les séances par téléphone.


Rétrospectivement, il m’apparaît que, comme je l’ai dit plus haut, durant toute la première semaine du confinement je partageais avec mes patients – et sans doute avec une très grande partie de la population – un même état de stupeur[3]. En ce qui me concerne, l’état de sidération a commencé le lundi 16 mars au soir. Je venais de rentrer d’une semaine de vacances en Bretagne, pendant laquelle je m’étais efforcé, avec un certain succès, de me tenir mentalement éloigné des informations relatives à l’évolution alarmante de l’épidémie et aux restrictions successives qu’elle avait rendu nécessaires[4]. Sur le trajet du retour, j’étais encore persuadé de retrouver en rentrant sur Lille, à peu près les mêmes conditions quant au fonctionnement de mon cabinet. J’avais bien reçu depuis la veille quelques messages d’annulation, ainsi que le mail de Christophe (où figurait en toutes lettres le mot confinement) qui m’informait du report sine die de la présentation du CLIP prévue le 23 mars, mais je n’avais toujours pas anticipé, encore moins intégré, l’instauration imminente du confinement.


Le basculement s’est produit lorsque, vers 18h30, voulant garnir de denrées comestibles mon frigo laissé vide, parvenu aux abords du supermarché, un quidam obligeant, qui en sortait, m’avertit qu’il venait de fermer ses portes, les rayons ayant été entièrement « dévastés » par des hordes de consommateurs hantés par le spectre de la pénurie. Ayant cru trouvé une solution de repli dans une épicerie spacieuse et bien achalandée, je battais en retraite au bout de cinq minutes, découragé par les queues interminables qui se pressaient devant les caisses, et surtout perturbé par la vision suffocante de quelques clientes qui portaient des masques. Après m’être ravitaillé a minima dans une supérette relativement épargnée par les ravages de la peur panique de manquer, j’entrais dans ma boulangerie habituelle. Où je retrouvais la même ambiance de sauve-qui-peut, la même compulsion à l’appropriation démesurée des rares articles restants au mépris des congénères moins bien placés dans la file d’attente… A peine deux heures plus tard, le Président de la République martelait que nous étions en guerre et décrétait l’instauration du confinement.


Le déni n’était plus possible. L’ère de l’insouciance relative – dans laquelle l’angoisse restait diffuse sans cristalliser – qui jusqu’alors rendait l’épidémie et ses effets homogènes au « monde d’avant », venait de prendre fin. Elle laissait place à l’ère du confinement, d’où soudain émergeait un monde irreprésentable où la vie est en suspension. S’il nous protège ultimement de l’occurrence où nos rues seraient jonchées de cadavres, le confinement opère aussi comme un révélateur, au sens photographique, des pouvoirs meurtriers du virus. C’est depuis le confinement que la mort vraiment rode dans les rues.


Enfin installé de plein pied dans cet univers confiné[5], j’étais confronté à la question de la légitimité de la décision de maintenir les séances pour les patients qui le souhaitent, décision que j’avais d’abord prise comme on prouve le mouvement en marchant. Ayant fait part de cette position « spontanée » à une consœur et amie, elle m’avait répondu par SMS : « Je crois qu’il ne faut pas. On pourra en parler ». Dans la foulée, les restrictions se sont durcies ; désormais, le prix à payer pour recevoir malgré tout un patient, était de lui adresser une « convocation ». Je m’y suis résigné, transformant la chose en « attestation ». Les patients irréductibles se déplacent depuis lors jusqu’à mon cabinet munis d’un papier où est indiqué que Monsieur ou Madame X a rendez-vous tel jour telle heure pour une séance de psychothérapie. J’ai sciemment censuré le signifiant « psychanalyse ».


Par la suite, j’ai pris connaissance des directives de la Haute Autorité de Santé concernant la continuité des soins en santé mentale en période de covid-19. En substance, seules les personnes souffrant de pathologies psychiatriques graves sont autorisées à se déplacer pour recevoir des soins, soit dans les institutions concernées (CMP par exemple), soit dans un cadre libéral, chez un psychiatre ou un psychologue[6].


Malgré tous mes efforts pour me conformer aux nouvelles règles du jeu (respect des gestes- barrière[7], envoi préalable d’une attestation), je me trouve dans l’illégalité. Ce singulier statut de hors-la-loi a certes toutes les chances de rester dans la clandestinité ; aucun de mes patients jusqu’ici n’a été contrôlé par la police ; s’il l’était, de toute façon les policiers ne pourraient pas juger s’il est ou non porteur d’une pathologie psychiatrique grave[8]. Mais quelle que soit à terme l’efficacité de cette clandestinité salutaire, le fond du problème reste intact : au nom de quoi s’arroger le droit de mettre la vie des patients en danger en maintenant les séances ?


Posée en ces termes, la question semble intimidante, et appeler une réponse qui ne souffre ni doute ni contestation. Pour qui a pris la mesure des effets létaux du virus et des voies capricieuses de sa diffusion, elle ne se pose même pas. La sévérité de la pandémie impose sans restrictions le règne exclusif de la logique des soins et de la pensée médicale. L’affaire est donc entendue : à l’exception des patients atteints de pathologie psychiatrique grave, aucun patient ne doit être accueilli dans le cabinet du psy. La continuité du suivi pour les patients qui ne relèvent pas de ce cas extrême, pourra se faire soit par téléphone soit par télé-consultation. Telle est la solution de compromis qui se présente a priori comme la seule position responsable, et qui fait, sinon l’unanimité, tout au moins largement consensus.


Cet unanimisme a priori m’a fait penser, par le jeu, capricieux lui aussi, des associations libres, à un texte de Kant qui mobilise face à la mort promise la même réaction réputée unanime d’évitement inconditionné. De fil en aiguille, je me suis souvenu que Lacan s’était risqué à un commentaire critique de ce texte, où notamment il montre l’inanité psychologique et morale de ladite réponse unanime[9]. Ces rapprochements m’ont d’abord paru téméraires, tant leur rapport avec ma question de départ semblait lâche autant que ténu, sans laisser néanmoins de me séduire et de m’intriguer. L’un des bons côtés du confinement, est qu’il nous laisse le loisir de retourner aux grands auteurs. J’y suis donc allé voir de plus près, et finalement la confrontation Kant / Lacan m’a paru jeter une lumière précieuse sur la question qui m’occupait en tant que psychologue soumis au confinement.


Je reproduis le passage de Kant :


« Supposons que quelqu’un affirme, en parlant de son penchant au plaisir, qu’il lui est tout à fait impossible d’y résister quand se présentent l’objet aimé et l’occasion : si, devant la maison où il rencontre cette occasion, une potence était dressée pour l’y attacher aussitôt qu’il aurait satisfait sa passion, ne triompherait-t’il pas alors de son penchant ? On ne doit pas chercher longtemps ce qu’il répondrait. Mais demandez-lui si, dans le cas où son prince lui ordonnerait, en le menaçant d’une mort immédiate, de porter un faux témoignage contre un honnête homme qu’il voudrait perdre sous un prétexte plausible, il tiendrait comme possible de vaincre son amour pour la vie, si grand qu’il puisse être. Il n’osera peut-être assurer qu’il le ferait ou qu’il ne le ferait pas, mais il accordera sans hésiter que cela lui est possible. »

Critique de la raison pratique, PUF, p. 30


Il s’agit pour Kant de montrer que la loi morale est capable de déterminer par elle-même notre volonté, sans le secours de mobiles auxiliaires d’ordre affectif (en l’occurrence, la peur de mourir). Et accessoirement, d’établir que la loi morale ne commande au sujet rien dont il serait incapable : l’homme a toujours, quoi qu’il lui en coûte, la possibilité psychologique de se conformer à la loi, selon l’adage « Tu dois donc tu peux ». Dans ce but, il place un homme dans deux situations successives ; comme l’a bien vu Lacan, le ressort de la preuve gît dans leur comparaison. La structure démonstrative du texte peut se résumer sous l’apparence d’un syllogisme :

- Première scène : l’homme affirme qu’il n’a pas en lui le pouvoir d’obéir à la loi, la tentation étant toujours plus forte. Or, la menace d’une mort certaine lui confère ce pouvoir dont il prétendait manquer.

- Deuxième scène : l’homme reconnaît en lui le pouvoir de surmonter sa peur de mourir dans un contexte où le respect de la loi morale impliquerait qu’il le fasse.

- Conclusion : si l’homme a le pouvoir de sacrifier sa vie à la loi morale, à plus forte raison il a le pouvoir de lui sacrifier une simple inclination (selon l’adage « qui peut le plus peut le moins »). Dans la première scène, l’homme aurait donc pu renoncer à son penchant par la seule considération de la loi.

Le moyen terme, celui qu’on retrouve dans les deux scènes, c’est la menace d’une mort certaine. Dans la première scène, elle est réputée fonctionner à tous les coups, comme facteur dissuasif. Revenons sur cette première scène :

Le sujet, donc, prétend qu’il n’est pas libre. La représentation de l’objet aimé et de l’occasion qui fait le larron, exerce sur lui un attrait invincible. La représentation de la loi morale ne parvient pas à réprimer son inclination coupable. Le voilà donc en quête de ce qu’on nomme des lieux de plaisir, le débit de boissons pour l’ivrogne, la casino pour le joueur, la maison close pour le luxurieux. Lacan l’imagine sur le point d’entrer dans la chambre où l’attend « la dame vers laquelle le porte momentanément ses désirs ». La loi morale en cet instant est le cadet de ses soucis. Or, une autorité politique soucieuse de la moralité publique, a dressé face à la porte de sortie, un gibet où il sera pendu. L’homme en est averti. Entrera-t-il ? N’entrera-t-il pas ? De l’avis de Kant, et sans doute des lecteurs unanimes, l’affaire est entendue. « Pour Kant, il ne fait pas un pli que le gibet sera une inhibition suffisante – pas question qu’un type aille baiser en pensant qu’il va passer au gibet à la sortie. » (Lacan, opus cité, p. 129).


Dans le premier apologue, explique Lacan, le sujet se trouve devant un unique paquet, à prendre ou à laisser. Ce paquet contient un plaisir + une peine (baiser + mourir), par hypothèse indissociables. Tandis que dans le deuxième apologue, il y a deux paquets. Le premier contient uniquement du plaisir (le plaisir de rester en vie après avoir fait un faux témoignage), le second uniquement une peine (celle de devoir mourir, la peine de mort).


Dans le premier apologue, le choix du sujet n’est pas libre, c’est pourquoi il est strictement prévisible. Il est psychologiquement impossible de choisir un tel paquet. Ce qui détermine le choix, c’est un pur rapport de forces entre des grandeurs psychiques homogènes, plaisir et souffrance (déplaisir), grandeurs qui relèvent de ce que Kant nomme le sentiment de plaisir et de peine, qui n’est pas sans annoncer le Principe de plaisir freudien.


Dans la seconde historiette, le choix est libre, c’est pourquoi il est imprévisible, y compris pour le sujet. Personne ne peut répondre de ce qu’il ferait ou non dans cette situation extrême où sa propre vie est en jeu. Ce qui importe à Kant, c’est la reconnaissance par tout sujet qu’il lui est psychologiquement possible d’envisager sa propre mort plutôt que de porter un faux témoignage. Lacan entérine cette possibilité psychique, surtout si « le faux témoignage n’est pas sans conséquences fatales pour la personne contre laquelle il est dirigé » (o.c ; p. 130).


En revanche, il récuse le verdict kantien relatif à la première scène, qui pose comme allant de soi, aux yeux de tous et du sujet lui-même, qu’il s’abstiendra nécessairement de choisir le paquet (plaisir + mort). Dans certaines conditions, il n’est pas exclu que soit réintroduite dans la première scène la possibilité que Kant réservait exclusivement à la seconde.


« ... il n’est pas exclu que dans de certaines conditions, le sujet de la première scène, je ne dis pas s’offre au supplice, puisqu’à aucun moment l’apologue n’est poussé jusqu’à ce terme, mais envisage de s’y offrir » (Lacan, o.c ; p.130).


Cette restauration de la possibilité, avec ses aléas imprévisibles, ne signifie pas aux yeux de Lacan le retour en grâce de la liberté du sujet au sein du premier apologue. Son choix reste strictement déterminé, mais ce déterminisme psychique – c’est ce qui a échappé à Kant – laisse ouverte la possibilité que le sujet choisisse le plaisir même au prix de sa propre mort.


Mais est-ce vraiment de plaisir dont il s’agit ? Il semblerait que pour Kant ce soit le cas. Nous l’avons vu, l’issue du conflit est éminemment prévisible puisqu’il met en balance des forces opposées mais homogènes, qui ressortissent au sentiment de plaisir ou de peine. La nuit avec la dame, si elle est estimée en termes de plaisir, ne fait pas le poids devant le déplaisir suprême de la mort imminente . « Il y a un plus et un moins en termes de plaisir » (Lacan ; p. 222).


Pour approcher la vérité psychologique du sujet de la première scène, il faut s’exiler du registre platement hédoniste où s’est laissé enfermer Kant. Pour aborder de tout autres contrées : celles du désir sublimé et de la jouissance. L’exaltation de l’amour, la sublimation de l’objet féminin – Freud avait déjà souligné l’Überschätzung, la survalorisation de l’objet caractéristique des premiers moments de l’émoi érotique – dont l’amour courtois est le laboratoire historique, créent en effet les conditions suffisantes au franchissement réputé psychologiquement impossible. La littérature des contes riches en arrière- plans fantasmatiques, et sans doute quelques faits divers classés dans la rubrique des excès passionnels, sont là pour attester « qu’il n’est pas impossible qu’un monsieur couche avec une femme en étant très sûr d’être, par le gibet ou autre chose, zigouillé à la sortie. » (Lacan, o.c ; p. 131). Avec la jouissance, « la transgression des limites normalement désignées au principe de plaisir en face du principe de réalité considéré comme critère » (p.131) est encore moins inconcevable, puisque « la jouissance implique précisément l’acceptation de la mort » (p. 222). Dans un même mouvement, la jouissance perverse fait fi de la mort et détourne la loi morale pour en faire l’appui transgressif de sa satisfaction paroxystique, qui rend, dit Lacan citant Saint-Paul, « son péché démesurément pécheur » (p.223).


Ce sont donc les avatars du désir – dans les figures successives de la sublimation érotique et de la jouissance perverse, mais la liste n’est peut-être pas exhaustive – qui nous obligent à modérer la conviction unanime selon laquelle face à la menace de la mort promise, aucun projet humain ne tiendrait et n’aurait à tenir. Il ne s’agit pas d’ériger en norme morale la démesure du désir, mais seulement de desserrer l’étau qui réduit le désir à la simple recherche hédoniste du plaisir dont la peur de la mort fait aisément si bon marché. Lacan achève son examen critique des apologues kantiens en évoquant prudemment (« sous la forme d’un point d’interrogation ») mais fermement la possibilité de tirer de la sublimation et de la perversion, en tant qu’ils sont « l’un et l’autre un certain rapport au désir », un critère de moralité face aux rigueurs implacables du principe de réalité. Reprenant ironiquement du second apologue la tentation du faux témoignage qu’on accepte de faire pour sauver sa peau, il indique que ce nouveau principe éthique devrait consister dans l’hésitation du sujet « au moment de porter un faux témoignage contre (…) le lieu de son désir, qu’il soit pervers ou sublimé » (p. 131). Hésiter à porter un faux témoignage contre son désir, cela paraît peu, mais ce peu nous engage de façon décisive sur des voies singulières qui ne recoupent pas forcément celles que balisent la morale sociale et ses présupposés psychologiques.


Dans le contexte du déconfinement annoncé, où la survie de l’économie est à la fois la seule alternative à la survie sanitaire et son antagoniste irréconciliable[10], le désir risque d’être relégué dans des zones clandestines de la vie collective, voire plus ou moins traité en paria ou en hors-la-loi. Il en a sans doute toujours été ainsi, mais les choses ne peuvent manquer de s’aggraver dans ce climat de survie au carré.


Le cabinet du psychanalyste n’est certes pas un lieu de plaisir, à l’instar de ceux que fréquente le débauché du premier apologue. Il n’est pas non plus un lieu de soins, une annexe de l’hôpital, un vestibule de l’Institution sanitaire. Mais qu’est-il donc ?


C’est l’assomption du transfert par l’analyste qui nous conduit vers la seule réponse possible : c’est un lieu de désir. C’est à ce titre qu’il est irremplaçable, surtout en temps de crise.


Je terminerai sur une note optimiste, en relatant les propos préliminaires tenus par l’un de mes patients irréductibles lors d’une de ces séances clandestines pendant le confinement. A peine installé sur le divan, il déclare :


« Je n’ai jamais autant ressenti à quel point il se passe quelque chose d’important ici. Je m’arrange toujours pour arriver 10 minutes avant. Il y a une adéquation ici. C’est vraiment important d’arriver avant, de faire les cent pas dans la rue en attendant l’heure. De retrouver chaque semaine à la même heure le même endroit... »


Lille, le 26 avril 2020


[1] Cette incohérence qui s’apparente à l’injonction paradoxale, a contribué à l’effet de sidération induit par la soudaineté et l’imprévisibilité de l’instauration du confinement. [2] La majuscule est de la patiente. [3] Davantage que la révélation subite de la dangerosité du virus, ce sont ses effets collatéraux qui provoquaient ma sidération : la suspension toujours plus drastique des libertés fondamentales (d’abord la liberté de réunion puis celle de circuler), et, plus profondément, les signes – timides mais inquiétants – d’un possible effondrement des repères symboliques qui nous protègent de la régression à l’état de nature tel que l’avait décrit Hobbes : guerre de chacun contre tous dans un monde soumis aux contraintes exclusives de la lutte pour la survie (cf. l’article de Christophe Scudéri, Quelques pensées au temps de la Covid- 19). [4] Je prenais connaissance de ces informations, j’en percevais intellectuellement la signification, mais elles restaient sans portée, elles ne m’atteignaient pas. [5] Réclusion forcée dans un espace clos, le confinement implique directement une altération spectaculaire de notre rapport « naturel » à l’espace. Il affecte aussi notre rapport au temps : il nous enlise dans un présent perpétuel, fermé sur lui-même, sans échappée praticable vers le futur. Cet enfermement temporel était à son paroxysme pendant toute la période où aucune date n’était indiquée pour le début du déconfinement. Il en résultait l’impossibilité totale de prévoir quand les patients commenceraient à revenir plus ou moins « normalement ». Peut-être même, pour certains, s’ils reviendraient un jour... [6] La mention des psychologues a été introduite in extremis sous la pression des syndicats qui les représentent, notamment la FFPP. [7] A l’exception du port du masque et des gants, auquel je me refuse définitivement dans le cadre des séances. [8] Au rebours de cette remarque rassurante : certains patients munis d’une convocation officielle pour se rendre dans un CMP ont été renvoyés chez eux par des policiers jugeant qu’elle n’était pas médicalement justifiée. [9] Lacan, Séminaire VII, L’éthique de la psychanalyse. Lacan aborde à deux reprises ce qu’il nomme les deux apologues ou les deux historiettes de Kant. Une première fois au chapitre VIII, la seconde au chapitre XIV. [10] L’émission « L’esprit public » sur France Culture du dimanche 26 avril, avait pour titre : Santé et / ou économie, le dilemme du déconfinement.

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