Nous vous proposons le dernier épisode de notre série se rapportant à l’événement qui s’est tenu le 15 avril à Fretin sur les théories du genre. Faute de temps, nombre de questions n’ayant pu être posées, il a été convenu avec Fabrice Bourlez, invité à cette occasion à discuter de son ouvrage « Queer psychanalyse », qu’elles lui soient soumises dans l’après-coup. Le texte qui suit se compose de nos questions et de ses réponses.
Mais puisque nous arrivons au terme de cette série et qu’il s’agit de conclure, il est temps pour nous de nous expliquer. D’autant plus qu’à la lueur des réponses de Fabrice Bourlez nous constatons que notre projet initial, celui qui a gouverné l’organisation de cet événement, a échoué. En effet, à lire ses réactions vigoureuses, nous sommes frappés par la manière particulièrement binaire avec laquelle il structure le débat, rangeant autoritairement les membres du Collectif Lillois de Psychanalyse dans le camp conservateur et réactionnaire de la psychanalyse. Outre la contradiction d’une pensée qui, au nom de la contestation de toute binarisation, binarise massivement, nous nous étonnons d’un discours qui se déploie comme si son auteur savait par avance ce que pensent, ressentent, vivent ses interlocuteurs, manifestant finalement par là un écueil de toute pensée du genre qui tend à s’idéologiser au fur et à mesure qu’elle s’éloigne de la complexité clinique.
Au terme de cet échange avorté, nous réalisons en tout cas le malentendu sur lequel s’est construit cet événement. De toute évidence nous n’avons pas suffisamment explicité notre intention pour éviter cet écueil. Sans doute ne pouvait-il en être autrement, notre dessein s’éclairant au fur et à mesure que notre projet avançait, comme il en est pour tout acte véritable posé nécessairement dans une certaine inconscience.
Notre proposition était la suivante : faire comme si la bataille avait déjà donné son vainqueur, comme si la théorie du genre avait déjà gagné dans la lutte acharnée qui l’oppose à l’hétéro-patriarcat et que désormais l’enjeu était de penser la psychanalyse de l’après, celle qui se déploie depuis le sol de la révolution queer une fois que sa victoire a été actée. En d'autres termes, reconnaître que même si les deux camps continuent de s'affronter, l'Histoire a finalement déjà jugé : ce qui dès lors s'impose à la psychanalyse, ce n'est pas de se transformer en machine de guerre au service de l'un ou l'autre camp, mais bien de mesurer au plus près les incidences qui découlent pour elle de l'avancée historique qu'est la victoire des théories du genre. C’est pour cette raison que nous avons invité Fabrice Bourlez, voyant dans sa Queer Psychanalyse un programme original méritant d’être pris au sérieux mais aussi discuté.
C’est ce « comme si » qui a présidé à notre événement. Et la forme qu’il a prise fut celle du théâtre. En mettant en scène quelques principes forts des théories du genre (scènes 1, 3 et 5) et en reproduisant sur les planches quelques situations princeps (scènes 2, 4, 5), il s’agissait tout d’abord, selon une visée pédagogique, d’introduire à la question du genre et de le faire doublement, selon l’axe intellectuel d’une figuration de ses idées de base et selon l’axe corporel d’une plongée des spectateurs dans l’expérience vécue des personnes LGBTQI+ ; mais il s’agissait aussi, selon un but performatif, de mettre en acte une psychanalyse orientée par les apports de cette pensée. Les textes égrainés sur le blog depuis fin avril tentent à la fois de restituer les effets du but premier à travers les témoignages de spectateurs et de recenser les résultats du but second à partir de cette question récurrente à laquelle nous avons essayé de répondre : le Collectif Lillois de Psychanalyse, un collectif Queer ?
En nous rabattant abruptement sur le terrain de la seule bataille, ce « comme si » vient à être écrasé, la porte étant alors ouverte à une assignation à un camp, et pas n’importe quel camp, le camp d’une psychanalyse œuvrant au redressement réactionnaire. La méprise devient alors totale ! Elle est totale car, de fait, nous prenons position et même fermement : en pensant depuis la victoire déjà accomplie de la pensée du genre nous l’entérinons comme la seule possible et la seule souhaitable ! Pourquoi dès lors, nous direz-vous, ne pas avoir déclaré publiquement notre appartenance à la cause des militants LGBTQI+ ? La réponse est simple : ce n’est pas en tant que militants que nous parlons mais en tant que membres d’un collectif analytique. En adoptant cette posture, nous prenons position mais tout en continuant à nous faire le réceptacle possible de toutes les paroles analysantes inassignables à un camp par définition. Car la victoire de la pensée du genre ne peut pas justifier un devenir communautaire de la psychanalyse, le propre de l'écoute analytique étant sa capacité à tout entendre, à laisser s'exposer toutes les paroles possibles au risque du divan.
Si au milieu de textes de réflexions, qui sont plus et autre chose que des réflexions, nous avons inclus des témoignages au statut si trouble qu’il est difficile de les qualifier par un genre – entre paroles de spectateurs et paroles analysantes –, c’est afin de tenir ces deux bouts. En nous comportant de cette façon, nous restons fidèles à l’inconscient, mettant alors en pratique la leçon de Lacan selon laquelle l’inconscient est politique, à savoir politique en soi. Peut-être que la souffrance accumulée depuis plusieurs siècles par la communauté opprimée des personnes LGBTQI+ est si vive que cette parole est pour l’instant condamnée à rester inaudible.
Scène n°5 :
« Queer Psychanalyse »
Scène introduite par « Zeitgeist » de Jean-Michel Jarre
Question n°1
Collectif Lillois de Psychanalyse :
Les théories du genre se présentent comme une entreprise d’émancipation – radicale et totale – puisqu’elles en appellent à la fois à s’émanciper de la donne socio-culturelle du genre, de la donne naturelle du sexe et de la donne symbolique de l’Autre.
Si elles viennent à croiser l’entreprise psychanalytique c’est dans la mesure où, comme la psychanalyse, elles tentent de substituer à la fatalité du destin les possibles d’un dessein.
En pratique, les pensées LGBTQI+ aboutissent à l’affirmation du « trans », du queer et de l’hybridité rendant incertaine l’identité de genre, mais aussi à une transformation plus aigüe encore, hormonale voire organique, rendus possibles grâce aux progrès scientifiques qui permettent à chacun de changer de sexe. Cette métamorphose, car il s’agit d’une métamorphose, se parachève avec le changement de prénom qui, avant d’être officialisé par la loi, si tant est que celle-ci le permette, est exigé par le sujet demandeur à son entourage familial, amical, scolaire voire médical lorsqu’il se trouve en soin ; et c’est à travers le prisme de cette question-là, celle du prénom et de la nomination, que nous est parfois posée à nous, « psy », la question du trouble dans le genre. Or que fait le sujet en changeant de prénom ? Il cherche à échapper aux signifiants de l’Autre, ceux de son discours, en se présentant selon ceux qu’il aura choisis ; il cherche à échapper aux signifiants de l’Autre mais aussi à s’affranchir du désir parental, et plus largement du désir de l’Autre, qui s’est cristallisé dans le mystère d’un prénom.
Ceci ne va pas, toutefois, sans poser question.
Comme le montre la décision de changer de prénom, la logique optée ici est celle de l’auto-nomination ou nomination de soi. Or, qui nomme dans la nomination de soi ? Pour nommer quoi ? Et au nom de quoi ? Pour qu’une parole ait un effet de nomination, il faut qu’elle soit performative ; et pour qu’elle soit performative, il faut qu’elle soit énoncée par une instance d’autorité. La première scène, la scène de l’interpellation, le met en exergue. Quelle est donc l’instance d’autorité qui permet l’auto-nomination ? A priori, celui qui s’auto-nomme le fait au nom de la souveraineté de son désir individuel tout puissant. En ce sens, suivant en cela l’injonction lacanienne, il ne cède pas sur son désir. Mais, comme le dit ce même Lacan, y a-t-il un désir qui ne soit pas le désir de l’Autre ? En s’auto-nommant, le risque n’est-il pas d’être encore plus puissamment aliéné au désir de l’Autre ? C’est l’une des questions que posent la deuxième scène, celle des psychiatres.
À la lecture de votre livre, Fabrice Bourlez, cette question – de l’auto-nomination dans son rapport à l’Autre et au Désir – s’est d’autant plus posée à nous qu’il y a, au moins en apparence, une contradiction dans votre propos. En effet, vous dites, d’un côté, que l’enjeu de la cure est de « sortir le sujet de ses coordonnées familialistes », d’inventer un espace autre, l’« espace du désir où un sujet a réussi à se nommer », et, de l’autre, quelques pages plus loin, qu’il ne faut pas « confiner à une sorte d’ultra-nominalisme capitalistico-relativiste où chacun se définirait sans plus faire aucun cas de l’Autre » (p.190). Dès lors, entre l’auto-nomination où l’on se passerait de l’Autre et la nomination par l’Autre auquel on s’aliénerait, où se situe la Queer psychanalyse ? Autrement dit, comment articule-t-elle, la nomination, l’Autre et le Désir ?
Fabrice Bourlez :
Je ne suis pas certain que la contradiction soit dans mon propos. Je pense qu’elle dépend plutôt de la dualité que vous essayez de faire consister. Vous opposez le marquage opéré par le langage et qui s’impose dès avant notre naissance, à l’auto-nomination, à la volonté de changer son prénom pour qu’il soit davantage en conformité avec une apparence et un ressenti physico-psychique. Nombre de mes patient.es trans ont effectivement changé de prénoms. Parfois, iels m’ont fait part de leur « dead-name » : du prénom qui leur avait été assigné à la naissance et parfois pas. Je n’ai jamais pensé qu’iels étaient en train de nier leur inscription et leur marquage par le symbolique parce qu’iels avaient changé de prénom. Iels non plus d’ailleurs ! Nous continuons de parler le français. Nous continuons d’échanger à travers des règles de grammaire que nous n’avons pas choisies. Nous continuons d’appeler « séance » une séance, « interprétation » une interprétation, « inconscient » l’inconscient.
Mais, plus important, nous continuons d’être aux prises avec des lapsus, des actes manqués, des rêves ou des angoisses difficilement dicibles. Bref, je ne vois pas bien en quoi le changement de prénom serait symptomatique d’un quelconque refus de l’Autre, d’une soi-disant tabula rasa des déterminants du genre, des déterminants sociétaux, familiaux, subjectifs, etc. C’est étonnant comme ce qui parfois semble secondaire, anodin, charmant ou anecdotique pour tout le monde finit par prendre des proportions symptomatiques terriblement consistantes, voire dramatiques, dans le cas des transidentités. Combien de personnes se présentent autrement que par le prénom qui a été enregistré à l’état civil ? Combien de « Jean-Phi », de « JP », de « Fred », de « Paulo » ou de « Maguy », à la place de Jean-Philippe, de Frédérique, de Paul ou de Marguerite, côtoyons-nous au quotidien sans nous poser la moindre question ? Combien d’artistes ont pris un pseudonyme ? Claude Cahun, Pessoa, Romain Gary, Orlan, Hergé, Dalida, pour convoquer des registres et des époques différentes, refusaient-ils le symbolique ? Témoignaient-ils d’une souveraineté toute puissante qui ferait fi de l’Autre ? Je crois que ce ne serait pas rendre hommage à leurs pratiques et à leurs publics que de le penser.
Dire que le « désir, c’est le désir de l’Autre », comme l’a fait Lacan, c’est évidemment montrer qu’on ne peut jamais désirer de manière solipsiste, complètement fermé.e sur soi-même, qu’on a besoin d’une inscription dans le champ du monde et donc des altérités. Mais cela signifie aussi que le désir est quelque chose de plastique, de mobile, de mouvant qui peut changer, faire évoluer, transformer aussi bien la représentation que l’on a de soi que le rapport qu’on entretient avec le monde. Le travail d’une analyse, c’est effectivement cela : comprendre comment notre désir s’articule avec les altérités qui nous entourent et qui nous constituent.
Alors si on parvient à mieux décrire et à mieux vivre ce rapport aux autres en changeant de prénom, cela ne fait pas de nous des individu.es victimes d’un narcissisme triomphant, fermé.es à l’altérité, … cela fait simplement de nous des personnes qui prennent un autre prénom pour mieux arriver à se dire. Jean-Michel préfère qu’on l’appelle Jean-Mimi et personne n’en fait un drame. De quoi la tragédie du changement de prénom des personnes trans est-elle le nom sinon celui des peurs et des préjugés psychanalytiques ? Personne n’a jamais pensé qu’en changeant de masque, le vide qui se cache derrière finirait par se remplir ou par moins faire énigme. Le travail analytique consiste très précisément à nommer cette énigme que vient recouvrir le masque de la personne (quel que soit son prénom) et saisir comment pareille énigme constitue une solution pour ne pas s’effondrer dans le vide.
Donc, pour s’approcher de ce vide sans y tomber, Queer psychanalyse cherche bel et bien à défaire les oppositions binaires, à déconstruire les a priori moraux qui déforment l’écoute métapsychologique, à déminer les préjugés sur les transidentités qui poussent à s’emparer du moindre geste pour crier au drame symbolique.
Question n°2 : la scène des psychiatres
Collectif Lillois de Psychanalyse :
Dans le fil d’une époque où le ressenti, voire le ressentiment, est premier, où le vécu devient l’alpha et l’oméga des relations humaines, le « psychiatre non-analyste » de la deuxième scène oriente sa pratique sur le fil ténu, et tellement précaire, de la réalité d’un sentiment qui ferait vérité. En évacuant le Désir de l’Autre en tant qu’il origine le sujet, il condamne le sujet à trouver en soi, et seulement en soi, une raison d’être. Or, que trouve-t-il ? La substance d’une souffrance. Ainsi, la vérité quitte les sphères de l’ordre symbolique pour gésir désormais au cœur de l’être souffrant.
La demande de changement de sexe de l’enfant dans la scène est une manière de répondre à cette souffrance. Il s’agit d’ajuster un corps à un vécu, de lever le désaccord douloureux, avec pour effet de changer le regard porté par les autres, et plus largement la société, sur l’enfant. Mais ceci ne va pas sans poser question. Ainsi définis, ces buts introduisent des doutes quant aux motivations du changement. En effet, en changeant de sexe l’enfant s’ajuste aux normes sociales exigeant qu’à un comportement de femme réponde un corps de femme. Dans ce cas, n’est-il pas en train de se soumettre encore plus puissamment à cette société patriarcale et hétéronormée ? De même, si sa demande consiste bien à éradiquer cette discordance intérieure qui le blesse et le fait souffrir, qu’est-ce-qui nous assure que cette discordance est bien causée par cet écart entre le réel de son vécu et la réalité de son corps et non par l’incomplétude gisant au cœur de chacun d’entre nous ? Autrement dit, en quoi cette souffrance serait spécifique, requérant alors des moyens exceptionnels pour l’ôter, et non générale, propre à la condition humaine ?
C’est une question semblable que pose votre livre avec la figure de l’homo-analyste, même si, en ce qui concerne l’homosexualité, le problème n’est pas celui d’une discordance entre un vécu et un corps mais l’ostracisme haineux dont elle est l’objet de la part de la société. En l’occurrence, la souffrance est ici clairement d’origine sociale et sa levée implique un changement (politique) des regards, des mentalités ainsi que de la configuration symbolique du monde.
Mais la question que pose votre livre est de savoir si l’analyste peut entendre la souffrance sociale — ce qui requiert selon vous de prendre « part à la lutte » en se méfiant soi-même « des conditions d’exercice du silence et des mots », seule manière de ne pas « court-circuiter » l’écoute de « la violence », du « poids des condamnations sociétales, morales », de « la réalité des injustices » et « de la nécessité des luttes »[1] —, d’entendre donc cette souffrance sociale sans pour autant éclipser, voire rendre impossible, l’écoute d’une autre souffrance, celle du parlêtre, celle de la douleur d’exister. Sur le papier, vous tenez les deux bouts. Il s’agit à la fois de prendre en compte la stigmatisation de la communauté LGBTQI+, d’entendre leurs souffrances et leurs revendications, et, une fois l’égalité des droits obtenus, de s’apercevoir que « la difficulté d’être, de saisir son désir, de savoir qui l’on est et pourquoi, méritent de se découvrir selon une temporalité strictement subjective, irréductible à aucune norme, inassimilable à aucun semblable, soit le temps d’un sujet qui s’avance et se découvre dans le dispositif d’une cure » (p.141), si bien que la « démarche chaloupée de celui qui s’avance sur des hauts talons d’Achille [soit l’homo-analyste] vient de cette cohabitation précaire d’un sujet pulsionnel qui ex-iste avec une subjectivité engagée qui ré-siste » (p.144).
Or, cette cohabitation est-elle possible ? Peut-elle se faire sans se faire au détriment de l’expérience analytique ? Vous revenez à plusieurs reprises sur la nécessité de l’analyste à sortir de son silence, non seulement pour qu’il défende les minorités opprimées, mais aussi parce qu’en s’enfermant dans le silence, il manifesterait l’homophobie « structurelle » de la psychanalyse. Or, ce silence ne relèverait-il pas d’une autre dimension ?
Vous rappelez à juste titre que, selon Lacan, la place de l’analyste dans le jeu de la cure est « celle du mort ». Il le dit en 1955 dans « Variantes de la cure-type » et le redit un an plus tard dans « La chose freudienne ». Je le cite : « l’analyste intervient concrètement dans la dialectique de l’analyse en faisant le mort, en cadavérisant sa position comme disent les Chinois, soit par son silence là où il est l’Autre avec un grand A, soit en annulant sa propre résistance là où il est l’autre avec un petit a. Dans les deux cas et sous les incidences respectives du symbolique et de l’imaginaire, il présentifie la mort » (Lacan J., Écrits, La chose freudienne, p.430).
Comme l’énonce ici Lacan, le psychanalyste fait le mort, cadavérise sa position et présentifie la mort. Or, si l’on prend au sérieux cette assertion, ceci n’est possible qu’à condition qu’il occupe un site particulier. Quel est-il ? Ce site est celui de l’entre-deux-morts, celui où la vie se confond avec la mort, où la mort empiète sur la vie et vice-versa. À l’image d’Antigone pénétrant dans la grotte-tombeau, le psychanalyste se situe au-delà de la première mort, celle du cycle naturel et du monde des vivants, celle des échanges affectifs et commerciaux, celle de la cité. De quoi témoignent les patients lorsqu’ils expriment leur gêne voire leur surprise de croiser leur analyste dans la rue, sinon qu’ils l’inscrivent ailleurs que dans leur vie quotidienne, ailleurs que dans la ville, ailleurs que dans la vie dite « humaine ». Mais si le psychanalyste est au-delà de la première mort, il est en-deçà de la deuxième, au plus près de l’Atè, celle où ce qui est est, celle où il n’y a plus que le signifiant comme signifiant. Dès lors, logé entre enfer et paradis, le psychanalyste entend la souffrance du sujet, mais pas n’importe laquelle, la souffrance qui est le « signifiant d’une limite », cette souffrance éternelle qui n’aboutit pas à l’anéantissement mais à la réaffirmation d’une impossibilité : « La souffrance est là conçue comme une stase qui affirme que ce qui est ne peut pas rentrer dans le néant d’où il est sorti » (Lacan, L’éthique de la psychanalyse, p.304).
En sortant de l’entre-deux-morts afin de prendre position dans la cité, le psychanalyste ne devient-il pas sourd à la souffrance éternelle du sujet dont il est le seul (dans la cité) à se faire le réceptacle ?
Fabrice Bourlez :
Vous posez deux questions. La première porte sur les enfants trans, l’autre va plutôt du côté de la portée de la parole analytique.
Concernant les enfants-trans, je peine un peu à vous répondre : je n’en ai jamais reçu. Je ne reçois pas d’enfants. Je travaille avec des adultes, parfois des grand.es ados. En revanche, j’ai écouté des patient.es, des militant.es et des ami.es trans sur le sujet. Et je les ai suivi.es en signant plusieurs tribunes qu’iels ont rédigé le plus souvent en réponse à des propos transphobes tout droit sortis de la bouche de psychanalystes. Je pense aussi à deux textes plus théoriques. Une chronique de Paul Preciado sur « L’enfant queer »[1] et un texte de Lee Edelman « Le futur est un truc de gosse »[2].
Je crois qu’avant même de se positionner sur les réalités du vécu des enfants trans, en affirmant comme vous le faites que nous sommes dans une société capitaliste qui se plie aux quatre volontés des individus, enfants inclus, pour les faire consommer toujours plus et qui passerait complètement à côté du sujet de l’inconscient ; une société où l’on ne parviendrait plus à faire d’interprétation comme il se doit, parce que trop occupée à boucher la plainte subjective en se limitant au ressenti éprouvé ; bref, une société où le marquage de l’Autre serait toujours moins présent et où c’est le Moi qui serait toujours davantage aux manettes ; eh bien, avant de se positionner en défenseur de l’interprétation psychanalytique comme seule capable de faire advenir une autre réalité et de donner une autre portée à la parole des enfants trans, je crois qu’il faut, d’abord et avant tout, s’interroger sur quelles représentations on a de l’enfance. Comment s’imagine-t-on ce que c’est que l’enfance ? En quels termes la pense-t-on ?
Les tribunes issu.es des personnes concernées comme le texte de Preciado ou celui d’Edelman que je mentionnais plus haut vont tous dans cette direction. Elles déplacent complètement le problème : quelle est votre représentation de l’enfance ? Quel idéal avez-vous de l’enfance ? Voyez-vous l’enfant comme toujours innocent ? Correspond-il à l’avenir du monde ? Son désir n’est-il pas toujours pur ? Ne reste-t-il pas la plus belle chose du monde ? Ces merveilleux clichés empêchent de penser l’enfant autrement que comme l’effet d’une famille hétérocentrée et comme un sujet dont le désir sera toujours-déjà orienté par l’hétérosexualité. Et ces clichés ont la peau épaisse. Ils peuvent même envahir les personnes qui ont lu Freud et sa définition de l’enfant comme « pervers polymorphe ». Soyons concrets : vous êtes-vous penché.e sur le berceau de votre propre enfant, en espérant qu’elle ou il devienne homosexuel.le, queer, trans ? La vie de l’enfant queer, de l’enfant trans est-elle enviable à vos yeux ? Et si non, pourquoi ?
Personnellement, j’ai été un enfant homosexuel. Un petit garçon qui voulait jouer à la poupée, qui préférait la compagnie des filles, qui se sentait mal à l’aise face aux représentations de la masculinité qui lui étaient proposées dans la cour d’école, dans sa famille, à la télévision. Je peux vous garantir – et je suis loin d’être le seul à pouvoir le faire : lisez les jeunes écrivain.es contemporain.es homosexuel.les Edouard Louis, Arthur Dreyfus, Fatima Daas, … ou écoutez n’importe lequel de vos patient.es homosexuel.les – que cette enfance-là et les traumas qu’elle comporte n’ont rien à voir avec celles des enfants hétéros : ceux qui jouent au ballon ou à la guerre en portant du bleu ou celles qui s’habillent en princesse et apprennent à bercer leur poupée. Alors, au risque d’être redondant, de quelle représentation de l’enfance dispose le psychanalyste qui en appelle au refus de l’écoute trop hâtive quant à l’explicite d’une demande ? Quelle morale se cache derrière la défense de l’enfance, lorsque l’analyste s’en réfère qu’à la toute-puissance de l’interprétation pour immédiatement mettre au silence le désir d’un enfant-trans ? Comment s’imagine l’enfance celui ou celle qui refuse a priori d’entendre l’existence de l’enfant-trans ?
Je ne peux pas vous dire grand-chose de plus sur l’enfant-trans. Je crois bien sûr que ça vaut toujours la peine de ne pas prendre pour argent comptant l’explicite de la demande des gens qu’on entend mais à condition de s’interroger sur l’implicite de nos façons de les entendre.
Concernant la deuxième partie de votre question, elle porte sur la place de l’analyste et de sa parole vis-à-vis de la cité. Hors du Monde, hors du temple, hors des lois, hors de la vie, dans l’entre-deux-morts. Les pages de Lacan sur Antigone sont magnifiques. Et quelle posture inspirante : au-dehors du monde pour mieux l’interroger ! Mais, n’oublions jamais que le dehors ne vaut que pour faire exister la torsion möbiusienne.
La bande de Möbius est cet espace issu de la topologie. C’est un peu étrange comme endroit, c’est un peu bizarre comme forme. J’aurais presque envie de dire que la bande de Möbius est « queer » pour reprendre l’étymologie du terme anglais. Au cours d’une analyse, nous ne cessons pas de parcourir cet espace si étonnant sur lequel on passe du dedans au dehors, tout en restant toujours sur le même côté de la bande et sans que le passage ne se fasse jamais véritablement ressentir. Cette bande, si particulière, est faite de contiguïtés. Grâce à l’association libre, on y passe du détail insignifiant au souvenir. Par exemple, on parle de son père, puis de son travail et, en l’espace d’un instant, on traverse le plus anodin pour rencontrer le principal. Bref, c’est sur cette bande que l’on se rencontre et que l’on se rend compte d’un ailleurs de ce que l’on croyait être.
Mais dans cette contiguïté, on passe sans cesse aussi du plus privé au plus politique. Il serait absurde de croire que le cabinet de l’analyste, en raison de son maniement de la parole et du silence, se situerait hors du monde. Quand on va chez l’analyste, on apporte les relations de pouvoir que l’on vit au travail, contre lesquelles on lutte quand on descend dans la rue, dans lesquelles s’inscrivent nos existences tout entières.
Si la place qu’occupe l’analyste vise à évider la réciprocité, à rejoindre la séparation caractéristique de la contiguïté, une distance qui rapproche, une séparation qui réunit ; s’il tente de se faire vacuole, en mesure d’espacer les signifiants de l’analysant.e, ce n’est pas parce qu’il serait lui-même en-dehors de la cité et des rapports de pouvoir et d’injustice qui y ont lieu. C’est beaucoup plus concrètement pour faire preuve de tact. On manie la parole d’une certaine façon quand on est analyste pour mieux toucher au dire du sujet. Vous remarquerez que j’emploie l’impersonnel : « on ». Effectivement, faire fonction d’analyste, c’est se déprendre de soi-même, c’est ne pas trop s’écouter pour entendre et faire entendre ce que le sujet que vous rencontrez a à dire.
Mais je ne suis pas certain que le rôle de l’analyste soit d’incarner la pythie, de se faire réceptacle de « l’éternelle souffrance » de chacun.e pour mieux l’interpréter. C’est certainement narcissiquement très réjouissant de se dire qu’on a une telle importance. Je pense les choses de manière beaucoup plus terre à terre et pas moins lacanienne : l’analyste paye de sa personne et, en dernière instance, une fois que la cure est terminée, est relégué.e du côté du rebut. Voilà. Quand l’analyse se termine, poubelle l’analyste. Alors mieux vaut peut-être ne pas trop insister sur le caractère tout puissant de cet être si exceptionnel. L’exercice de l’analyste est très modeste. Je dirais que c’est d’abord et avant tout un exercice « d’impouvoir ». L’impouvoir, c’est le contraire du pouvoir, c’est l’impossibilité d’exercer un quelconque pouvoir. Autrement dit, pour réveiller les puissances désirantes des gens, mieux vaut se situer à la limite de ce que l’on sait, de ce que l’on croit, de ce que l’on maitrise, mieux vaut renoncer à la suggestion, au conseil mais mieux vaut aussi se défaire de la croyance en une interprétation triomphante. Là où Lacan est génial, c’est quand il nous indique d’évider le sens.
D’ailleurs le premier impouvoir, c’est reconnaître l’impossibilité de guérir qui que ce soit pour commencer un traitement. Ça rate en analyse. Et comme dirait Beckett « Rater, rater encore, rater mieux ». À vous entendre, j’ai l’impression que pour qu’un tel ratage advienne, il faudrait oublier les enjeux politiques qui nous lient à la cité. Je n’en suis pas certain. Pourquoi s’agirait-il de ne plus entendre les clameurs du monde pour se concentrer sur la vérité de la souffrance éternelle contenue dans la parole des sujets qu’on entend et qu’on interprète ? Moi, les gens que j’entends souffrent et sont impactés par des rapports de pouvoir, par des relations d’exclusion, de domination, d’oppression, par toute une série de faits qui ont une réalité palpable : leur salaire insuffisant, la pénibilité de leur travail, le poids de la charge domestique des mères dans les familles, les discriminations à l’endroit d’une sexualité non-hétérosexuelle, l’identité de genre... Évidemment, chacun.e vit à sa façon, de manière unique, c/ses oppressions, qui ont, j’insiste, des fondements matériels concrets. Chacun.e rit et pleure sur des choses différentes. Chacun.e a une véritable singularité. Chacun.e tient à des objets, des lieux et des temps différents pour retrouver de l’espoir. Mais cela n’arrache aucun de nos discours hors du monde. D’ailleurs, qu’Antigone se réfère à d’autres lois que celles de la Cité et qu’elle se fasse emmurer ne l’empêche pas de lutter contre Créon. Donc tout dépend peut-être de comment on incarne les choses. Dire que le fait de résister politiquement, de s’affirmer du côté de la lutte contre l’oppression des minorités empêcherait un quelconque déroulement de la cure psychanalytique, j’avoue que ça sonne tragi-comique à mes oreilles.
Dans son beau livre sur l’Histoire populaire de la psychanalyse, Florent Gabarron-Garcia déplore à quel point les analystes sont intarissables en positions réactionnaires depuis au moins la mort de Lacan et comment l’appel à la neutralité psychanalytique, pour protéger la puissance de l’interprétation, est un lieu commun pour ne pas prendre parti et pour renier la subversion caractéristique de l’inconscient telle que pensée par Freud qui, rappelle Gabarron-Garcia, a soutenu des initiatives et des projets résolument à gauche. Je crois que beaucoup plus que de neutralité ou de situation hors du monde pour qu’advienne la spécificité de l’écoute, de la parole et du silence analytique, il s’agit, pour le dire avec Deleuze et Guattari cette fois, de faire un « usage sobre de la langue ». Rendre à la langue sa sobriété, en fait c’est véritablement très politique. C’est la priver de « surcharges », d’« épaississements », c’est faire « filer le langage » ailleurs que du côté du piège œdipien, entendu comme croyance en une loi universelle qui vaudrait pour tous de la même manière et comme allégeance à la famille hétéro-patriarcale : pire manière d’envisager la littérature pour ces deux auteurs, pire manière de pratiquer l’analyse[4]. Un analyste n’a pas à être neutre politiquement, il a plutôt à être sobre : ne pas trop en dire et ne pas trop penser à la place des sujets qu’il ou elle rencontre.
Question n°3
Collectif Lillois de Psychanalyse :
L’une des stratégies des penseurs du genre consiste à assumer l’insulte afin d’en modifier le sens et donc de transformer la configuration socio-symbolique à partir de laquelle l’insulte a été produite comme insulte. C’est ce que met en scène « l’homme à la jupe ».
En se disant pervers en réponse à l’interpellation, l’homme reprend le geste des théories du genre qui consiste à assumer la dimension d’injure.
Le premier temps de la scène pourrait être qualifié de « temps de l’innocence », de la naïveté, l’homme n’a aucune conscience de ce qu’il fait en prenant cette jupe, il a juste envie de la porter, sans aucune idée des conséquences. Il n’a pas d’objectif, et certainement pas un objectif politique ou transgressif. Cet acte premier n’a d’autre but que lui-même.
Et pourtant, sans le savoir, ce qu’il est en train de faire l’engage absolument ; cet acte crée une rupture radicale dans sa vie dans le sens où il ne sera plus jamais le même après avoir accompli cet acte qui engage son désir.
Le second temps est en quelque sorte celui de « l’innocence perdue ». L’injure fuse et, après un moment de sidération, en toute conscience il va assumer l’insulte : c’est là que survient la dimension politique en tant qu’il est interpelé dans la cité et amené à prendre position sur la scène publique.
Ce que dit la scène c’est donc que l’acte, en tant qu’il est inconscient, avec un effet de rupture pour le Sujet, précède l’action qui suit un programme en toute conscience, dans une continuité. L’on perçoit bien à quel point l’action politique relève donc d’un autre plan, en l’occurrence d’un plan conscient.
C’est au moment où l’homme voit pour la première fois cette jupe que son désir surgit. Avant la vue de cette jupe, son désir n’existait pas, il n’avait jamais eu l’idée de porter une jupe. Mais, au-delà de l’envie de porter une jupe, de quel désir s’agit-il ? On ne le sait pas. Ce que signifie ce « désir de porter une jupe », pour cet homme, reste énigmatique et équivoque (pour nous mais avant tout à lui-même).
Or, l’insulte donne un contenu à ce désir : c’est un désir pervers. Il en serait de même si quelqu’un se précipitait à le qualifier d’homosexuel. Dans les deux cas on réduit l’indécision d’un désir aux multiples contenus possibles à un désir assigné, fixé, enkysté à un objet, un contenu, un sens.
La psychanalyse, en revanche, ouvre à ce désir en attente de contenu, invite ce contenu à advenir, car même si on ne sait pas trop ce qu’est ce « désir de porter une jupe » il énonce malgré tout quelque chose, mais un quelque chose qui, n’en disant jamais assez, appelle à une interprétation toute personnelle du sujet, preuve que le signifiant dit bien plus que le signifié. Tous les contenus sont possibles, là où les idéologies épinglent ce désir à un contenu donné.
La psychanalyse vise l’acte, l’acte analytique, et non le plan d’action. Or, la stratégie suivie par la révolution du genre, dans la mesure où elle est raisonnée, où elle se fait en toute conscience, relève de l’action. Plus encore, pour pouvoir être pleinement efficace, ne nécessite-t-elle pas de refouler l’inconscient ?
La question est donc la suivante : exiger de l’analyste qu’il investisse la scène publique avec une visée politique, n’est-ce pas confondre l’action politique et l’acte analytique ?
Fabrice Bourlez :
Je tiens d’abord à préciser que je n’exige rien de personne. J’essaye de penser nos grilles d’analyse pour montrer qu’elles ne sont pas figées dans une quelconque doxa, qu’elles peuvent continuer à évoluer, à se reformuler. Je m’efforce de montrer que notre éthique se doit de rester en mouvement pour accueillir le contemporain plutôt que de s’apparenter à une quelconque morale au contenu défini et définitif. Alors, à nouveau, je ne suis pas complètement d’accord avec votre proposition et la rigide opposition que vous faites entre l’acte analytique, d’un côté, et l’action politique, de l’autre. Il me semble que Lacan lui-même avait eu cette formule comme quoi : « l’inconscient, c’est la politique ». Et, une fois de plus, de leur côté, Deleuze et Guattari ont insisté sur l’impossibilité de dissoudre la dimension politique de l’inconscient.
Pour être plus concret, je suis d’accord avec vous quand vous dites que le travail de l’analyste c’est de poser des actes : tenter des interprétations en direction du sujet pour faire en sorte que se dessinent un avant et un après, un changement dans la trajectoire, dans la répétition. L’analyste pose donc un acte. Et il s’agit de l’assumer dans ses conséquences éventuelles. Cet acte se doit d’être plein de tact. Pas d’acte sans tact me semble une formule clé de l’éthique psychanalytique. Et, cet acte ne rentre effectivement pas dans une stratégie politique globale. Ce n’est pas une action collective, c’est un geste en direction de l’intouchable : ce qui fait le plus souffrir le sujet, ce qui reste le plus indicible, ce qui demeure insupportable. L’analysant.e s’empare ou pas de l’acte interprétatif pour tracer sa propre carte subjective, le diagramme de son désir, comprendre ce à quoi il ou elle tient et ce dont il ou elle peut se passer. Il y a donc une tactique psychanalytique : on tente des coups, des actes pleins de tact, au champ de l’Autre pour s’efforcer de provoquer un bougé, une transformation, un changement subjectif. Telle est la politique de l’inconscient : c’est l’envers de la stratégie, c’est une tactique qui se réinvente pour chaque coup de la partie en cours.
Si j’insiste sur la dimension politique de l’acte analytique, c’est évidemment parce qu’à la fin d’une journée, même si vos actes n’ont visé que le plus singulier de chaque cas que vous avez rencontré, eh bien, il y a quand même une sorte de cartographie qui se dresse autour de vous. À quels actes vous êtes-vous essayé.e ? Et comment les avez-vous tentés ? Quels types de tactiques avez-vous mis au point au fur et à mesure des histoires et des Autres que vous avez croisé.e.s sur votre journée en institution ou au cabinet ?
C’est-à-dire que si vos actes interprétatifs ont tous été vers le registre du « ouh là là, un sujet trans, surtout pas d’opération ! » ou bien du « ouh là là, un sujet qui se dit non-binaire, alors refus de la castration » ; ou bien encore du « ciel, homosexualité, jouissance illimitée »… eh bien, que vous le vouliez ou non, en vous appuyant et sur une écoute exclusivement tournée vers le sujet de l’inconscient et en utilisant des référents métapsychologiques pour vous guider, vous aurez tracé une orientation clinique qui a une inévitable coloration (conservatrice, en l’occurrence).
Ce que j’essaye de vous expliquer, c’est qu’on ne se débarrasse pas du pouvoir en se contentant de brandir le signifiant ou la singularité du sujet. Par ailleurs, je crois que ce serait vraiment dommage de se priver des actions militantes, idéologiques, critiques, engagées menées par les communautés LGBTQI+, en pensant que les analystes se situent du côté de l’acte. Ces actions sont précieuses et elles nous concernent car elles ont changé les modalités de vivre, les possibilités de désirer, de faire famille, d’être reconnu.es. Comment pourrions-nous faire l’impasse sur de tels changements sans perdre de vue le cœur même de notre travail ? Autrement dit, les actions du collectif ont une incidence sur les actes analytiques. Les actes analytiques quand ils ont un effet, libèrent, re-déploient le champ des possibles pour le sujet, rabattent les cartes de sa trajectoire, sans doute, parfois nous permettent-ils donc de retrouver de la force pour continuer à lutter, ensemble, pour davantage d’égalité et de justice ? À nouveau, je préfère envisager les choses selon la logique möbiusienne : on passe sans cesse de l’intime au politique, de l’action à l’acte sans solution de continuité.
Question n°4 et 5 : Queer Psychanalyse
Collectif Lillois de Psychanalyse :
Au chapitre 3 de Queer psychanalyse, intitulé « Performer l'homo-analyste », vous faites un état des lieux de la psychanalyse et des institutions analytiques quant à leur teneur en homophobie. Vous reconnaissez volontiers que sur ce plan des progrès incontestables ont été accomplis, que les analystes sont aujourd'hui beaucoup moins enclins à poser un signe d'équivalence entre homosexualité et perversion. Dans l'ensemble, les patients sont écoutés de façon « ouverte et respectueuse » (p.125), et les homosexuels ne sont plus guère pathologisés. À tel point que la question de l'homophobie en milieu analytique pourrait sembler obsolète : à part quelques hurluberlus attardés, la communauté analytique aurait neutralisé les germes d'homophobie qui empoisonnèrent ses origines.
Cependant, vous jetez le soupçon sur ce tableau quasi-idyllique et consensuel. Vous pointez un silence qui, sous couvert de discrétion et de respect de la sphère privée, cacherait un vestige inavoué d'homophobie foncière. Il ne s'agit pas du silence bienveillant de l'écoute flottante analytique (quoique...), mais du silence de l'institution sur « l'orientation sexuelle du thérapeute ». Cette question demeure taboue, le psychanalyste homosexuel est soumis au « don't ask, don't tell » et condamné à voir son propre cabinet transformé en placard.
C'est pour lutter contre cette homophobie résiduelle, qui ne consonne que trop avec celle, pas si ancienne, qui régnait dans la métapsychologie, que vous avez résolu d'introduire le psychanalyste dans le tableau, de sortir du placard en tant qu'analyste, d'effectuer le coming out qui vous institue performativement homo-analyste.
Nous souhaitons vous poser à ce propos deux questions.
1) Ne faites-vous pas preuve d'un optimisme excessif en considérant que les bénéfices du coming out de l'homo-analyste rejailliront – un peu comme la richesse dans la doctrine du ruissellement – sur les institutions psychanalytiques et les autres analystes, ses collègues banalement hétérosexuels (p.156) ? N'aura-t-il pas plutôt pour effet de durcir, au sein des institutions analytiques, l'opposition hétéro / homo (analysée par Eve K. Sedgwick sur le plan global de la Culture), mais en inversant sa valence hiérarchique ? Comme vous le rappelez, « aucun hétérosexuel ne fait jamais de coming out : nulle part et en aucune occasion un hétérosexuel ne sort du placard » (p.129). Or, cet avantage confortable ne se transforme-t-il pas en malédiction puisqu'il interdit à l'analyste hétéro-sexuel de produire la preuve de son irréprochable pureté non-homophobe ? Le privilège hétérosexuel, à partir du moment où il doit compter avec la performance de l'homo-analyste, ne transforme-t-il pas à son tour le cabinet de l'hétéro-analyste en placard, hanté par le cadavre[5] toujours intact de l'homophobie congénitale de la psychanalyse ?
Fabrice Bourlez :
Je vais vous répondre frontalement. J’ai fait ce que j’ai pu face à l’immobilisme institutionnel. Si vous avez mieux à proposer, allez-y, foncez. J’ai commencé à écrire l’ouvrage au moment des polémiques autour du « Mariage pour tous », en 2013. À l’époque, la situation était pour le moins désastreuse. On a vécu une sorte de lâchage collectif. Un déversement de haine, d’abjections, de stupidités de tous les côtés de l’intelligentsia se référant au symbolique. De rares institutions psychanalytiques se sont décidées tardivement à autoriser, du bout des lèvres, le mariage pour tous. Je vous avoue avoir été purement et simplement estomaqué : personne dans la communauté analytique ne semblait concerné.e par ce qui était en train de se jouer. Personne n’a dit : « mais moi, je suis psy et je suis pédé. Cette loi, je suis content.e qu’elle se fasse ! » J’ai donc écrit et performé à plusieurs reprises mon coming out dans différents textes et différents événements psychanalytiques. Et puis je l’ai refait dans Queer psychanalyse. Et je dois vous avouer que de l’avoir fait m’a permis de me rendre compte de la nécessité de cet acte, pas du tout pour moi, mais pour la discipline elle-même ! Pour toute une série de jeunes collègues attéré.es par l’omerta quant aux diversités sexuelles régnant dans le champ analytique, il fallait que quelqu’un s’autorise à questionner de manière ouverte la position d’énonciation de l’analyste. Et, oui, cette position est très certainement située dans une hétéronormativité qui, la plupart du temps, se prend pour universelle voire naturelle. Alors, si mon travail – qui ne s’est jamais limité à une simple sortie du placard, mais qui s’efforce de rigoureusement comprendre les enjeux langagiers et les rapports de pouvoir liés à cette performance quand elle prend place dans l’institution analytique et qui insiste pour repenser l’inconscient en-dehors de ses tenants et aboutissants straight – parvient à transformer l’hétérosexualité en une « malédiction », laissez-moi vous dire que je ne vais certainement pas plaindre les analystes hétérosexuels qui se sentent, enfin, un peu mal à l’aise de ne pas avoir réussi à s’apercevoir plus tôt de leurs privilèges dans le champ de la pensée, dans le champ de la clinique et dans le champ du social. Si j’ai réussi à semer un peu de trouble, un peu de doutes sur la manière dont on pense la clinique et dont on la pratique, c’est que mes efforts n’auront pas été si vains que ça.
Collectif Lillois de Psychanalyse :
2) Même s'il n'effectue pas son coming out devant ses patients, dans la clôture de son cabinet, ce coming out n'a-t-il pas d'éventuels effets négatifs sur les « enjeux transférentiels » qui sous-tendent toute cure ? Éventuellement celui de faire déchoir l'analyste de sa place d’analyste en l'assimilant à un analysant ? En d'autres termes, ne confondez-vous pas dans votre théorisation de l'acte performatif de l'homo-analyste, le désir de l'analyste avec le désir idiosyncrasique de « l'homme désirant » ?
« J'écris de tout mon cœur, de ma place d'homosexuel, de psychanalyste, d'homme désirant. » (p.10)
« Il me semble que la singularité de mon désir peut difficilement se départir de mon orientation sexuelle... » (p.17)
« L'analyste se doit d'être hors normes, au plus proche de la vérité de son désir... » (p.154)
« L'homo-analyste, le queer-analyste […] en sortant publiquement du placard ne veulent pas seulement qu'on reconnaisse la spécificité de leur désir... » (p.160)
Vous rappelez, assez paradoxalement, que dans la conception lacanienne du désir de l'analyste, celui-ci occupe dans le jeu de la cure précisément la place du mort. Occuper cette place signifie avoir « dépouillé l'image narcissique de son Moi de toutes les formes de désir où elle s'est constituée pour la réduire à la seule figure qui, sous leur masque, la soutient, celle du Maître absolu, la mort. »[6] Occupant une telle place, l'analyste peut-il, en tant qu'analyste, se poser (s'imposer) comme folle ?
Fabrice Bourlez :
Une fois de plus, je ne parviens pas bien à comprendre votre objection. Vous me dites : « mais, attention, c’est dangereux, vous êtes narcissique, vous confondez tout, vous parlez de vous à vos patient.es, vous allez verrouiller le transfert ». J’ai envie de vous répondre : « Ah bon, vraiment ? ». J’ai juste dit que je suis homosexuel et que je travaille comme analyste. Vous savez, ce n’est pas beaucoup plus grave qu’être hétérosexuel et être analyste... J’ai fait une partie de mon propre parcours analytique chez un analyste qui recevait à côté du cabinet de son épouse. Tout le monde sait que les Lefort étaient mariés, que Jacques-Alain Miller a épousé la fille de Lacan… Je ne vais pas accumuler plus d’exemples mais tout cela montre bien comment l’hétérosexualité de l’analyste n’a jamais empêché le transfert de s’établir.
Alors, très prosaïquement, en révélant mon homosexualité, je n’ai révélé rien de très personnel ni de très secret. Mes analysant.es ne savent rien de mes goûts, de mes préférences, de mes pratiques, de mon histoire, de mes constructions et de mes identifications. En revanche, très clairement, oui, mon désir est un désir homosexuel avec tout son lot de stigmatisations, d’insultes, de violences… Appartenir à une dite minorité sexuelle, c’est devoir assumer des trajectoires de vie, passer par des expériences, traverser des situations socialement déterminées et qui ont été parfaitement décrites par Didier Éribon.
Donc oui, je fais fonction d’analyste. Oui, je suis homosexuel. Et, oui, je crois que pour réveiller le désir d’un sujet et rester aux aguets pour entendre les embrouilles signifiantes, familiales, qui varient au cas par cas, il vaut mieux être quelqu’un.e au désir éveillé. Et, non, ce désir n’est pas polarisé par l’hétérosexualité. Et non, ce n’est pas pareil.
Est-ce que tout cela me fait tomber dans les errances d’un narcissisme mal liquidé par ma propre analyse ? De mon point de vue, c’est l’exact contraire : je mets plutôt tous mes efforts à me défaire de moi-même pour tenter de rendre possible un transfert moins sur ma personne que sur notre discipline.
L’enjeu est, d’abord et avant tout, de continuer d’inventer des manières de parler de la praxis, de la penser et de l’exercer. Il s’agit de rendre possible autre chose que de la colère à son endroit après tant de déclarations homophobes, transphobes… Il s’agit de faire valoir des lectures des textes ouvertes, subversives. Il s’agit de démontrer qu’un rêve, un lapsus, un symptôme, ce qu’on n’arrive pas à assumer, ce qu’on redoute le plus profondément, tout ce qui se dit en analyse peut être entendu autrement que par des oreilles toujours-déjà straight. Balayer d’un revers de main les reproches des militant.es et théoricien.nes queer à l’endroit de la psychanalyse, simplement penser que notre travail est ailleurs, témoigner d’une ouverture de façade (« bien sûr que nous ne sommes pas homophobes, transphobes, mais… ») pour ne pas faire l’effort d’établir des généalogies critiques de nos actes, de nos concepts et de nos interprétations et continuer de faire comme d’habitude, c’est garantir la disparition de la praxis. Si on veut pouvoir continuer « à jouer le rôle du mort » en tant qu’analyste, il est urgent de trouver des manières d’incarner la discipline qui ne soient pas mortifiées et sourdes au contemporain. Sinon c’est la praxis elle-même qui va s’éteindre. Et puis, vous savez, quand on a reçu la crise du Sida pour héritage, on sait très bien que pour pouvoir jouer le rôle du mort, il s’agit surtout de rester vivant.e.
[1] « Sa manière [celle de l’homo-analyste] de minorer la pratique [analytique] consistera à rendre possible, audible, la parole telle qu’elle a pu être traumatisée par la langue dominante. Soutenir une modalité d’énonciation en mesure d’entendre, sans la court-circuiter, la violence et le poids des condamnations sociétales, morales, la réalité des injustices et la nécessité des luttes. L’homo-analyste connaît non seulement les règles analytiques mais aussi le poids des discriminations. Soulignons-le encore une fois, si, d’un côté, le sujet ex-iste, de l’autre, les subjectivités se battent, ré-sistent » (154).
[2] Cf. Paul Preciado, « Qui défend l’enfant queer ? » in Libération, 14 janvier 2013, disponible sur ce lien : https://www.liberation.fr/societe/2013/01/14/qui-defend-l-enfant-queer_873947/
[3] Cf. Lee Edelman, « Le futur est un truc de gosses » in L’impossible homosexuel. Huit essais de théorie queer, Paris, Epel, 2013.
[4] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka.Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975, p.106.
[5] Cf. Épistémologie du placard, p.83, où Eve K. Sedgwick énumère les différents sens du mot placard. Elle relève l'expression avoir un cadavre dans le placard, qui signifie « une affaire peu avouable dans son passé, qu'on ne tient pas à divulguer. »
[6] Lacan, « La direction de la cure », in Écrits, p.589, que vous citez.
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