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Photo du rédacteur Collectif Lillois de Psychanalyse

Malaise 1929

Jean-Yves Deshuis


Le texte qui suit reprend, avec certaines modifications, celui d'une intervention prononcée au Colloque "Du malaise dans la civilisation au mal-être contemporain" qui s’est tenu le 13 octobre 2016 à l'EPSM de Lommelet. Le temps où il fut écrit n'est déjà plus tout à fait le nôtre, comme on le verra dans les passages qui font allusion à l'actualité immédiate alors exempte de l'idée même d'une possible pandémie… Ce décalage temporel n'altère pas, nous l'espérons, la signification d'ensemble du propos.


La légende veut que Freud ait déposé chez son éditeur le manuscrit de Malaise dans la culture, une semaine avant le « mardi noir de Wall Street », jour du célèbre krach qui allait donner le signal de la crise de 29. La légende n'est jamais dénuée de tout fondement ; en tout cas, celle-ci nous indique certaines parentés, assez frappantes, entre le contexte immédiat du texte de Freud et notre situation actuelle, marquée par l'enlisement dans une crise économique d'une gravité et d'une ampleur sans précédent, si ce n'est, précisément, celui de la crise de 29...


On a dit que Malaise dans la culture avait la couleur de son temps. Couleur sombre, celle de la haine nationaliste et antisémite ; celle de la destructivité en gestation qui déferlera sur l'Europe dix ans plus tard, l'année de la mort de Freud. Nos experts – historiens, sociologues, journalistes, philosophes – déclinent sur un mode presque obsédant l'analogie entre le contexte historique où nous nous trouvons, et celui des années 30. Même déliaison mortifère entre la spéculation financière et l'économie réelle. Même montée irrésistible du vote d'extrême-droite dans les démocraties occidentales en crise. La guerre de Syrie semble évoquer la guerre d'Espagne ; Alep est comparée à Guernica, et les jeunes gens radicalisés qui vont chercher la mort en Orient seraient les successeurs sinistres des volontaires qui s'engagèrent contre Franco aux côtés des Républicains… Comme on voit, le jeu des analogies et des rapprochements historiques devient vite incontrôlable. Il n'empêche qu'il s'avère troublant, et deviendrait même angoissant si on se laissait prendre à la logique qui paraît les sous-tendre.


Si les analyses qu'on trouve dans Malaise dans la culture peuvent encore nous concerner, ce n'est pas en raison de ces analogies contextuelles, qu'elles soient réelles ou fantasmées, profondes ou superficielles. Sans doute même qu'au contraire, la lecture de Malaise aura le mérite de nous montrer, de nous faire toucher du doigt, tout ce qui nous sépare de Freud. Ce qui sépare l'économie psychique qui est la nôtre dans l'état présent de notre culture, de l'économie psychique décrite par Freud en 1929, en affinité avec la société de son temps. Ce qui nous en sépare, mais peut-être aussi ce qui continue de nous en rapprocher, non pas à la surface des rapprochements circonstanciels, mais au niveau des « fondamentaux » psychiques et culturels que nous continuons de partager. Car le livre de Freud n'est pas un livre contextuel, même s'il porte, inévitablement, les couleurs sombres de son temps.


Avant d'entrer dans les analyses de Malaise dans la culture, quelques mots sur le titre et sa traduction. Le titre allemand est : Das Unbehagen in der Kultur. On a d'abord traduit Kultur par civilisation. Aujourd'hui, les traducteurs estiment préférable de traduire Kultur par… culture. Le terme civilisation connote en effet l'idée d'un progrès, d'un développement continu et ascendant conduisant de la barbarie initiale à un état de plus en plus « civilisé ». Le processus de civilisation se trouve du coup investi d'une valeur inestimable, il devient synonyme de perfectionnement. Or, cette vision optimiste n'est pas du tout celle de Freud. Dans la dernière page de Malaise, Freud prend ses distances avec la croyance consensuelle selon laquelle la culture serait notre bien le plus précieux, qu'elle devrait forcément nous mener collectivement vers « des sommets de perfection insoupçonnés. » Et il se déclare capable d'écouter sans indignation, sans pour cela la partager, la position qui condamne la culture, selon laquelle :

« […] compte tenu des buts auxquels tend la culture et des moyens qu'elle utilise, on doit arriver à la conclusion que tout cet effort n'en vaut pas la peine, le résultat ne pouvant être qu'un état que l'individu doit forcément trouver insupportable. »


Ce jugement qui disqualifie tous les acquis patiemment créés et accumulés par la culture à partir du mécontentement qu'ils génèrent chez l'individu, Freud ne saurait le partager. Loin de lui la pensée que « tout cet effort n'en vaut pas la peine ». La culture fondamentalement se situe du côté d’Éros[1], et Freud ne peut souscrire à sa condamnation. Mais il la comprend ; elle ne le surprend pas. Car elle repose sur l'appréciation juste du coût psychique exorbitant, effectivement à maints égards « insupportable », qu'implique pour l'individu son insertion dans le système des buts culturels. En soi, le diagnostic est juste, et il existe un déchirement entre les progrès accomplis par la culture et la souffrance qui en résulte pour l'individu du fait des moyens auxquels elle recourt pour atteindre ses buts.


Dans une lettre à Eitington de juillet 1929 – période où Freud élabore le premier jet du livre –, il écrit :

« S'il faut absolument un titre, ce sera Malheur dans la culture ».

Puis il s'est ravisé, et a remplacé malheur (Unglück) par malaise (Unbehagen). Das Behagen, c'est l'aise (comme dans l'expression « prendre ses aises »), le bien-être, le confort, le plaisir. Unbehagen, négation de Behagen, se traduit en français par inconfort, gêne, malaise. Que signifie cette substitution du malaise au malheur ? Disons d'abord qu'il ne convient pas de durcir la différence entre « malaise » et « malheur ». À partir d'un certain degré de durée et d'intensité, le malaise devient cause de malheur, et Freud ne distingue pas nettement, dans le cours du texte, la sémantique du malheur de celle du malaise. Ceci dit, le remplacement de malheur par malaise indique bien un sens ; pour le saisir, on peut recourir à une supposition, aux allures de conte de fée, dans le droit fil du passage où Freud dit que la culture a fait de nous des dieux.


Supposons donc un état d'accomplissement achevé du développement de la culture. Les hommes n'y connaîtraient plus les guerres, ni la pénurie, ni les maladies. Les inégalités seraient jugulées. Ils seraient parvenus à domestiquer complètement les forces de la nature, sans avoir pour autant détruit la nature. La culture aurait atteint son optimum ; elle aurait mis au point des dispositifs techniques, scientifiques, politiques, économiques, juridiques... capables de venir à bout, autant qu'il est possible, des trois sources de souffrance que Freud recense au chapitre III, et qui sont les causes objectives du malheur des hommes : « la surpuissance de la nature, la caducité de notre propre corps et la déficience des dispositifs qui règlent les relations des hommes entre eux dans la famille, l’État et la société. » Dans cet état idéal, les hommes seraient aussi heureux qu'il est possible de l'être pour des humains. Mais le malaise subsisterait, et rongerait de l'intérieur leur bonheur, comme le ver dans le fruit parvenu à maturité.

***


Le malaise repéré par Freud procède de la contradiction qui oppose l'individu et sa communauté. Cette contradiction est continuelle, insurmontable, c'est pourquoi « le procès de la culture » ne peut être décrit univoquement comme un progrès, une marche continue orientée vers le perfectionnement. Chaque avancée qui sur le plan de la culture équivaut à un bienfait, entraîne en même temps sur le psychisme individuel des conséquences délétères. Ce que Freud nomme malaise, c'est précisément cet impact négatif du procès de la culture sur l'économie psychique de l'individu. Pour saisir la teneur de ce malaise, il faut d'abord comprendre ce qui est en jeu dans l'opposition entre l'individu et la société. Cette opposition se joue à deux niveaux[2].


À un premier niveau, Freud la décrit comme suit : Le développement de l'individu et le procès de la culture poursuivent des buts similaires, symétriques. Le but de l'individu est l'insertion dans la masse (communauté) ; celui de la culture, l'instauration d'une unité toujours plus grande et solide à partir de la multitude des individus. À première vue, il s'agit de deux processus convergents, voire d'un même processus appréhendé tour à tour selon deux points de vue distincts, celui de l'individu, celui de la société. La convergence des deux processus peut s'exprimer dans la métaphore de la terre qui tourne sur son axe propre, tout en gravitant autour du soleil.


Mais une divergence finit par apparaître entre les deux processus : ce qui est fin pour l'un est moyen pour l'autre, et inversement. Pour l'individu, la fin véritable est de trouver la satisfaction, la poursuite de son propre bonheur ; l'insertion dans ou l'adaptation à la communauté n'est qu'une fin secondaire, un moyen subordonné à cette fin « égoïste ». Pour la société, la fin principale, c'est la constitution d'une unité qui englobe les individus et met fin à leur éparpillement ; assurer leur bonheur n'est qu'un moyen subsidiaire. Cette divergence entre les systèmes respectifs des fins et des moyens n'annule pas la convergence globale des deux processus. On pourrait parler d'une convergence divergente, ce qui revient à retrouver la célèbre formule de Kant sur l'insociable sociabilité des hommes. Cette convergence divergente entre les fins de la culture et celles de l'individu, se reflète dans l'individu comme le conflit entre ses tendances « égoïstes » et ses tendances « culturelles » (et non pas « altruistes », car ce n'est guère par amour du prochain que l'homme cherche l'association avec ses semblables).


À ce premier niveau, les choses peuvent s'arranger ; le conflit n'est ni si profond ni insurmontable, « même si de nos jours il rend encore la vie de l'individu si pénible » (MC, VIII, p.84). Car il s'agit d'un conflit purement interne à la libido, d'« une discorde dans l'économie libidinale » de l'individu, comparable au conflit entre libido du moi et libido objectale. À ce niveau le conflit est surmontable dans la mesure où il ne dérive pas de l'opposition irréconciliable entre l’Éros et la mort, mais reste de part en part interne à Éros. Il trouve du reste chez l'individu un puissant mobile à sa résolution : sa libido narcissique est impliquée à la racine de ses tendances « culturelles », elle y est intéressée dans une mesure vitale. Car même s'il a tendance à l'oublier, même si son narcissisme l'incite à vouloir tirer à lui la couverture du lien social, l'individu trouve dans son inclusion dans la communauté, la garantie de ne pas mourir. Lui incombe à partir de là de régler au mieux la balance entre les investissements « égoïstes » et les investissements « culturels » de sa libido. Quant à l'autre partie du conflit, on peut espérer que la culture en se développant se rationalise, élimine les interdits évitables et abandonne les sacrifices pulsionnels superflus.


Mais le conflit se joue à un second niveau. Cette fois, il n'est plus interne à Éros ; il met aux prises Éros avec son autre, son « reliquat » comme Freud l'appelle, la pulsion de destruction, dont le vrai nom est Thanatos, la pulsion de mort.


Freud ne pense pas que la violence soit une pathologie sociale. Contrairement à Rousseau, ou à Marx, il ne pense pas que la suppression de la propriété privée, la disparition des inégalités et de l’aliénation sociales, pourraient venir à bout de la violence. Ce qu'il appelle Agressionneigung, penchant à l'agression, est selon lui « un trait indestructible de la nature humaine » (MC V ; p.56). Il y a là un parti pris anthropologique qui pour Freud n'est pas discutable ; il l'estime suffisamment corroboré par l'expérience, aussi bien l'expérience commune que l'expérience analytique.


Freud reconnaît qu'il a mis du temps à prendre la mesure du caractère originaire, autonome, anti-érotique, de la pulsion de destruction. Il écrit au chapitre VI :

« Je me souviens de ma propre défense lorsque l'idée de la pulsion de destruction émergea pour la première fois dans la littérature analytique[3], et combien de temps il me fallut pour y être réceptif. »

Il aura fallu le « tournant de 1920 », avec l'élaboration de la dernière théorie des pulsions, pour que Freud accepte pleinement cette idée d'une pulsion de destruction qui ne dérive pas d’Éros, mais de la pulsion de mort. Désormais, la violence relève d'une pulsion irréductible à la libido ; Freud ne croit plus que la haine et l'agression procèdent des pulsions d'auto-conservation. Il met les points sur les i :

« […] l'homme n'est pas cet être doux, en besoin d'amour, qui serait tout au plus en mesure de se défendre quand il est attaqué, mais qu'au contraire il compte aussi à juste titre parmi ses aptitudes pulsionnelles une très forte part de penchant à l'agression. En conséquence de quoi, le prochain n'est pas seulement pour lui un aide et un objet sexuel possible, mais aussi une tentation, celle de satisfaire sur lui son agression, d'exploiter sans dédommagement sa force de travail, de l'utiliser sexuellement sans son consentement, de s'approprier ce qu'il possède, de l'humilier, de lui causer des douleurs, de le martyriser et de le tuer » (MC V ; p.53-54).


La doctrine de la pulsion de mort implique que la violence est chez l'homme une composante pulsionnelle innée, irréductible. Elle signifie aussi autre chose : qu'à travers ses comportements d'agression, les plus primaires comme les plus raffinés, l'homme ne fait que détourner vers l'extérieur le travail de la pulsion, qui originairement tend à son auto-destruction. En ce sens, l'hétéro-agressivité n'est jamais expression simple de la Todestrieb, mais toujours le produit « métissé » de la Vermischung, de l'alliage pulsionnel entre Éros et la mort. La violence qui donne la mort porte encore l'empreinte de la vie : l'homme détruit, viole, pille, torture et massacre pour exorciser la menace d'auto-anéantissement.


« La pulsion serait ainsi elle-même contrainte de se mettre au service de l’Éros, du fait que l'être vivant anéantirait quelque chose d'autre, animé ou non animé, au lieu de son propre soi. À l'inverse, le fait que soit restreinte cette agression vers l'extérieur ne pourrait qu'intensifier l'auto-destruction qui, de toute manière, est toujours à l’œuvre » (MC VI ; p.61).


Or, la culture se trouve devant la même nécessité vitale de se donner un dehors vers lequel expulser la violence interne qui menace de la détruire. Ce dehors, ce peut être la nature. Ou le peuple voisin, comme dans la guerre, comme dans le « narcissisme des petites différences ». Ce peut être le bouc-émissaire, ce dehors intérieur, à l’exemple du peuple juif dispersé dans des cultures d'accueil. Mais il arrive toujours un moment où le dehors vient à manquer. L'expulsion de l'agressivité vers l'extérieur ne peut être qu'une méthode d'appoint. La vraie méthode consiste à « gérer » la violence « en interne »… La culture recourt alors à une double stratégie : une directe, une indirecte. Freud illustre chacune de ces stratégies par une métaphore (politico-économique, politico-militaire).


Commençons par la méthode indirecte. La métaphore qui lui correspond est celle de la tribu parasite :

« La culture se conduit ici envers la sexualité comme une tribu […] qui en a soumis une autre à son exploitation » (MC IV ; p.47).


Cette stratégie de la tribu parasite ne porte pas sur la pulsion de destruction, mais sur la sexualité. C'est pourquoi elle est indirecte. C'est pourquoi aussi il pourrait sembler qu'elle relève du premier niveau de l'opposition individu/société. À première vue, les interdictions drastiques qui restreignent la liberté sexuelle – prohibition des manifestations de la sexualité enfantine, répression de l'homosexualité, condamnation des satisfactions extra-génitales cataloguées comme perversions, limitation de « ce qui reste libre » (l'amour génital hétérosexuel) à la monogamie et au légitimisme conjugal – n'ont rien à voir avec le combat de la culture contre la pulsion de mort. Elles s'expliquent en partie par le caractère potentiellement anti-social de la pulsion sexuelle, son côté inéducable, déréalisant, rebelle au principe de réalité. Sans compter la nécessité pour la culture de déplacer une proportion appréciable de la libido vers les activités de travail. À première vue, donc, le parasitage en règle de la sexualité par les buts culturels, est étranger à toute stratégie pour contrer la destructivité. Certes la culture doit s'opposer à l'inertie de la libido, à « son aversion à quitter une position ancienne pour une nouvelle », elle doit activement lutter contre la propension de la satisfaction érotique à se complaire dans l'isolement fusionnel et auto-suffisant du « couple d'amoureux » (MC V ; p.50). Mais, encore une fois, il n'y a dans ce conflit relatif à la sexualité rien de foncièrement tragique, rien d'irrémédiable, précisément parce qu'il se déroule exclusivement sur un plan interne à l’Éros[4].


Or, à y regarder de plus prés, il reste quelque chose d'inexplicable dans cet acharnement que met la culture à réprimer la sexualité des individus. L'inexplicable, c'est l'excès lui-même, ce côté démesuré de la répression, son extrémisme, qui laisse « la vie sexuelle de l'homme de la culture […] gravement lésée », telle « une fonction en état de rétrogradation » (MC IV ; p.48). Pour bien mesurer l'intensité de cet excès, Freud imagine furtivement sur un mode utopique, un peu à la Fourier, ce qu'aurait pu être « normalement » la condition sexuelle de l'homme de la culture :

« […] la communauté de culture se composerait de tels individus doubles qui, libidinalement assouvis en eux-mêmes, sont rattachés les uns aux autres par le lien de la communauté de travail et d'intérêts » (MC V ; p.50).

Société imaginaire composée d'une multiplicité de dyades amoureuses, chacune jouissant en son sein d'une plénitude sexuelle intacte, reliées extérieurement par Anankè, la nécessité réelle, celle commandée par l'intérêt d'organiser collectivement la communauté de travail. Image évanescente d'une société impossible dans laquelle l'exploitation par la culture des pulsions sexuelles serait à son minimum.


Dans la société réelle, le lien social ne peut se réduire à l'intérêt. Il ne tient que par l'injection continue dans les rapports sociaux de l'énergie libidinale prélevée sur la sexualité. L'excès de la répression sexuelle a pour fonction de contrecarrer le « facteur perturbant » qu'est la tendance à l’agressivité, en interdisant la dépense purement sexuelle de la libido, afin de la convertir en sentiments sociaux – tendresse, amitié, estime... – par les mécanismes de l'inhibition quant au but et de l'identification. Dans la névrose, l’individu s'invente dans ses symptômes des satisfactions libidinales substitutives qui deviennent source de souffrance. La névrose est pour l'essentiel un produit de la stratégie indirecte...


L'efficacité de la méthode indirecte, même relayée par le commandement religieux « Tu aimeras ton prochain comme toi- même », reste très limitée. C'est pourquoi « […] la culture réclame d'autres sacrifices que celui de la satisfaction sexuelle » (MC V ; p.50). Elle réclame le sacrifice des pulsions de destruction. La métaphore qui illustre la stratégie directe est celle de la garnison qui occupe une ville conquise :

« La culture maîtrise donc le dangereux plaisir-désir d'agression de l'individu en affaiblissant ce dernier, en le désarmant et en le faisant surveiller par une instance située à l'intérieur de lui-même, comme par une garnison occupant une ville conquise » (MC VII ; p.66).


On aura reconnu dans cette métaphore, le surmoi. Le surmoi est l'instance qui présentifie la culture au cœur du psychisme. Il résulte de l'intériorisation de l'autorité punitive, que Freud identifie aux figures parentales. L'intériorisation de l'autorité permet d'expliquer une étrange particularité de la conscience morale de l'homme de la culture : plus l'individu s'abstient d'enfreindre les interdits culturels, plus sa conscience morale se montre sévère, sourcilleuse, persécutrice. Moins il fait le mal, plus il se sent coupable. Paradoxe qui se comprend aisément à partir de l'omniscience du surmoi, comparable au dispositif panoptique, et qu'il doit à sa position intra-psychique. Pour le surmoi, il n'y a pas de différence entre faire le mal et désirer faire le mal. La mauvaise intention est punie par le surmoi au même titre que son effectuation. Par cette punition, l'agressivité qui découle forcément du renoncement pulsionnel – surtout si il porte sur une motion pulsionnelle agressive – est introjectée dans le surmoi qui la dirige contre le moi sous forme de reproches, d'auto-accusations, de dévalorisation, de sentiment d'indignité. Le surmoi est comparable à une machine qui réprime l'hétéro-agressivité en la transformant en auto-agression intra-psychique. À la limite, l'homme de la culture n'a le choix qu'entre se faire psychopathe ou rester l'éternel bourreau de soi-même.


Avec le sentiment de culpabilité, nous sommes au cœur du malaise dans la culture. Plus la culture progresse, plus l'homme se civilise, plus le sentiment de culpabilité se raffine et infiltre à la fois le psychisme et le climat social. Le surmoi finit par devenir, selon une formule de Le moi et le ça, « une pure culture de la pulsion de mort ». C'est pourquoi Freud voit dans le sentiment de culpabilité le problème le plus important du développement de notre culture. Le sentiment de culpabilité peut prendre des formes cliniques qui le rendent méconnaissable ; il reste assez souvent inconscient, Freud le décrit alors comme une variété topique de l'angoisse. La culpabilité alors se fait jour « comme un malaise, un mécontentement, pour lequel on cherche d'autres motivations ».


***


À l'analyse menée par Freud dans Malaise dans la culture, répond aujourd'hui le livre de Cynthia Fleury, Ci-gît l'amer[5], qu'on peut tenir à bien des égards pour une reprise contemporaine de la même problématique et de la même tentative. Dans Ci-gît l'amer, le sentiment de culpabilité n'est guère plus qu'une des composantes de ce qui constitue selon l'auteure, le péril majeur qui menace de destruction nos sociétés actuelles : la montée irrésistible du ressentiment. Sans doute serait-il passionnant de mettre en regard ce Malaise 2020 et le Malaise 1929 que nous a légué le père de la psychanalyse.


[1] « […] la culture est un procès au service de l’Éros, procès qui veut regrouper des individus humains isolés, plus tard des familles, puis des tribus, des peuples, des nations, en une grande unité, l'humanité. Pourquoi faut-il que cela arrive, nous ne le savons pas. Disons que c'est précisément l’œuvre de l’Éros. » Malaise dans la culture, ch. VI, p.64 (PUF, 2015).


[2] Ricœur a bien vu que ce qu'il nomme « l'interprétation économique de la culture » se déploie dans Malaise en deux temps. Dans un premier temps – jusqu'au chapitre IV inclus – dont le ton s'apparente à une « bonhomie calculée », Freud envisage tout ce qu'on peut dire du conflit individu/société sans recourir à la pulsion de mort. Dans un second temps – du chapitre V au chapitre VIII –, il s'agit du même conflit mais appréhendé selon ce qu'on ne peut pas dire sans faire intervenir cette pulsion. Le ton se fait alors de plus en plus tragique, pour culminer dans la gigantomachie mythique qui met aux prises Éros et Thanatos, dont l'issue incertaine doit décider du destin de la culture. Cf. Paul Ricœur, De l'interprétation (Seuil 1965/2001, p.319). On sera sensible à l'équilibre harmonieux de la composition du livre, qui témoigne à quel point Freud mérite d'être compté au nombre des grands écrivains.


[3] Il fait allusion à l'article de Sabina Spielrein, paru en 1912 : La destruction comme cause du devenir.


[4] Cette interprétation qui rabat la stratégie indirecte sur le premier niveau du conflit, est celle de Ricœur (oc ; p.320-321). Elle a pour elle le fait que la métaphore de la tribu parasite apparaît à la fin du chapitre IV, c'est-à-dire avant la rupture dans l'argumentation qu'introduit la prise en compte de la pulsion de mort. Mais Freud livre la clé interprétative de cette métaphore dans l'après-coup, à partir du chapitre V, à la lumière noire de la destructivité.


[5] Cynthia Fleury, Ci-gît l'amer. Guérir du ressentiment ; NRF Gallimard, novembre 2020.


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