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De la Psychanalyse à la Magie – Quand l'inconscient joue des tours

Photo du rédacteur:  Collectif Lillois de Psychanalyse Collectif Lillois de Psychanalyse

Kristina Herlant-Hémar



Ce texte est celui d’un article paru dans le numéro 623 de la Revue de la Prestidigitation de la Fédération Française des Artistes Prestidigitateurs.



Les effets de la magie sur le public, et leurs impacts – émotionnels, affectifs, intellectuels – relèvent de fait de la psychologie humaine. Or, les recherches en psychologie sur la magie se limitent souvent à l’étude de la perception, soit la manière dont le cerveau est trompé, dans une forme d’erreur d’appréciation et de jugement, créant ainsi l’illusion.

Il s’agit d’une toute autre approche que d’envisager la « scène » où se déploient les tours de magie comme une projection de la « scène de l’inconscient ». Autrement dit, le spectacle de magie pourrait être considéré comme une « mise en scène » des phénomènes psychiques, des fantasmes – de toute-puissance, d’immortalité, de réversibilité du temps, d’agressivité, sexuels, etc. –, des peurs inconscientes illusoirement maîtrisées ou encore des désirs refoulés qui trouvent une voie de satisfaction. Deux plans viennent alors à se superposer, que nous déclinerons successivement : celui d’un mythe collectif, qui renvoie au mécanisme de la croyance, dans un appel au sacré, et d’un mythe individuel, davantage centré sur le fantasme. C’est donc une partie de ce voyage de pensée, où se mêlent les différents temps de l’Histoire, de l’humanité comme de l’individu, que nous proposons d’entreprendre ici.


Psychologie, croyance et magie : Dieu et le magicien

De l’illusion historique à la croyance religieuse


Dans Totem et Tabou[1], Freud donne de la magie deux définitions intéressantes. La première est celle qu’il emprunte à E.B. Taylor : « mistaking an ideal connexion for a real one » (« prendre par erreur un rapport idéal pour un rapport réel ») ; et la seconde, généralisant la première, consiste à dire que la magie relève de la « toute-puissance des idées ». En effet, anthropologiquement, la magie, telle qu’elle était pratiquée chez les peuples primitifs, se basait sur la « pensée animiste », attribuant à la nature les mêmes caractéristiques que celles du monde des idées, à tout objet les mêmes qualités que celles dont est doté l’être humain, donnant ainsi l’illusion d’un pouvoir sur les choses. C’est à partir de cette idée qu’ont pu naître la sorcellerie et la magie, avant l’avènement de la religion, visant à soumettre les phénomènes de la nature à la volonté de l’homme et à se protéger de leurs dangers. S’appuyant sur les conceptions de Frazer[2], Freud distingue deux principes magiques opérant à cette époque « pré scientifique » : le principe de similitude (magie « imitative » ou « homéopathique »[3]) qui consiste à accomplir une action qui ressemble au phénomène désiré (par exemple, faire tomber de l’eau pour provoquer la pluie) et le principe de contiguïté (magie « contagieuse »[4]) qui assimile un objet et son effet (par exemple, nettoyer rituellement un couteau qui vient de blesser pour éviter l’infection de la plaie). Ces principes magiques reposent sur la réalisation d’un désir (qui, par définition, permet une négation, voire un déni, de la réalité : « ce n’est pas possible, mais quand même… »), sur des processus affectifs, et non sur une pensée logique fondée sur la causalité. Comme chez ces peuplades primitives, cette « pensée magique » serait celle de l’enfant : il suffirait de souhaiter quelque chose pour que cela se réalise dans le monde réel.

La magie comme « toute-puissance des idées » relèverait ainsi de la réalité psychique, indépendamment de la réalité extérieure et des règles objectives du monde. Autrement dit, cette magie là consisterait à « prendre ses désirs pour la réalité »…

Les rituels magiques de cette époque lointaine n’étant couronnés que d’un succès aussi relatif qu’aléatoire, l’homme primitif retombait vite dans un état de désarroi absolu face à la violence de la nature, et en particulier à l’impitoyabilité de la mort. C’est ainsi que sont nés dans l’imaginaire humain les dieux – régissant par leur volonté le déchaînement ou la générosité des éléments en les personnifiant – réunis plus tard sous la forme du Dieu unique de la religion monothéiste. De ce Dieu il s’agissait de gagner l’Amour, afin d’obtenir de lui clémence et bénédiction. Mais, avec les progrès de la science et, grâce à eux, une meilleure compréhension des phénomènes naturels, Dieu s’est vu réduire à la figure guidant les pas des hommes selon un destin déterminé par lui. De là les notions de Providence (évènements écrits à l’avance) et de miracles (intervention ponctuelle venant modifier le cours des choses).


Entre l’homme des temps immémoriaux et l’homme moderne, comme entre l’enfant et l’adulte, la zone d’ombre de la compréhension du monde se réduit, décalant et restreignant par là-même la zone d’incompréhension dans laquelle l’illusion peut se produire. Cette illusion, Freud la définit comme « force consolatrice et réalisatrice de désirs »[5], qui se loge donc dans notre zone d’ignorance dans laquelle reste intact la croyance. Cette zone d’ignorance, où l’homme est livré aux forces naturelles qu’il ne maîtrise pas, renvoie à la détresse humaine première. C’est sur ce souvenir de cette détresse fondamentale que s’appuie le sentiment religieux mais également, de manière plus générale, le besoin de croire en un « Grand Horloger », à la fois aimé et craint, qui régit les lois du monde (le père pour le jeune enfant, la nostalgie du père pour l’adulte, ou Dieu). Pour Freud, cette illusion s’appuie donc sur « la réalisation des désirs les plus anciens, les plus forts, les plus pressants de l’humanité » et « le secret de leur force est la force de ces désirs »[6]. L’illusion est donc bien à distinguer de l’erreur, dans laquelle le désir n’intervient pas. Retrouver son âme d’enfant face à un spectacle de magie signifierait, en ce sens, faire appel à ce besoin de croire, « mode de penser primitif et infantile »[7], le refus de croire relevant quant à lui de la part rationnelle de l’être.

La magie : une mise en scène profane de la croyance et du désir de croire


C’est probablement sur cet héritage de l’imaginaire collectif (indépendamment donc de la croyance religieuse de chacun), que se fonde l’un des modes d’action du magicien moderne. En effet, parmi les ressorts des spectacles de magie figure le postulat que l’Histoire est écrite à l’avance et le magicien se fait détenteur du secret de cette écriture providentielle. Si le magicien affirme au spectateur que celui-ci peut jouir pleinement de son libre-arbitre (« choisissez la carte que vous voulez »), tout le dispositif tend au contraire à démontrer que son choix est soumis à une loi qui échappe à ce spectateur (qui a même pu à la dernière minute changer son choix) car, finalement, le magicien trouve toujours la carte dont il s’agit. Mais, si le magicien est placé en position de « devin » lorsqu’il retrouve la carte sélectionnée, le scénario va souvent plus loin, en mettant en scène le fait que le spectateur n’a fait que nommer une carte préalablement élue : la carte est la seule retournée dans un jeu antérieurement déposé sur une table ou encore était-elle auparavant enfermée dans un coffre-fort dûment cadenassé. Dans l’imaginaire collectif cela implique que tout était écrit, et que le spectateur ne fait que suivre, à son insu, un chemin déjà tracé. Par conséquent, si, dans la position du magicien comme « devin » (qui retrouve « simplement » la carte), ce sont les qualités, le talent ou un pouvoir extraordinaire, du magicien, qui seraient à l’origine de l’effet, dans le second cas de figure (la carte était préalablement extraite du jeu, avant même l’énoncé du choix, il y avait « prédiction »), cela implique un « au-delà du magicien », c’est-à-dire une écriture préalable de l’Histoire, dont le magicien serait l’agent de la mise en scène spectaculaire.


Mais, dans les deux cas de figure, le magicien apparaît comme celui supposé savoir les lois de l’occulte, du monde suprasensible, soit comme le prêtre, l’agent, le clerc, le disciple, voire l’élu, d’un Dieu dont il s’agirait de mettre en scène la volonté.

Cette mise en spectacle du mythe collectif renvoyant au sacré, apparaît dans de nombreux symboles. Il n’est qu’à citer l’ « apparition » quasi messianique du magicien sur scène, surgi du néant, les bras ouverts ou parfois en croix, dans un nuage de fumée. Les effets de disparition, où la matière du corps semble se désintégrer en un instant, puis de ré-apparition – équivalente à la résurrection – font partie des classiques des « grandes illusions ». La lévitation, au cours de laquelle une jeune femme, vierge jouvencelle ou nymphe romaine, dont le corps est pudiquement recouvert d’un drap comme linceul, s’élève dans les airs telle une « montée au ciel », en est un autre exemple. Certains objets peuvent également faire référence au sacré : la canne en guise de sceptre (objet-symbole de l’autorité déléguée de Dieu) ou la baguette comme goupillon du prêtre, les cierges, les chandeliers, les calices, etc.

Cela vient interroger le rapport à la transcendance, d’un public comme foule, qui pose collectivement un acte de foi : croire sans voir, sans comprendre, au-delà de la raison. Ce phénomène groupal s’appuierait sur les ressorts archaïques du « besoin de croire ». Chaque spectateur s’inscrit comme élément d’un public pris en tant qu’unité, créant un lien collectif. Ainsi, le spectateur désigné pour monter sur scène, se conçoit comme représentant de la foule qui lui délègue sa participation active au tour.


Mais si le sentiment religieux et le rapport au sacré sont convoqués sur la scène de spectacle, la magie reste avant tout, à notre époque, une activité profane. Il ne s’agit pas en effet d’un prosélytisme visant la conversion religieuse, puisqu’elle propose un tour sous-tendu par un truc qui lui-même s’appuie sur un savoir scientifique : d’optique, de mécanique, ou psychologique, l’évolution de l’art magique étant intimement liée aux progrès de la science. Le public, à l’instar du jeu de l’enfant qui fait « comme si », se prête au jeu, tout en n’étant pas dupe du caractère truqué, donc non magique, de la démonstration. La notion de « Dieu », soit l’écriture de l’Histoire, renverrait de ce fait davantage à une loi symbolique, ce que les psychanalystes nomment « inconscient ». En ce sens, le rapport à la transcendance n’impliquerait pas une instance supérieure (Dieu) mais une instance immanente (l’inconscient, avec son lot de fantasmes, de pulsions, etc.).


Ainsi, la représentation du « sacrifice » – par exemple au travers du tour de « la femme coupée en deux » ou les simulacres d’immolation – constitue l’équivalent d’un cérémonial, d’un rituel aux étapes scrupuleusement suivies, qui convoque des images ancestrales de nature religieuse, mais au sens culturel du terme, non pas pour mettre en rapport avec Dieu, comme au temps de l’homme primitif (Dieu s’étant depuis éclipsé, à l’aire de la science moderne qui régit la magie actuelle), mais en rapport avec cet archaïque « besoin de croire » qui serait, plus justement, un « désir de croire », ramenant chaque individu à son propre fonctionnement inconscient. La cérémonie sacrificielle mise en scène par certaines grandes illusions, bien que revêtant les oripeaux de la religion en utilisant ses codes, serait donc vidée de sa portée sacrée, car le sacrifice est seulement mimé, puisque la victime ne meurt pas. Hors existence de Dieu, le spectateur fait l’expérience de la persistance en lui de cet inextinguible désir de croire, qui est au cœur de la magie (justifiant son existence même et l’intérêt pour elle). C’est cette expérience qui constitue une porte d’entrée sur ce territoire étrange qu’est l’inconscient et dont la magie offre une mise en scène : un lieu où la mort n’existe pas, où le temps n’a pas cours (puisqu’il est réversible), où la contradiction logique disparaît, où la seule Volonté fait loi (« prendre ses désirs pour la réalité ») et où l’on peut satisfaire ses pulsions les plus viles (pulsions de meurtre, pulsions sexuelles, pulsions voyeuristes, pulsions masochistes ou sadiques, etc.), au même titre que le rêve. La réalité à laquelle le spectateur accède alors est donc une réalité psychique : l’inconscient, au sens où Freud le définit.


Ainsi, dans le mentalisme, à travers le scénario de lecture dans les pensées, le participant n’est plus en position de spectateur prenant plaisir en regardant ce que le magicien dissimule avec habilité – comme dans une grande illusion – mais il fait l’expérience du dévoilement par le mentaliste de ce qui serait caché à lui-même : le mentaliste aurait accès à cette zone invisible dans la psyché du participant, une contrée à lui-même inaccessible, soit son inconscient. L’exemple le plus frappant de ce phénomène serait l’hypnose, au cours de laquelle l’hypnotiseur prétend abaisser le niveau de conscience au point que les sujets n’opèrent plus de censure volontaire sur leurs dires et leurs comportements ; autrement dit, la scène livrerait au public l’inconscient des participants. À partir de là, le désir des spectateurs est aiguisé à l’idée que les « hypnotisés », désinhibés, puissent donner à voir ce que leur conscience s’emploie habituellement à cacher : des postures ridicules, des mots décousus, des pensées sexuelles, etc.

Puisque la magie mobilise le désir de croire et, à travers lui, l’inconscient, chacune de ses formes peut se penser comme la mise en scène d’un fantasme. Nous allons donc reprendre quelques catégories de tours et voir quel fantasme elles activent.


Sur la scène de l’inconscient


À la question de l’inconscient est donc classiquement associée la notion de « fantasmes ». Mais, avant d’envisager les types de fantasmes particuliers que certains tours donnent à voir, tentons de définir brièvement à quoi ce concept renvoie.


« Fantasme » et « fantasmes originaires »


Le terme de fantasme, en psychanalyse, désigne un scénario imaginaire qui met en scène le sujet (comme participant ou comme observateur) et qui permet, par des voies plus ou moins déguisées, l’accomplissement d’un désir inconscient. Le fantasme prend des formes différentes selon que l’individu y accède en pensées – des fictions qu’il se raconte à lui-même en état de veille –, ou au contraire qu’il échappe à sa conscience, comme dans les rêves. Les fantasmes seraient le royaume de l’illusion par excellence, peuplant le monde intérieur en ne tenant nul compte de la réalité concrète et matérielle.

Si la vie fantasmatique est singulière pour chaque sujet, façonnée en fonction de ses expériences personnelles, les « fantasmes originaires »[8] transcenderaient quant à eux le vécu individuel, prenant la forme de schèmes communs à tous les individus, héréditairement transmis de générations en générations depuis la nuit des temps : ce serait, en quelque sorte, des fantasmes universels qui structurent tous les êtres humains. Ces fantasmes originaires s’appuieraient sur des scènes ayant existé dans l’Histoire de l’humanité (par exemple, la castration par le père aurait réellement été pratiquée dans un passé lointain et archaïque) ou existant toujours dans l’histoire de tout individu (par exemple, le rapport sexuel des parents lui ayant donné naissance) ; ces évènements au fondement de ces fantasmes originaires sont toujours, dans la littérature freudienne, qualifiés de « scènes » – les « scènes originaires » –, et les fantasmes associés visent à expliquer les grandes énigmes de l’existence. Là encore, ils pourraient se rapprocher de « mythes collectifs » qui représentent le moment des origines : la vie intra-utérine, la « scène originaire » ou « scène primitive » qui figure le coït parental et donc l’origine du sujet, le fantasme de castration qui explique la différence des sexes (la petite fille serait celle à qui on aurait enlevé le pénis), ou les fantasmes de séduction qui marquent l’avènement de la vie sexuelle.

Ce sont donc en partie ces fantasmes originaires, communs à chacun, articulés à des fantasmes plus individuels, qui constitueraient la trame des scénarios des tours de magie.

Et, quel que soit le dispositif – close-up, mentalisme, escapologie ou grandes illusions – la scène ouverte par le fantasme se déploie toujours selon un jeu à trois, au sein duquel le regard circule et où les fantasmes se répondent dans un effet miroir. Nous en proposons à présent une lecture.


La carte retrouvée en close-up


Le jeu à trois implique le magicien comme devin ou comme prêtre, le spectateur pris comme représentant du public en tant qu’unité, et un tiers invisible, symbolique, Dieu ou l’inconscient, matérialisé sous la forme d’un signe tangible : le jeu de carte. Le plaisir du magicien en position de devin est celui de la divination, celui en position de prêtre convoque le fantasme de l’élu. Le plaisir du public est un plaisir épistémophilique (désir de savoir qui prend ici la forme de la recherche du truc) et un fantasme de dévoilement, qui s’inscrit au sein d’un fantasme originaire de séduction : le participant (et donc le public à travers lui) se laisse séduire par le Magicien-Père qui lui promet de lui faire tourner la tête grâce à ce « plus d’un tour dans son sac » qu’il sort à sa guise, au bon moment, afin qu’il soit du meilleur effet. Or, chemin faisant, le sujet découvre (se dévoile à ses yeux) la loi de l’inconscient qui règle ses comportements et dont il touche du doigt – comme il effleure la carte – la prégnance.


Les grandes illusions


Dans ce type de tours, le jeu à trois comprend le magicien dirigeant la démonstration, la partenaire comme corps féminin – objet plus que sujet incarné à part entière, « dévoilée » puisque souvent fort légèrement vêtue –, et le public, passif, qui se délecte du spectacle.

Les effets de disparition et de réapparition, qui mettent en scène la naissance ou la résurrection, suggèrent un fantasme soit d’auto-engendrement, soit démiurgique. Les effets de « découpage », de « perçage », de « trouage » du corps, en général de la partenaire, tels que « la femme coupée en deux », ou encore les sabres ou les lames transperçant une boîte dans laquelle la demoiselle a été placée, donnent à voir un plaisir sexuel de fétichisation de l’autre bordé d’un fantasme viril de domination sexuelle. Le public prend alors à la fois un plaisir sadique (du supplice de l’empalement) mais également un plaisir voyeuriste en tant qu’observateur de la « scène primitive » (du rapport sexuel entre les parents). Autre fantasme originaire, le fantasme de castration (de mise en scène de la différence originelle des sexes) est ici convoqué, à deux niveaux : tout d’abord par l’effet de « coupure » de la femme, au sens littéral, la « femme coupée », soit dépossédée de l’organe mâle ; la femme apparaît comme « femme trouée », là où l’homme se montre turgescent, fort de son épée, de son glaive, de son sabre transperçant. Accentuant encore cette image, et redoublant son effet, le second niveau concerne le final classique du tour : après que la femme ait été trouée de toutes parts (l’acte étant ici suggéré puisque le contenant est opaque), lorsque le magicien ouvre le volet de la caisse, lieu du supplice, elle a disparu, laissant voir le vide, à la fois matérialisé et comblé par les piques qui le traversent, la vacuité de la boîte, son trou, le manque de l’être féminin.


L’escapologie


L’illusionniste, enterré vivant dans un cercueil ou noyé dans une cage remplie d’eau, réussit à défaire ses liens et à échapper à une mort programmée. Le jeu à trois engage le magicien dirigeant le tour, mais également dans ce cas cobaye de la performance, la partenaire comme instrument qui exécute ses ordres, et le public passif qui assiste à la démonstration. Pour le magicien, il s’agit de défier les lois de la vie et de la mort, en frôlant ses limites, donc un plaisir ordalique dans le cadre d’un fantasme d’immortalité. Le public, quant à lui, peut vivre un plaisir agressif s’inscrivant dans un fantasme de meurtre (et si le magicien n’en réchappait pas ?), mais, surtout, comme fantasme originaire, est mis en scène un fantasme de vie utérine : le magicien, jeté dans le bain amniotique ou la cage utérine, la matrice, réussit à couper le cordon ombilical pour naître ou renaître au monde, en occupant à la fois la place de l’enfant et du père. Différents plans se superposent dans la scène : matériellement on pourra y voir la renaissance, moralement la purification par l’ablution, et, socialement, la libération de l’être des liens divers qui l’aliènent, qu’ils soient sociaux, familiaux, biologiques, etc.


Le mentalisme


L’illusionniste propose ici de manipuler un individu du public, en agissant sur sa psyché, et en percevant ses pensées, voire ses fonctionnements inconscients. Là encore, le jeu se fait à trois : le magicien manipulateur, la personne manipulée, et le public. Le participant au tour n’est pas ici le représentant du public pris dans son ensemble mais il se présente en tant qu’individu singulier, avec ses pensées, ses souvenirs, ses souhaits, ses faiblesses, son « désir » ; en ce sens, il n’est pas interchangeable avec un autre mais apparaît comme sujet unique qui va donner à la démonstration son caractère particulier. Le public, qui pourrait à ce titre paraître absent de la scène, ne l’est pas en réalité, car c’est grâce à son regard que le jeu va pouvoir avoir lieu et, avec lui, le plaisir pris.

Le scenario met en avant la soumission absolue à la volonté de l’Autre-magicien avec pour moteur le plaisir pris à l’humiliation du sujet soumis, le participant dont les secrets sont révélés, et à l’exercice de la toute-puissance du mentaliste, omniscient. Du côté du magicien, le plaisir est donc sadique et le fantasme de toute-puissance ; pour la personne manipulée, le plaisir est masochiste et le fantasme exhibitionniste ; pour le public, le plaisir sado-masochiste et le fantasme voyeuriste.

Selon cette hypothèse, cela ne peut pas être « n’importe qui » du public qui monte sur scène pour se prêter au jeu et y prendre plaisir. Il n’est qu’à observer les réactions lorsque le magicien annonce qu’il va « désigner un volontaire » : il y a ceux qui lèvent un bras enthousiaste, en lançant un « moi, moi, moi ! » implorant l’attention et affichant un désir intense d’être choisi, élu, et ceux qui, au contraire, s’enfoncent dans leur fauteuil, rongés par l’angoisse et qui, espérant magiquement que cela les fasse disparaître au regard du bourreau, murmurent intérieurement un « pas moi, pas moi, pas moi ». Toutefois, ceux-là ne seront peut-être pas les derniers à prendre un plaisir sadique, une fois la victime désignée, eux-mêmes ayant échappé à l’affaire et pouvant à présent jouir pleinement de leur position d’observateur.


Le jeu à trois sur la scène du fantasme


Le fantasme est donc une scène qui se joue à trois autour d’un désir. Au règne du fantasme priment le scenario, l’histoire, le récit, donc une dimension symbolique – où sont mis en scène le masculin, le « truc », le fétiche, le phallus, etc. –, dans laquelle la distribution bien déterminée des personnages se fait selon un jeu de rôles. Il s’agit donc d’une scène signifiante, que l’on pourrait rapprocher de celle que décrit l’écrivain Edgar Allan Poe dans sa nouvelle La lettre volée[9] qui figure la logique des trois regards que Jacques Lacan reprendra par la suite, dans une affaire policière qui, outre son sens symbolique, s’apparente à un effet de prestidigitation. Elle montre également comment l’esprit de l’artiste (ici le poète) surpasse celui du mathématicien, pour créer et résoudre l’énigme.

Cette nouvelle de Poe comporte deux scènes dans lesquelles il est question du même jeu de regards. Prenons la première : la reine reçoit une lettre de son amant mais, au même moment, le roi entre dans la pièce. Cherchant d’abord un endroit où la cacher (dans un tiroir), elle la dépose finalement, bien en évidence, sur la table. Le ministre entre à son tour, repère la lettre et comprend la stratégie de la reine sur laquelle il entrevoit alors un chantage possible. Discrètement, pour ne pas attirer l’attention du roi, il remplace la lettre par une autre sans importance, sous les yeux de la reine qui ne peut réagir sans se dévoiler auprès de son époux.

Dans ce jeu à trois, les personnages se distribuent donc comme suit : le roi – qui ne voit rien –, la reine – qui voit que le roi ne voit rien et qui pense donc son secret à l’abri –, et le ministre – qui voit que la reine pense que ce qu’elle cache est bien caché, puisque le roi ne voit rien, et qui peut réaliser le larcin sans risque que la reine ne le dénonce.

L’analogie concernant les tours de magie relevant du fantasme pourrait alors être la suivante : la partenaire – qui ne voit rien de ce que la scène donne à voir à la salle puisqu’elle est, par exemple, enfermée dans une boîte –, le public – qui voit la scène et prend plaisir à regarder ce qui est fait à la jeune femme à son insu, un jeu de domination sexuelle par exemple –, et le magicien – qui voit que le public pense son plaisir bien caché du fait que la « victime » ne voit rien et qui, du coup, en profite, en un tour de main, pour appliquer le « truc » sans que le public ne s’en aperçoive, le trompant ainsi tout en se faisant le maître du jeu.

D’ailleurs, la nouvelle de La lettre volée de Poe montre également comment, dans certains cas, plus ce qui est à cacher est visible, moins il est vu, créant un point aveugle au milieu de la scène. Autrement dit, plus le truc est gros, se déroulant sous le nez de celui qui se fait duper, plus l’illusion est forte.


Dans l’enchaînement de ces tours que nous avons qualifiés de « fantasmatiques » surgit une forme de cheminement qui pourrait dans certains cas s’apparenter à « la traversée du fantasme », soit un aboutissement qui projetterait au-delà de ce fantasme, au plus près de ce à quoi le fantasme nous met mais aussi ce dont il nous protège, donc nous éloigne, en mettant en scène un réel qui nous échappe nécessairement. Ce dont il s’agit est le Réel de la pulsion et le rapport à la Chose, au-delà du fantasme, en deçà du symbolique : l’irreprésentable, l’infigurable. C’est ce qui nous allons essayer d’illustrer à présent.


Au-delà du fantasme : le Réel


La ventriloquie et les objets animés


Il s’agit ici de considérer les tours qui mettent en scène un objet qui s’anime et auquel le magicien et le spectateur vont jouer à prêter vie : à partir d’une forme pseudo humaine ou animale (la marionnette du ventriloque, une poupée, un masque, une peluche, etc.), ou un simple objet du quotidien (foulard, boule, parapluie, etc.).


Dans la ventriloquie – que certains considèrent comme un art annexe à la magie – la partenaire prend la forme d’une marionnette à l’apparence plutôt animale, mais qui, par le truchement d’un effet anthropomorphique et en particulier en lui prêtant une voix propre, des sentiments, des désirs, paraît humanisée.

La figurine articulée n’apparaît pas ici comme un simple objet animé mais va représenter un véritable double qui va donner corps à la petite voix intérieure, au sens propre comme au sens figuré (la voix cachée dans la gorge mais aussi les pensées inavouables), du ventriloque. À voix haute, par le biais de la marionnette, va s’énoncer ce que la conscience (le personnage du ventriloque) tente de réprimer, l’humain n’ayant de cesse d’intimer à l’animal (à entendre du côté de l’instinct) de se taire. La marionnette apparaît ainsi comme un inconscient à livre ouvert qui va exprimer ce qui relève du pulsionnel : que telle femme est désirable et qu’il aimerait la séduire (ou davantage), que tel homme est laid et repoussant, que le public est ennuyeux, etc.


D’autres tours utilisent un objet inanimé en lui donnant vie, avec l’illusion d’une volonté propre : une peluche animale comme personnage à part entière d’un numéro, ou un substitut tel qu’un foulard ou une boule qui semblent mus par un désir autonome, dans leurs déplacements par exemple. Dans le scenario, si l’objet apparaît au départ sous le contrôle de l’illusionniste, très vite il lui échappe ; la boule va voler un peu trop loin, contraignant à la suivre le magicien qui, à l’origine, lui a donné la vie, ou le foulard va quitter de son propre chef le bocal qui lui était assigné.

Au départ, la cohabitation apparaît presque idyllique : le petit foulard grimpe sur le bras, la boule danse autour du magicien – dans un mouvement synchrone –, la peluche se frotte affectivement contre son maître. Puis, au fur et à mesure de son émancipation, l’objet-animé va classiquement devenir, dans la mise en scène, un « objet parasite » qui vient troubler le magicien dans sa démonstration : il se fait insistant, réclame de l’attention, met à mal le matériel et compromet le tour suivant, devenant de ce fait indésirable dans le jeu du magicien qui va alors chercher à s’en débarrasser. L’objet va être repoussé, placé dans une boîte, enfermé, voire va subir une tentative de meurtre, en l’écrasant sous un poids. Mais, si la paix semble rétablie quelques instants, l’objet finit par faire retour, réapparaître, sortir de la caisse, renaître de ses cendres, faisant irruption dans la lumière. Et le voilà d’autant plus perturbant pour le magicien qui va tout mettre en œuvre pour s’en défaire.

La métaphore de l’objet pulsionnel est ici patente. L’objet représente le réservoir des pulsions[10] avec lequel il est parfois possible de trouver des compromis mais qui, à d’autres moments, vient parasiter le sujet au point qu’il cherche à tout prix à s’en libérer, souvent sans succès. Car, quels que soient les subterfuges pour « le mettre en boîte », il revient toujours troubler la quiétude, dans une agitation voire une excitation incessante, au point de rendre interchangeables les places de chacun, ne sachant plus qui est le maître du disciple.


De l’« inquiétante étrangeté »[11]


Dans la ventriloquie, la marionnette, à l’apparence mi-humaine mi-animale, douée de parole, apparaît davantage comme un double ; dans les autres tours, la chose animée, même si elle apparaît inoffensive, est inquiétante, en ce qu’elle échappe à son maître-magicien et devient une entité extérieure et autonome (telle la créature de Frankenstein ou « la Chose » de la famille Adams). Si dans les deux cas il s’agit d’une extériorisation, elle ne relève pas du même registre : la voix de la marionnette du ventriloque exprimerait l’inconscient symbolique, celui qui passe par un double et donc à travers le miroir, d’où le fait qu’il prenne forme humaine, en énonçant tout haut un discours censuré ; la chose animée tendrait au contraire vers l’inconscient réel, celui qui mobilise les tréfonds pulsionnels de l’être, échappant au miroir, du côté de l’énergie qui lie l’être humain à la nature.

Mais, que ce soit la mise en scène de l’objet animé ou de la ventriloquie, il semble que l’expérience faite par le public soit avant tout celle de l’angoisse, d’un malaise profond bien qu’indéfinissable par le spectateur. C’est probablement ce sentiment à la fois étrange et dérangeant qui se voit contrebalancé par des mécaniques d’humour, de rire, de plaisanterie, qui tentent de le couvrir, tout en le laissant apparaître. En cela ce type de tours se distingue des « tours fantasmatiques » qui ne sont pas imprégnés de cette dimension d’angoisse. Reste que le spectateur tire toutefois une jouissance, au-delà du plaisir, différente de la jouissance prise au fantasme. En définitive, ces tours ordonnent une expérience s’apparentant à la psychose : le dédoublement de personnalité dans le cas du ventriloque avec sa marionnette, la dépersonnalisation paranoïaque dans le cas de la chose animée.


Le « truc en magie » : l’impensable féminin


Si le fantasme met en scène un inaccessible fondamental et si la chose pulsionnelle échappe toujours, nous pourrions dire que ce qui est au centre du tour de magie, est bien ce à quoi l’accès est impossible. C’est également en ces termes que pourrait être formulée la place du « truc », en magie. Le « truc » est précisément ce qui est « hors-scène », soustrait à la vue comme à la compréhension, et, en même temps, s’il n’y a pas de « truc » il n’y a pas d’effet magique et d’objet de convoitise ; autrement dit, le public ne se déplacerait pas pour voir une démonstration de magie s’il n’y avait pas de « truc », le désir d’aller au spectacle n’étant engagé qu’à la condition de l’existence de ce hors-scène : le « truc », à la fois absent mais tout-de-même présent puisqu’à défaut d’être visible, la scène en dessine les contours. Il s’agit donc d’un « trou », qui permet l’existence de son anagramme, le « tour ».

Le hors-scène fait donc trou, et c’est autour de ce trou que se structure le désir. Dans la théorie psychanalytique, il s’agit de la mère archaïque, comme ce qui est à jamais perdu, lorsque l’enfant entre dans l’aire du langage, qui le sépare à jamais de la mère avec qui il formait jusque-là un tout indifférencié. Et voilà une autre question qui vient alors à se poser : qu’en est-il de la place de la femme dans la magie ? Car si la magie s’affiche comme nom féminin, force est de constater que la grande absente est, précisément, la Femme.


Schématiquement, la femme en magie se présente sous trois modalités : la partenaire (femme-objet, interchangeable, sans subjectivité, réduite à un instrument de domination sexuelle), la « pseudo » magicienne reléguée aux arts annexes (la magie-transformisme, la magie-en-chanson, etc.), et la magicienne en position masculine (celle qui reproduit exactement les codes masculins, de domination par exemple, en remplaçant la partenaire par un homme en position féminine d’objet, à moitié dévêtu). La question du féminin est donc soit réduite à un objet soit mise hors scène, refoulée. Or, pour retrouver illusoirement la mère des origines, dont la magie montre l’omniprésence de la recherche, encore faut-il nier l’existence de la femme... qui aurait donc le même statut... que le « truc », comme « trou ».

En effet, s’il s’agit de « retrouver la mère », cela passe, plus exactement, par en faire sentir la présence, à travers le tour cérémoniel que peut prendre la magie. Les scénarios qu’elle construit, les rites qu’elle met en scène, seraient en ce sens autant de manières de l’invoquer, et donc de faire venir, en la rendant présente et tangible au spectateur, la Chose-Mère, comme place vide laissée par l’objet à jamais perdu et toujours recherché, universel et originaire, ce qui fonde le sujet tout en restant à jamais un mystère. Ainsi, le « truc », au cœur de l’illusion, qu’il faut garder caché tout en le supposant à l’origine de l’expérience magique, aurait pour unique fonction de rendre palpable le « trou » originel, transformant le magicien en enfant de la Chose, ce qui suppose l’évacuation de la Femme. Rien d’étonnant alors, si la magie est une manière de renouer avec la Chose-Mère, qu’il y ait un côté « grand enfant » toujours accolé à son exercice.


Le temps de conclure


« Ça n’est pas là où vous le croyez » : tel pourrait être, résumé, le secret du magicien. Mais la psychanalyse peut reprendre cette formulation à son compte : « c’est bien sur une autre scène que ça se joue ! ». En effet, la magie énonce cette injonction paradoxale : en prétendant donner à voir une illusion, elle avoue tout-à-la-fois que cela n’en est pas une, car elle sous-entend l’existence d’un « truc » qui justifie en lui-même qu’il y ait un effet magique. Pourtant, si les magiciens eux-mêmes pourraient être les premiers à en douter, l’illusion est véritable : il s’agit de l’illusion du fantasme, et c’est donc notre inconscient, comme « Autre scène », qui nous joue des tours.

L’illusion voile tout en dévoilant une part de vérité, tout comme le mensonge contient la vérité en son sein. Cette part de vérité, à la lumière de ce que notre propos a esquissé, serait celle de l’énigme du désir du sujet-spectateur comme du sujet-magicien.


[1] Freud, S. (1913). Animisme, magie et toute-puissance des idées. In S. Freud, Totem et Tabou. Paris : Petite Bibliothèque Payot, 1965. pp.89-116.

[2] Frazer, J. G. (1911). The Magic Art and the Evolution of Kings. London: Macmillan.

[3] Freud, S. (1913). Totem et Tabou. Paris : Petite Bibliothèque Payot, 1965. p.96.

[4] Freud, S. (1913). Totem et Tabou. Paris : Petite Bibliothèque Payot, 1965. p.98.

[5] Freud, S. (1927). L’avenir d’une illusion. Paris : Presses Universitaires de France, 1989. p.75.

[6] Ibid., p.44.

[7] Ibid., p.75.

[8] Freud, 1915.

[9] Poe, E. A. (1844). La lettre volée.

[10] Ce que Freud nomme le « ça », dans sa seconde théorisation de l’appareil psychique, décomposé en trois instances : le ça, le moi et le surmoi.

[11] Référence à l’ouvrage de Freud, L’inquiétante étrangeté, paru en 1919.





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