Christophe Scudéri
Alors qu’il y a deux ans débutait le mouvement des « Gilets Jaunes », il est utile de revenir sur ce qui a fait son originalité, ne serait-ce que pour déterminer s’il va essaimer au-delà de la séquence qui l’aura vu naître puis exister. Si l’hétérogénéité des revendications, le refus de tout leader ainsi que l’usage des réseaux sociaux ont beaucoup fait parler, ce mouvement se caractérise plutôt par les trois attributs que sont le gilet jaune, le rond-point et l’acte. Se pencher sur chacun d’entre eux permet de dessiner sa singularité de même que révéler ce qu’il a ouvert de nouveau pour toute lutte sociale à venir.
Si le mouvement a eu un tel impact populaire, il le doit notamment au symbole dont il a tiré son nom. A la différence des grands mouvements de masse du XXème siècle, il ne s’est pas fondé sur une idéologie et encore moins sur un leader mais sur un symbole qui, tel un opérateur en mathématique, a attiré toute une frange de population qui s’est retrouvée en lui. Or que dit ce symbole ? Ou plutôt quelle histoire nous raconte-t-il ? Car ce symbole a ceci de particulier qu’il n’est pas seulement un signe mais qu’il charrie dans son sillage tout un récit. C’est dans ce récit, véritable storytelling du mouvement, que se sont reconnus tous ceux qui ont décidé de porter la chasuble jaune.
Le gilet jaune
L’histoire que raconte le gilet jaune est celui d’un monde scindé entre, d’une part, les insiders qui, roulant à toute vitesse sur l’autoroute de la mondialisation, n’aperçoivent pas les outsiders, les laissés-pour-compte, ceux qui, restés au bord de la route, regardent le train de la mondialisation leur passer sous le nez. Pire, car il dit bien plus encore, le symbole alerte sur un meurtre de masse qui ne dirait pas son nom et auquel nous assisterions en silence : littéralement enfermés dans l’habitacle calfeutré, éthéré et hermétique de leur automobile surpuissante, les insiders risquent de tuer, sans même s’en apercevoir, en passant, ingénument, ceux qui au bord de la route non seulement y vivent mais entretiennent, à l’image des ouvriers des autoroutes, les espaces qu’ils empruntent. Obnubilés par le but à atteindre, la mégapole suivante mais surtout les objectifs à remplir et les profits à engranger, les insiders ont certes accès au très loin par la voix médiatique du monde mais au prix de leur fermeture au tout près du paysage traversé. Se vêtir du gilet jaune consiste alors à afficher un signe d’appartenance par lequel on avoue se ranger du côté des perdants de la mondialisation pour mieux lancer, ensuite, un appel en forme de SOS afin d’avertir que des hommes et des femmes sont en train d’être tués sans crier gare. Grâce au fluo criard du gilet, les manifestants cherchent à forcer les gagnants de la mondialisation à les voir, eux les oubliés dont ces gens pressés n’engagent rien moins que la vie par leurs comportements autistiques.
C’est ainsi qu’il faut aussi comprendre l’investissement des ronds-points comme une manière de faire sortir du décor, ce à quoi ces aménagements routiers se résument le plus souvent, toute une partie de la population devenue invisible à force d’être confondue avec lui. Au symbole des « Gilets Jaunes » est ainsi associé un lieu, le rond-point.
Le rond-point
Ce ne fut pas la moindre des surprises de voir le mouvement investir un espace habituellement ignoré de chacun et pourtant omniprésent dans notre paysage national. En élisant domicile sur les ronds-points, les « Gilets Jaunes » se sont réappropriés un dispositif symbolisant la gabegie des pouvoirs publics, ceux-ci les ayant multipliés, pas toujours à bon escient, au point d’en faire une mode bien française de l’action publique. En en faisant une agora, ces occupants particulièrement déterminés ont transformé ce qui est une dent creuse de nos territoires en un lieu de débats et de disputations où la pensée politique peut être élaborée et discutée. C’est comme si, en réintégrant dans l’espace publique des bouts de territoire transmués en éléments d’apparat, on tentait de déplacer le centre névralgique du pays, des buildings hermétiques des villes connectées vers des zones périphériques ouvertes et à hauteur d’homme.
Finalement, en parlant depuis ces lieux ainsi réinvestis, les « Gilets Jaunes » mettent en scène leur sentiment de tourner en rond et d’être retenus dans une impasse, leurs dirigeants étant bien incapables de leur proposer une voie, une direction et donc un avenir sinon celui du capitalisme financier ; mais aussi, à l’inverse et simultanément, dans un contexte où le discours dominant affirme qu’il n’y a qu’une voie possible, celle du néolibéralisme, et où la décision politique semble vide d’effets, suspendue qu’elle est aux fameuses lois du marché, ils réouvrent des horizons, que symbolisent les routes s’échappant du rond-point telles des lignes de fuite, ainsi qu’ils redonnent au choix politique son pouvoir d’agir sur le réel, à l’image de leur mouvement qui a imposé au gouvernement de nouvelles mesures, chose qui n’était plus advenue depuis belle lurette pour un mouvement de protestations de masse.
Mais l’analyse du mouvement ne serait pas complète si, à côté du récit et du lieu, on ne parlait de l’action qui lui est associée.
L’acte
En effet, depuis le 17 novembre 2018, des « Gilets Jaunes » se réunissent, en plus ou moins grand nombre, pour manifester dans diverses villes françaises. Au-delà des violences qui ont pu émailler certaines de ces manifestations, on est frappé par l’absence de revendications claires. Avec le refus de se donner des représentants, cette absence constitue le principal problème auquel doit faire face le gouvernement. En effet, comment mettre fin à un mouvement sans doléances auxquelles répondre ni personne pour les négocier ? En organisant le grand débat national qui s’est tenu du 15 janvier au 15 mars de cette année, le président de la République et son gouvernement ont tenté de réinscrire dans les formes classiques de la délibération un mouvement social qui y déroge dans les grandes largeurs. Si ce débat a permis d’atténuer l’ardeur des « Gilets Jaunes », il ne l’a pas totalement éteinte. La raison en est qu’elle ne relève pas de la revendication à satisfaire mais d’un registre différent. Pour preuve, la formule employée pour désigner les manifestations, celle d’un acte suivi d’un numéro qui a valeur de décompte. L’important dans l’affaire n’est pas les résultats obtenus, les reculs supposés du gouvernement ou les décisions nouvelles qu’il aurait prises en réponse aux manifestants mais, pour reprendre le conatus spinoziste, un persévérer dans l’être. Chaque semaine, à travers un décompte, vient à être actée la persévérance d’un mouvement qui trouve, dans cette persévérance même, l’expression de son être. Ainsi est-ce d’abord une puissance d’agir mais une puissance sans contenu défini qui, chaque samedi, sort dans les rues. C’est en tant que telle, en tant qu’elle surprend et désempare les réponses classiques, qu’elle porte en elle un pouvoir de transformation et qu’à ce titre elle engage l’avenir en l’ouvrant aux possibles, possibles non définissables par avance mais seulement en marchant.
Au bout du compte, en surgissant par surprise, sans que personne ne les ait vus venir, les « Gilets Jaunes » ont introduit en France une forme atypique de lutte sociale. Outre l’usage des nouveaux outils de communication qui ont fonctionné comme des facilitateurs du mouvement, leur force est venue de leur capacité à nouer un récit, un lieu et une action : par le récit ils ont révélé au grand jour une situation ignorée voire déniée par l’establishment ; par le lieu ils ont réaffecté à la Chose publique des espaces démonétisés réduits à jouer les ornements ; par l’action ils ont introduit un sujet politique sans qualité à l’exception de l’affirmation réitérée du Désir. En ce sens, les « Gilets Jaunes » ne prescrivent aucun programme ni n’aboutissent à aucune utopie mais, par leur insaisissabilité sans visage, ce qui les rapproche des Black Bloc (preuve s’il en est que ces derniers ne sont pas une greffe exogène au mouvement mais déjà inscrits en lui), obligent l’Etat et, plus largement toute une société, à réintégrer dans le champ de ses préoccupations une part non négligeable de citoyens sacrifiés, et à agir en conséquence.
Que faut-il faire pour satisfaire un mouvement de masse dont la logique échappe aux cadres de pensée de la démocratie représentative et du capitalisme néolibéral ? Voilà le problème auquel sont confrontés nos gouvernants. Au-delà du gouvernement, cette indexation d’un mouvement sur la seule expression d’un désir pose un problème à tous ceux qui, à gauche ou à la gauche de la gauche, tentent de penser les conditions requises pour un grand soir. Que la convergence des luttes si souvent annoncée ne se fasse pas démontre pour le moins la caducité de cet espoir. C’est à un véritable aggiornamento de sa théorie de l’action auquel la gauche doit s’astreindre.
Reste que, pour que cette interpellation déroutante aboutisse, faut-il encore que les « Gilets Jaunes » évitent le risque narcissique d’un collectif qui, à trop se regarder et à être content de soi, se refermerait dans un ilot utopique jouissant, en cercle fermé, de sa force ainsi redécouverte. Le rond-point ne serait plus alors l’ouverture d’un champ des possibles mais l’enfermement dans l’univers douillet qui n’en est pas moins mortifère, du paradis perdu.
Faut-il aussi qu’ils se gardent, fiers de leur puissance conquise, de monnayer leur succès avec des organisations institutionnelles, qu’elles soient politiques ou syndicales, espérant de cette alliance nouvelle un prolongement de leur action. Le gilet jaune n’incarnerait plus alors un Désir imposant à tous une révision profonde de ses modes de pensée et de décisions mais une marque à acheter. Cela signerait alors la fin du mouvement et, avec elle, celle de l’espoir qu’il a frayé.
Lille, 6 novembre 2019
Comentários