Christophe Scudéri
Alors que le déconfinement est en cours, une certitude s’installe : quoi qu’il arrive dans les semaines à venir nous ne reviendrons pas à la situation d’avant la pandémie. D’en prendre conscience change notre regard porté sur ce qui est en train de se jouer.
Jusqu’à présent, nous avons considéré l’épidémie de Covid-19, et donc les mesures prises pour l’endiguer, comme une parenthèse dans notre vie, un mauvais moment à passer ; nous avons beau subir des contraintes qui restreignent nos libertés, et ce dans des proportions sans précédent en période de paix, nous les acceptons de bonne grâce parce qu’elles nous semblent la condition requise pour remporter la victoire dans notre bataille contre le virus. En attendant que la situation revienne à la « normale », nous faisons le dos rond et appliquons sans trop y penser les décisions gouvernementales.
Or, il est désormais certain que le retour à une vie « normale » ne sera possible, et sans doute pour un long moment encore, que dans le contexte d’un virus certes maîtrisé mais toujours présent telle une menace susceptible de sévir, à nouveau et à tout instant, à grande échelle. Et même si, comme nous en sommes convaincus, la science va au bout du compte réussir à débusquer un vaccin ou au minimum un traitement contre la Covid-19, nous ne reviendrons pas à la vie d’avant car, pendant que nous répondons à l’urgence créée par la pandémie, une forme de vie s’installe. On ne s’acquitte pas aussi facilement d’un traumatisme, celui causé par un événement autant soudain que massif, qui a bouleversé nos vies dans des proportions inégalées depuis la guerre.
Ainsi, ce que nous percevons aujourd’hui comme des mesures d’exception en réponse à une situation exceptionnelle est en train de tracer les lignes du monde à venir. D’où la nécessité de penser ce qui est déjà là afin de pouvoir orienter en conscience le monde de demain.
A bien y regarder plusieurs lignes de force émergent.
La distanciation sociale
L’une des mesures phare prise pour lutter contre la Covid-19 a été d’instaurer les dits « gestes barrières ». En pratique, il s’agit de supprimer poignée de main et embrassade tout en instaurant une distance d’un mètre avec son interlocuteur, sans oublier de se laver régulièrement les mains avec du savon ou du gel hydroalcoolique. Si on ajoute à cela le confinement qui, à l’exception des individus habitant sous le même toit, interdit un quelconque contact avec toute personne extérieure, ainsi que l’usage qui tend à se généraliser du masque dès que l’on se déplace sur la voie publique, on est là face à un ensemble de préconisations qui vont toutes dans le même sens : celui d’une abrupte mise à distance du corps de l’autre corrélative d’une assimilation de ce corps à un foyer de contamination potentiel. Par conséquent, ce ne sont pas seulement les conventions sociales rythmant nos relations aux autres qui sont supprimées par ces gestes mais c’est notre rapport à l’autre, dans la mesure où il engage le corps, qui en est décisivement modifié : là où le corps de l’autre était, en puissance, source de plaisir, de partage et donc de vie, il devient source de souffrance, de ségrégation et de mort.
Il n’est pas étonnant que ces mesures de distanciation sociale aient été plus faciles à prendre en Corée du sud ou à Taïwan qu’en France c’est-à-dire dans des cultures où la pudeur participe déjà d’un éloignement collectif des corps – à ceci près, et c’est là où cette épidémie affecte toutes les sociétés, sans exception, qu’il trouve aujourd’hui, en Asie, sa raison non dans le sexuel mais dans la mort qu’incarnent dorénavant les corps.
C’est à cause de cette modification profonde dans la représentation du corps de l’autre dont nous n’avons pas encore mesuré tous les effets, que s’observe une deuxième tendance forte à savoir la numérisation des êtres.
La numérisation des êtres
Pour compenser l’interdiction qui nous était faite de rencontrer en chair et en os ses proches, ses amis, ses collègues ou toute autre personne, ont été appelés à la rescousse les outils numériques. A l’impossibilité des contacts physiques a répondu une surenchère technologique ; télétravail, vidéo-consultation, vidéoconférence rendus possibles par toutes sortes d’application se sont généralisés. Les soirées entre amis, les dîners en famille, les apéros avec les voisins se faisaient chacun chez soi à travers le prisme d’un écran fabriquant un espace commun virtuel, de même que les réunions de travail, les rendez-vous professionnels, les consultations médicales, les entretiens psychothérapiques, les cours scolaires… A chaque fois le même dispositif, téléphone ou écran d’ordinateur, avec pour fonction : reconstituer mentalement l’espace du bureau, du cabinet ou d’une classe. Car c’est à une reconstitution mentale à laquelle on devait s’astreindre.
Puisqu’il était confiné, l’usager, si ce n’est le professionnel, qu’il fût un patient ou un élève, un employé ou un fonctionnaire, appelait depuis chez lui ; c’était depuis chez lui qu’il travaillait, consultait ou écoutait le cours. Dès lors, la réunion, le rendez-vous, l’entretien, la leçon qui requièrent des dispositions mentales particulières inconciliables avec le relâchement propre à la vie en privé, n’a pu se tenir qu’à condition de s’extirper du lieu d’où on appelait et, simultanément, de rejoindre un terrain construit fantasmatiquement avec son interlocuteur. C’était sur cette scène mentale commune, rendue possible par la technologie, que les protagonistes confluaient virtuellement.
En ce sens, la réalité virtuelle, celle des jeux vidéo, fonctionnant sur ce principe d’un territoire mental commun sur lequel des joueurs se retrouvent, a gagné. A la double différence près que, dorénavant, cette réalité simulée quitte la sphère ludique où elle était confinée pour englober celle du travail ; et qu’elle renonce à figurer l’espace mental sur un écran, comme c’est le cas dans les jeux, pour l’instiller dans la tête des acteurs, cet espace devenant alors pleinement et exclusivement mental.
Reste que, pour fonctionner, cette virtualisation doit se prémunir d’une menace, celle d’une situation matérielle pouvant toujours faire retour et rappeler aux interlocuteurs l’endroit depuis lequel ils parlent. Même si les personnes tentent de neutraliser au maximum les bruits et les signes parasites, qu’ils s’efforcent à recréer les conditions de travail en s’habillant et parlant comme au bureau, ils ne sont pas à l’abri des multiples scories, sonores dans le cas du téléphone, sonores et visuelles dans celui du visiophone, toujours susceptibles de jaillir et, en jaillissant, capables de les ramener intempestivement au lieu d’où ils passent l’appel. Ceci prouve combien la fabrication d’un espace mental commun implique une frontière étanche entre lui et l’arrière-fond concret depuis lequel il est produit. A ce titre, la virtualisation du travail s’accompagne nécessairement de la mise hors-scène des conditions de production.
Si, malgré tous leurs efforts, les acteurs ne parviennent pas à protéger l’espace mental qu’ils ont en partage de sa base matérielle de fabrication, c’est alors à un brouillage des repères et des frontières auxquels ils sont confrontés, le public pénétrant le privé et le privé le public.
Or, bien plus qu’à une simple indétermination territoriale, notre vie sous Covid-19 tend à mettre à mal le Symbolique lui-même en tant qu’il structure le Réel.
Le Symbolique à l’épreuve du Réel
Dans les premiers jours ayant suivi l’arrivée du virus puis, plus encore, à la suite du discours d’Emmanuel Macron annonçant dans des termes guerriers la mise en place du confinement, se diffusa dans la population une angoisse diffuse que l’on peut encore surprendre sur certains visages. Avec le coronavirus, le Réel d’une mort frappant à nos portes, faisait soudainement effraction dans nos vies, entraînant sidération paralysante, d’une part, et activisme effréné, d’autre part, ces deux phénomènes n’étant que les deux côtés d’une même réaction, la nôtre face à l’événement impensable que nous subissions.
Quelques heures avant le début du confinement, on observa ainsi une précipitation générale qui prit la forme d’une prise d’assaut des magasins d’alimentation en vue de constituer des réserves de produits de première nécessité. Contrairement aux apparences, cette attitude était logique : en effet, si un confinement strict et total était la seule façon de se protéger du virus alors le danger qui nous guettait se déplaçait ailleurs : désormais on risquait de mourir de faim à cause du confinement.
Dans les jours qui ont suivi, face à l’arrivée massive de malades dans les services de réanimation faisant craindre la saturation des hôpitaux, les autorités médicales ont dramatisé les enjeux : en sommant le citoyen de respecter scrupuleusement le confinement puis en enjoignant le gouvernement à durcir toujours plus les règles. Derrière la gravité du propos pointait l’épouvante d’une situation incontrôlable pouvant amener les médecins à sélectionner ceux qui étaient dignes de vivre de ceux qui ne l’étaient pas.
Dans les deux cas la même peur d’une mort qui rôde, susceptible de saisir chacun à tout moment.
Là se situe la diabolique originalité de cette pandémie, celle d’un virus qui ne respecte aucune barrière, ni les frontières, ni la richesse, ni les fonctions, ni les âges, ni l’hygiène personnelle, ni la morale. Que nous sachions que le virus tue statistiquement peu et qu’il affecte prioritairement des sujets âgés, atteints d’obésité et de maladies chroniques, à savoir une catégorie limitée de la population, ne nous rassure pas : nous sommes tous convaincus que le virus peut nous frapper, indistinctement.
Pour l’illustrer rien de plus significatif que la formule sans cesse ressassée par les politiques et les médias, des soignants dits « en première ligne ». Sans doute peut-on considérer la thématique guerrière comme inappropriée dès lors qu’elle s’applique à ce qui apparaît, d’abord, comme une crise sanitaire mais il n’en reste pas moins qu’elle énonce quelque chose de vrai : désormais, les soignants risquent leur vie en allant travailler, et cette donnée est nouvelle.
En temps normal, les professionnels de santé exercent leur métier sans crainte en raison de la conviction chevillée au corps qu’ils ne peuvent être contaminés par le malade qu’il soigne, que ce risque soit de nature biologique ou psychique. Bien plus que sa vertu supposée de paravent physique, la blouse protège le soignant du malade, et donc des maladies, en rappelant à tout instant de quel côté du partage symbolique son porteur se situe c’est-à-dire en le réassignant à une place différenciée et en lui assignant une fonction distincte de celle du soigné. Or, la Covid-19 met à mal cette foi inébranlable mais nécessaire fondée sur un partage symbolique qui, en distinguant strictement le soigné du soignant, assure et rassure ce dernier.
C’est ainsi qu’il faut interpréter la revendication angoissée des acteurs médicaux à disposer de masques en quantité suffisante. A côté des raisons objectives de protection des corps, il s’agissait, avec ces masques, de reconstituer la barrière symbolique mise à mal par une blouse apparaissant soudainement pour ce qu’elle était : un bout de chiffon. Avec sa faillite sans recours se révélait au grand jour l’illusion sur laquelle se fondait jusque-là son rôle protecteur : faire croire qu’elle immunise en soi alors même qu’elle ne détient son pouvoir que du symbole qu’elle incarne.
Finalement, l’un des plus grands périls que la Covid-19 fait peser sur nous n’est pas d’ordre sanitaire mais symbolique : en frappant indistinctement, il fait vaciller les digues symboliques qui, en configurant le monde, nous protègent habituellement du Réel. Et, à bien y regarder, nous sommes passés à un cheveu de la catastrophe.
Car que nous restait-il en guise de repères symboliques sinon une opposition signifiante minimale : confiné ou non-confiné ? Pendant quelques semaines tout un pays s’est réglé sur ce seul et unique partage, s’ordonnant entre ceux qui doivent prendre soin d’eux et qui, en prenant soin d’eux, protègent les autres, et ceux qui doivent prendre soin des autres et qui, en prenant soin des autres, tentent de se protéger eux-mêmes. Or, sans elle, sans ce couple symbolique rudimentaire, le danger aurait été grand de choir dans la sauvagerie la plus folle, celle du chacun pour soi où seule la survie, la sienne, compte au détriment de toutes les autres. L’aurions-nous échappé belle ?
Conclusion
La violence de cette épidémie, sa portée internationale, les décisions inouïes qu’elle provoque, en font un événement sans pareil dans l’histoire de l’humanité. Bien qu’elle soit la conséquence directe de nos manières de vivre, et pas seulement le fruit du hasard, elle surgit telle une rupture qui, en nous forçant à être à l’arrêt, nous invite à l’introspection, à la critique ainsi qu’à repenser le monde dans lequel nous souhaitons habiter. Pourtant, le meilleur n’est jamais sûr, non seulement parce que les forces conservatrices sont déjà en marche mais aussi, et surtout, parce que les effets de cette crise, dont nous avons cherché à établir la liste non exhaustive, peuvent apparaître comme l’accentuation de tendances présentes bien avant la pandémie, à savoir : la ségrégation de l’autre au nom de sa toxicité consubstantielle, la virtualisation des relations humaines à travers la fabrication d’un espace mental commun, l’appauvrissement des supports symboliques réduits à leur portion congrue.
Dès lors, nous nous trouvons à la croisée des chemins. De quel côté allons-nous basculer ?
Que l’autre, dans son corps, vienne à incarner un risque mortel au point qu’il faille s’en protéger favorisera-t-il, en les légitimant, les discours identitaires appelant à élever des hauts murs contre la « contagion étrangère » ?
Que l’ensemble des relations à l’autre, qu’elles soient privées ou publiques, se construise à partir d’un espace mental partagé aboutira-t-il à inverser le sens de la norme, la règle étant le télétravail ou la téléconsultation et l’exception la rencontre physique ?
Que la richesse symbolique qui tisse la culture, vienne à se réduire à une opposition va-t-elle privilégier les clivages et le simplisme au détriment de la nuance et de la complexité ?
On peut toujours invoquer Eros contre Thanatos, l’internationalisme contre le nationalisme, le réel contre le virtuel, le marxisme contre le capitalisme, la culture contre la sauvagerie, il n’en est pas moins sûr que des tendances se dessinent, et qu’elles étaient, si ce n’est pleinement exprimées, déjà en germe avant la pandémie. Dès lors, loin de déboucher sur une remise en cause générale, la Covid-19 ne va-t-il pas renforcer les nationalismes, les populismes, les régimes autoritaires ? La réponse dépend pour partie des choix que nous faisons dès aujourd’hui. Ce n’est pas le moindre des défis qui nous est posé par ce moment que nous traversons.
A Lille, le 12 mai 2020
Comments