De la rue serpentine des Célestines
rien n’indique la Cave éponyme
vestige du couvent (1628) aujourd’hui immeubles
gris blanc
école maternelle sans voix d’enfants
On est samedi.
17 février (pour être précis).
Pas simple de trouver
Comme la suite annoncée.
Une grille, un escalier de pierre
s’enfonce jusque sous terre
lourdes portes de fer, ouvertes (défense de glisser / défense de trébucher / Stop).
Arrêt. Instant solennel.
L’autre monde, du dessous, des bas-fonds, des souterrains,
espace aveugle,
briques, ogives et colonnades.
Chaleur malgré le froid
Chants qui enchantent, voûtes qui envoûtent
Des photographies, partout, des pans de tissu noir, des décors
La scène, rideau rouge, un spot qui éclaire
Salle habillée, salle habitée
La performance commence.
Le premier acte a tout d’une cérémonie. La mise en scène est des plus simples : des objets agrégés sur la scène ; une voix égrenant des paroles et des mots ; des musiques qui chutent du haut des enceintes. Si les objets déposés présentent une absence, la voix acousmatique absentifie une présence. Présence absence. Six temps comme autant de phases pour une incantation. Car la séquence a un but : invoquer le spectre de Vivian afin de le faire venir sur scène et ainsi rendre présente l’absente.
Phase n°1
Situation :
Salle jetée dans le noir. Un violon bientôt rejoint par un cor et un piano. Une voix féminine.
Musique du Trio Johanna : montage en trois parties
Description :
La voix croque des lieux, des passants, des morceaux de vie, comme autant d’instantanés saisis par l’œil avisé de Vivian. En même temps qu’elle nous plonge au cœur de la photographie comme si nous étions figure parmi les figures, elle nous somme de regarder la scène depuis l’œil de Vivian auquel nous nous trouvons assimilés. Partagés entre œil qui regarde (les objets sur la scène) et corps regardé (par la voix omnisciente), nous nous dédoublons, liés toutefois par cette voix qui nous accroche et au grain duquel nous nous accrochons. Une voix féminine. Rendant vives les scènes brutes du Réel. Au plus près de notre oreille à laquelle elle chuchote, au plus loin de notre tête à laquelle elle enjoint. Mais voix qui n’emplit pas seule la salle. Escortée de notes, elle dialogue avec le violon, le piano puis le cor. Musique qui n’est pas qu’un décor mais qui entoure, contrarie, écrase… La voix est le sujet dont la musique est l’autre. Le trio joue une langue étrangère qui appelle d’autres lois. Entre le message d’une muse et la mélodie du violon se fraye une conversation. Nous sommes la voix qui s’adresse à cet autre si présent et si dense dont le feu nous pique la peau. La voix invoque et convoque les âmes. Âme d’une musique qui est aussi musique de l’âme. Des larmes à la larve. Elle arrive.
Lecture analytique :
Quand l’analysant commence à parler, il raconte des scènes dans lesquelles il jette l’analyste qui est à son écoute. Énonçant ce qu’il énonce à partir du point de vue qui est le sien, il introduit l’analyste à son récit depuis son œil. L’œil de l’analysant devient alors l’œil de l’analyste. Or, lorsque l’analysant convoque des souvenirs, des faits ou des situations, il le fait à l’adresse de l’analyste auquel il est transférentiellement lié et ce, depuis le moment où il a rencontré son nom. Derrière le panneau des apparences, l’analysant parle toujours à un Autre qui lui est cher et dont il attend fébrilement la réaction. L’analyste est cet Autre à qui l’analysant s’adresse en tant qu’il est d’emblée inscrit dans son discours. Il est ainsi présent dans la scène comme un figurant parmi les figurants.
Phase n°2
Situation :
Silence dans la salle. La scène s’éclaire sur un portrait de Vivian Maier. Dans le public, trois personnes se tiennent debout. Elles sont positionnées en étoile. Tour à tour, elles clament des mots. La voix répond.
Description :
La foule d’un côté et la voix de Vivian de l’autre. Mêlés au public qu’ils encerclent, une femme et deux hommes lancent des mots comme autant de qualificatifs décrivant Vivian. La voix leur répond. Le spectre est dans la place. Comme c’est le cas à chaque fois qu’un spectre se présente dans la pièce, rien ne nous assure de son identité (Jacques Derrida, Spectres de Marx). Par conséquent, la foule demande qu’il se déclare avant toute discussion. À coup de crayons, un portrait se dessine. Est-ce Vivian Maier qui répond ? À moins que ce ne soit son spectre ?
Lecture analytique :
Lorsque l’analysant se présente pour la première fois devant l’analyste, il commence par décliner son identité. Ne serait-ce parce que l’analyste lui demande, et se demande, à qui et à quoi il a affaire. Le plus souvent, cette phase prend la forme d’un récit des faits saillants d’une vie. Comme si une énumération aussi précise soit-elle des caractères d’une personnalité, pouvait dire la vérité de l’être. Or, au fil des séances, un autre portrait se dessine, plus vrai, plus juste, dont l’analysant est le premier surpris. Reste cette question dont Nicolas Abraham et Maria Torok ont fait leur lais : mais qui parle sur le divan (Nicolas Abraham, Maria Torok, L’écorce et le noyau) ?
Phase n°3
Musique : John Coltrane - Blue Train
Situation :
Alors que, dans la salle, éclate le saxophone ténor de John Coltrane, un homme monte sur scène pour substituer à la photo de Vivian Maier une série d’objets : sur une cagette de bois sont déposés un chapeau, un biberon et un vieil appareil photo ainsi qu’à son pied, une assiette pour bébé accompagnée de sa cuillère spéciale. Une fois la musique tue et l’homme descendu de scène, la voix reprend.
Description :
L’identité enfin assurée et le spectre clairement identifié, il s’agit de dire le déroulement d’une vie. Toute une biographie se dessine entre France et États-Unis, avec la clarté des faits et l’ombre des creux.
Lecture analytique :
Du récit entrelacé des séances résulte une biographie dont l’analyste peut faire cas. De cette consignation sur le papier résulte une vue en clair-obscur de l’analysant : au milieu des traits notables surgissent des points aveugles dont il faut faire grand cas pour saisir le fil notoire d’un chemin. L’accès au sujet de l’inconscient est à ce prix (Lacan, Écrits).
Phase n°4
Musique :
Metrowerk – Metropolis & Kraftwerk : We are Robots
Situation :
Retour de l’homme sur scène qui libère la cagette de ses objets, à une exception près : l’appareil photo qui trône désormais seul sur le promontoire de bois. En guise d’accompagnement, la musique mécanique d’une version modernisée de Métropolis de Fritz Lang. La voix se glisse dans le clic-clac de la musique qui peu à peu s’efface pour lui abandonner toute la place.
Description :
Clic clac, clic clac… Cliquetis du fantôme qui traîne son boulet… Clic clac clic clac… Claquement de l’obturateur à l’instant fatidique où le doigt presse le bouton… Clic clac clic clac… Le clic d’une découpe qui produit le clac d’un fragment, par lequel Vivian extrait du Réel un morceau qu’elle fige hors du temps… Clic clac clic clac… Compte-à-rebours d’un décompte aboutissant à un acte : Vivian tranche. Dans cet acte, elle advient comme Sujet. Derrière les faits d’une vie et les caractéristiques d’une identité se profile dans le clic d’une pression et le clac d’une coupe le Sujet Vivian.
Lecture analytique :
Parfois, quand l’analyste le coupe dans son blablabla, l’analysant est hors (du) Moi. Un compte-à-rebours alors se déclenche. Au terme du décompte, un acte est produit. De cet acte que personne repère sinon dans l’après-coup de ses actions, résulte un sujet, mais un sujet toujours supposé, supposé à un acte qui, sans ce sujet, ne pourrait avoir lieu. Dans la supposition se dit alors toute l’évanescence d’un sujet fantomatique car insaisissable en soi. Sujet de l’inconscient.
Phase n°5
Musique :
Montage : Jean-Louis Murat : Col de la Croix Morand,
suivi de : Le manteau de pluie du singe
Situation :
Des bruits de ferme envahissent la salle. Après avoir retiré l’appareil photo, l’homme, toujours le même, accole une lettre contre la caisse en bois tandis qu’il installe sur sa tête un encrier avec son stylo de porcelaine. Aux aboiements d’un chien succède le chant de l’auvergnat, puis silence.
Description :
La voix se fait porte-parole. Elle porte la parole de Vivian dont elle récite la lettre. L’histoire est la suivante : alors que ses clichés s’amassent, Vivian prend la plume pour s’adresser en français à M. Simon, imprimeur de son état. Dans ce courrier qui a traversé l’Atlantique pour atterrir dans les Alpes, elle explique son idée de transformer ses photos en cartes postales. À l’image de La Lettre volée relue par Lacan dans son séminaire du même nom, la lettre volante, puisque c’est par avion qu’elle arrive jusqu’à nous, supporte le désir — le désir de Vivian de faire carte postale. Projet pour le moins original, et qui n’aboutira pas, dont la nature demande à être interprétée. Plusieurs niveaux de sens se dégagent : 1°) Cette lettre s’adresse à l’Autre français dont est issue sa lignée maternelle et dans les montagnes duquel elle a vécu enfant. En s’adressant à cet Autre, elle renoue avec l’origine ; 2°) La Carte postale a ceci de particulier qu’elle joint un texte à une photo, texte dont l’écriture est par ailleurs laissée à l’appréciation d’un autre. En voulant faire de ses photos des cartes postales, Vivian adjoint à leur verso l’espacement d’un texte à venir qui se trouve être le fait de l’Autre. La photo mutante inscrit ainsi en elle l’Autre à travers l’attribution d’une place dont la surface immaculée est un appel à cet Autre : qu’il prenne enfin la parole. Tout autant qu’une scène captée sur le vif, ses clichés deviennent la surface blanche d’un accueil, l’accueil de la parole de l’Autre ; 3°) Or, ceci se passe au vu et au su de tous puisque la carte postale laisse son message à la vue de toutes ces mains étrangères qui s’en saisiront avant même qu’elle n’arrive (ou pas) à destination. Derrida nous précise toutefois que toute « lettre ouverte » soit-elle, elle est « lettre ouverte où le secret paraît mais indéchiffrable » (Jacques Derrida, La carte postale. De Socrate à Freud et au-delà). Faut-il ainsi détenir quelques clés pour réussir à entendre son message qui est d’autant plus crypté qu’il nous semble très clair et, en premier lieu, pour l’envoyeur lui-même qui ne sait jamais trop ce qu’il dit ; 4°) En nous faisant, nous les habitants de France, les destinataires des photos de Vivian, en y adjoignant par nos discours un texte sur leurs versos laissés libres, en les lui renvoyant, déchiffrées, par le premier cargo venu, nous ne faisons que réaliser son désir inabouti de faire de ses photos des cartes postales — soit d’un bout de Réel une constellation symbolique.
Lecture analytique :
Lorsque l’analysant s’adresse à l’analyste, il n’attend pas seulement qu’il accuse réception du message auquel il aura donné forme imagée afin qu’il ait le plus impact possible, il attend aussi qu’il remplisse l’encart laissé blanc dans son discours afin d’y voir plus clair sur le Désir qui, pas après pas, oriente sa marche de vie. À condition que la lettre arrive à destination, c’est-à-dire que l’analyste ait indiqué la bonne adresse sur la carte du Tendre, l’analysant recevra alors son propre message sous une forme inversée (Lacan).
Phase n°6
Effets sonores de la ville : marché de Crowded Street
Situation :
Des bruits de rue s’emparent de la salle : grondements de moteurs, clappements de pas, brouhaha des conversations. Sur la scène, la lettre et son encrier ont disparu, au profit d’un magnétophone à cassette, du genre que l’on ne fait plus. Encore une action de l’homme.
Description :
La voix se fait porte-voix quand elle prête sa voix à Vivian dont elle reprend des paroles entendues çà et là. De Vivian Maier, il reste quelques archives sonores et filmées : interviews sauvages enregistrées à la sauvette de passants croisés dans la rue ou dans un supermarché. Le média change mais le but reste. Toujours le même geste : voler une fraction de Réel, par la force s’il le faut. Il y a quelque chose d’abrupt dans la manière qu’a Vivian d’accoster les gens comme si, prise par l’urgence, elle n’avait pas le temps de parlementer.
Lecture analytique :
De la rencontre de l’analysant avec son Désir dont la loi le fait Sujet, s’ensuit un reste. Un bout de Réel qui, ayant chu avec l’entrée dans l’ordre (S), fait retour sur la scène du fantasme (I) : reprendre à l’Autre Chose, par la force s’il le faut, ce qu’elle nous a ravi avec son départ, cette livre de chair (Objet a) dont la cession fait manque — manque à être.
Synthèse
À travers le dispositif qu’il a mis sur pied, le Collectif Lillois de Psychanalyse a voulu croiser : « Vivian Maier, sa vie, son œuvre » avec la Psychanalyse ; la « Psychanalyse, son expérience, son art » avec Vivian Maier. Son but était, d’un côté, de mettre Vivian sur le divan et, de l’autre, de mettre la Psychanalyse à l’épreuve de Vivian Maier. Précisons : il s’agit de mettre Vivian sur un divan au sens propre du terme, comme si, une fois invoquée puis convoquée dans la salle, Vivian était effectivement allongée devant nous, nous la foule composée des organisateurs et des participants, nous l’Analyste à qui elle s’adresse et qui est toujours une foule. En disant que nous la mettons sur un divan au sens propre du terme, nous indiquons que nous attendons de notre intervention, qui se veut semblable à celle de l’analyste dans la cure et non à celle d’un expert, un effet réel : que Vivian advienne enfin comme Sujet dans l’accomplissement de son Désir, ce qui ne va pas sans un reste. Problème : Vivian Maier n’ayant jamais manifesté une quelconque velléité de cure, ne sommes-nous pas en train de faire un coup de force en l’obligeant à une psychanalyse sauvage ? Si nous avons décidé de passer outre l’absence de toute autorisation de sa part, c’est parce que nous l’avons prise aux mots en nous faisant les récepteurs de la carte postale qu’elle nous a adressée telle une bouteille à la mer puisque sans adresse écrite — carte postale qui a beau être sans adresse ne manque pas toutefois à être adressée. Avons-nous accusé réception de son message ? Lui avons-nous renvoyé son message sous une forme inversée ?
Quant à la Psychanalyse, elle ne sort pas indemne de cette épreuve. À travers « Vivian Maier », l’événement qui porte ce nom, c’est aussi elle qui est interrogée. En la soumettant au Dehors que « Vivian Maier » représente pour elle, il s’agit de la mettre « hors de » soi afin d’afficher au grand jour ses traits, dont certains sont largement inaperçus et, d’abord, des psychanalystes eux-mêmes. L’un de ces traits est la dimension cérémonielle et rituelle de la cure. Semaine après semaine, le même jour à la même heure, l’analysant se rend à l’adresse habituelle pour s’allonger sur le même divan du même analyste après une séquence introductive inchangé — « Bonjour ! » puis droit sur le divan — et avant une séquence finale immuable — paiement puis « Au revoir ! » —, comme si le sort de la séance dépendait de l’état d’esprit obtenu grâce à la mise en condition de l’individu à travers une répétition rituelle. Et, dans l’intervalle, qu’invoque l’analysant ? Les absents ! Les morts bien évidemment mais également les vivants, les êtres chers et les moins chers, ceux d’hier et d’aujourd’hui, auxquels se joignent, sans quoi le panorama ne serait pas complet, l’enfant, l’adolescent voire l’adulte que l’analysant a été un jour et qu’il n’est plus au moment où il s’adresse à cet Autre invisible, et pourtant si présent, dont il attend une réponse qui ne vient pas, transformant alors l’espace de la cure en une hantologie glaçante où tous les fantômes du monde se rassemblent, les fantômes du monde de l’analysant. Au point que l’analyste ne sache plus qui parle ? Entendez-vous le cliquetis de la chaîne ? Clic clac clic clac…
…Clic clac clic clac, entendez-vous le cliquetis de la chaîne signifiante ? Celle dont l’insistance fait répétition au point qu’elle fixe la suite ? L’autre trait que révèle « Vivian Maier » est la fonction de coupure dont le psychanalyste se fait le parangon. Il coupe, il tranche, il scande. Comme Vivian qui n’est jamais autant Maier que lorsqu’elle appuie sur le bouton de son Rolleiflex. Pour extraire du Réel un bout dont l’objet fera reste : les négatifs. Pour mieux le céder à nous-autres, et se faire sujet ?
Se pose alors un problème : le but de la cure est-il de convoquer les fantômes afin de permettre à l’analysant de régler les comptes ? Ou est-il de provoquer l’inouï afin que l’analysant se dégage de la répétition qui l’empêche ?
(À suivre)
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