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Manque. Après l'intrigue, après l'amour. Sur la quatrième pièce de Sarah Kane

Photo du rédacteur:  Collectif Lillois de Psychanalyse Collectif Lillois de Psychanalyse

Jean-Yves Deshuis


Première Partie


Sarah Kane a écrit Manque[1] sous le nom de Marie Kelvedon[2]. Ce recours à la pseudonymie vient sanctionner une volonté de rupture à l'égard des pièces précédentes (Anéantis 1995, L'amour de Phèdre 1996, Purifiés 1998[3]), l'aspiration à un nouveau départ, voire une seconde naissance.

Le lieu le plus visible de la rupture concerne la question de la violence. Manque prend congé des mutilations, greffes et ablations forcées, meurtres, supplices, rituels masturbatoires, viols, défécations, sévices et fellations... – ingrédients essentiels organiquement incorporés à l'intrigue des pièces précédentes. Dans la mesure où les personnages n'agissent pas et ne font que parler, on peut dire avec Sarah Kane elle-même que dans Manque « il n'y a pas la moindre violence physique », qu'il s'agit d'« une pièce tranquille » (interview de Niels Tabert du 8 décembre 1998, cité par G. Saunders, p.173).

La signification de cette disparition de la violence physique n'est pas saisissable en elle-même. Elle n'est pas séparable de l'autre rupture, parallèle, qu'effectue Manque, qu'on peut provisoirement définir comme abolition de l'intrigue. En effet, il n'est pas tout à fait exact d'affirmer que dans Manque la violence a entièrement disparu. Elle est présente, sous ses avatars physiques et sexuels – réminiscences venues on ne sait d'où – , sur un mode direct mais tamisé car simplement évoqué, dans certains des propos proférés par les personnages. En particulier dans ces répliques que nous appellerons par convention des historiettes. Nous désignons par ce terme les micro-récits, sortes de narrations miniaturisées, qui viennent régulièrement s'intercaler, sans raison apparente, dans la succession (elle-même, nous y reviendrons, passablement incohérente) des répliques « échangées » par les personnages. Voici un exemple d'historiette, avec son contexte textuel immédiat :


B Un de ces jours,

C Bientôt très bientôt,

M Maintenant.

A Mais les apparences ne sont pas tout

B Ce n'est pas moi, c'est tout

A Un petit garçon avait une amie imaginaire. Il l'a conduite

à la plage et ils ont joué dans la mer. Un homme est sorti

de l'eau et a emmené la petite. Le lendemain matin on a

trouvé le corps d'une fillette rejeté sur la plage.

M Quel rapport entre ça et le reste ?

A La main crispée sur une poignée de sable.

B Tout.

C Mais y a-t-il un rapport entre quoi que ce soit ?[4]


Laissons pour l'instant la question de la violence pour aborder la seconde rupture. Car dans Manque Sarah Kane ne prend pas seulement ses distances par rapport à cette violence constitutive de son théâtre passé : elle rompt avec à peu près tous les codes qui avaient jusqu'ici structuré la spécificité de la forme théâtrale, allant sur ce plan beaucoup plus loin qu'en ses pièces antérieures du côté du théâtre expérimental. Ainsi supprime-t-elle tous les poteaux indicateurs qui situent d'ordinaire l'action dramatique dans un cadre spatio-temporel précis. Non seulement les personnages sont en état d'apesanteur, immergés dans un hors-lieu et un hors-temps intégraux, mais ils sont privés de toute épaisseur psychologique, délestés de toute identité substantielle. Réduits à de simples lettres (A, B, C, M) qui permettent de les distinguer sans les sortir de l'anonymat, ils sont de prime abord de pures abstractions, sans âge ni identité sexuelle, atomes déliés de toute appartenance familiale et sociale.

En fait, leur identité sexuelle, comme, dans une moindre mesure, leur âge, pourront être peu à peu devinés à partir des répliques qu'ils profèrent. « Je me suis dit qu'il y avait toujours des choses dites par les personnages qui faisaient que c'était très clair. Par exemple, il aurait été très bizarre qu'un homme dise : 'quand je me réveille, je me dis que c'est le début de mes règles.' Il serait aussi très étrange qu'un homme n'arrête pas de rappeler à quel point il veut avoir un bébé. » (interview de Dan Rebellato du 3 novembre 1998, cité par GS, p.168). Mais cette identification du sexe à partir des choses dites reste relative : « Mais d'un autre côté, oui, ça pourrait se faire. Je suis sûre que je verrai une mise en scène allemande où on le fera. » (ibidem). Ce qu'exprime la parole d'un « personnage », ce n'est donc pas son identité objective, un trait quelconque de sa personnalité, un déterminant de son statut social ou sexuel ; ce qu'elle exprime c'est son désir, dans sa teneur énigmatique et contradictoire, dans son caractère à la fois hésitant et invinciblement aimanté par l'impossible. Dès lors, il n'est pas exclu dans l'absolu que ce soit un homme qui ressasse son fantasme de porter un enfant dans son sein, comme le fait M.

Dans l'esprit de Sarah Kane, M est clairement une femme. Mais justement, l'auteur de Manque s'est pliée à la règle ascétique de ne pas plaquer sur ses « personnages » ses propres projections, de ne pas les engluer dans ses propres représentations imaginaires :


« Pour moi, A a toujours été un homme d'âge mûr. M a toujours été une femme d'âge mûr. B a toujours été un homme plus jeune, et C a toujours été une jeune femme... A, B, C et M ont en fait une signification spécifique que je suis prête à vous indiquer. […] M était simplement la Mère (Mother), B était « Boy » et C était « Child », mais je n'ai pas voulu mettre ça noir sur blanc, parce que je pensais que ça figerait les choses et que rien ne changerait jamais » (Interview de Dan Rebellato, ibid. p.168).


Il y a d'un côté les signifiés imaginaires contingents qui inévitablement « encombrent » l'esprit de Sarah Kane quand elle donne vie à ses personnages. Et de l'autre côté, il y a dans l'espace symbolique du texte de purs signifiants dépouillés autant qu'il est possible de toute signification et par lesquels les personnages sont réduits à la fonction de purs locuteurs dont l'identité sous tous ses aspects reste essentiellement indéterminée, ouverte.

Mais il serait erroné de réduire A, B, C et M à des voix désincarnées, ce qui reviendrait à réduire dans le principe Manque à une pièce radiophonique. Si Manque continue malgré tout d'appartenir de plein droit à l'univers du théâtre, c'est parce que, loin de mettre les corps hors-jeu, il confronte le spectateur à la présence physique d'individus parlants.


« […] ça ne peut absolument pas être une pièce radiophonique avec des voix qui sortent d'une boite. C'est une pièce concernant des voix qui sont en face de vous dans un théâtre. Le théâtre peut très bien être dans le noir, mais il faut que, vous, vous soyez là , et les voix, elles, n'existent qu'en raison de cela. La question que je me posais […] était : « Pourquoi ces voix parlent-elles ? » Vous suffit-il d'aller au théâtre pour que des personnages existent ? Ou bien nous faut-il répondre à la question : « Pourquoi parlent-ils ? » […] C'est donc pour cela que nous est venue l'idée de la causerie télévisée, mais sans la rendre explicite – et il y a donc eu ces quatre chaises, mais pourquoi étaient-elles là ? Donc, si la question du décor se pose, c'est uniquement parce que nous avons envie d'être assis là et de regarder les personnages. Et il nous faut donc accepter d'être en partie responsables du fait qu'ils racontent ces histoires-là. Cela oblige aussi le public à participer activement à ce processus, et quand on assiste à une causerie télévisée on participe bien plus que quand on assiste à une pièce de théâtre. C'est donc pour cela qu'une bonne partie du dialogue s'adressait directement au public. »

Vicky Featherstone, entretien du 12 décembre 2000 avec G. Saunders (ibid. p. 209-2010)[5]


Or, l'indétermination ultime qui vaut pour l'identité des quatre personnages vaut aussi pour le sens des répliques qu'ils profèrent. En effet, le sens de très nombreuses répliques demeure obscur, crypté, indécidable, d'une part déjà en lui-même, d'autre part dans son rapport possible/impossible aux répliques formulées par tel ou tel des autres personnages, ou bien à une réplique, antérieure ou ultérieure, du même personnage. A titre d'exemple, prenons les dix répliques qui ouvrent la pièce (nous les numérotons pour la clarté de l'analyse) :


1 C Pour moi tu es morte.

2 B Lecture de mes dernières volontés, Fous ça en l'air putain

et je te hante pour le restant de ta putain de vie.

3 C Il me suit.

4 A Qu'est-ce que tu veux ?

5 B Mourir.

6 C Quelque part en dehors de la ville, j'ai dit à

ma mère Pour moi tu es morte.

7 B Non ce n'est pas ça.

8 C Si je pouvais me délivrer de toi sans pour autant te perdre.

9 A Ce n'est pas toujours possible.

10 M Je raconte partout que je suis enceinte. On me dit

Mais t'as fait comment, qu'est-ce que tu prends ?

Et moi j'ai dit J'ai bu une bouteille de porto, fumé

pas mal de clopes et baisé un inconnu.


Dans la première réplique, C signifie à quelqu'un de sexe féminin (notons qu'en anglais le genre n'étant pas marqué au niveau de l'adjectif, il reste ici indéterminé. C'est en fonction de la sixième réplique que la traductrice a mis « dead » au féminin) que pour lui ou elle[6], elle ne compte plus, qu'elle a perdu toute valeur à ses yeux. Mais à qui s'adresse C ? Cette première réplique est-elle une réponse à une réplique antérieure – que Kane aurait laissée dans l'implicite – d'un des trois autres personnages ? C'est possible ; en tout cas, cette réplique inaugurale de C ne recueille aucun écho direct auprès des autres personnages, elle ne provoque de leur part aucune réaction. Comme si C avait parlé dans le vide. Ou comme si elle ne s'adressait à aucun d'eux . Mais alors, à qui s'adresse-t-elle ? Sans doute à elle-même, ou au public. A elle-même dans la mesure où la présence tacite du public l'invite (l'incite) à parler. D'abord, c'est indissociablement pour elle et au grand Autre que C parle. Telle semble être la règle qui gouverne de fait et en général (il y a quelques exceptions) la prise de parole de tous les personnages : chaque personnage s'adresse primairement à lui-même (moyennant la présence du public) et secondairement – éventuellement, latéralement, presque accidentellement – à l'un des trois petits autres situés avec lui dans l'espace indéterminé de la scène. Sans qu'il soit jamais – ou très rarement – possible de saisir avec certitude auquel des trois la réplique est alors adressée (ni même si le locuteur lui-même sait à qui il adresse sa réplique). En d'autres termes, la règle est que chaque réplique est prononcée de façon primaire sur un mode essentiellement solipsiste. Et que parfois cette parole solipsiste trouve comme un écho, un répondant possible, dans telle(s) réplique(s) d'un ou plusieurs autre(s) personnage(s).

Ainsi, la sixième réplique vient confirmer le caractère solipsiste de la première réplique. C'est à sa mère, dans un autre temps et dans un autre lieu (« quelque part en dehors de la ville ») que ceux qui déterminent le contexte immédiat de l'interlocution actuelle (dont nous savons qu'il n'est déterminé par aucun espace-temps), que C a signifié qu'elle était morte à ses yeux. Et cette sixième réplique ne semble elle-même adressée à aucun des autres personnages en particulier.


Si tant est que la seconde réplique entretient le moindre rapport avec la première, il est de tout façon si ténu, si hypothétique, qu'il ne suffit pas à en éclipser le solipsisme. B semble faire allusion à son testament, en tout cas à un écrit où seraient lisibles ses « dernières volontés ». Rien n'exclut – mais rien n'oblige à postuler – que cette évocation ait été appelée par l'allusion de C à la mort. De toute façon, il est plus qu'improbable que les menaces proférées par B par anticipation à qui détruirait ses dernières volontés, aient pour cible C. Et les répliques qui suivent ne permettront guère d'en identifier le destinataire.


C prend de nouveau la parole dans la troisième réplique. Or, celle-ci (« Il me suit ») n'entretient aucun rapport, aucune continuité logique, avec aucune des deux répliques précédentes. Là encore, le personnage se parle essentiellement à lui-même, en même temps, on ne peut réprimer l'impression qu'il émet sa réplique aussi dans le but de voir quelles réactions ou quelles réponses éventuelles elle va susciter « latéralement » chez les autres. La réplique lancée par un personnage évoque le pseudopode émis par la libido narcissique du côté des objets, dont parle Freud dans Pour introduire au narcissisme.


A intervient pour la première fois dans la quatrième réplique. Or, bien que celle-ci ait grammaticalement la forme d'une question nommément adressée, il est impossible de saisir quel en est le destinataire. Le lecteur qui aurait lu attentivement la pièce plusieurs fois, aurait cependant quelque raison de former l'hypothèse que A réagit ici à ce que vient de dire C. Il est probable que C visait A dans sa plainte (« Il me suit »). A, sans doute agacé d'être la cible implicite des récriminations répétées de C, chercherait à la faire sortir du clair-obscur de l'allusion par une question directe – « Qu'est- ce que tu veux ? » – dont le caractère abrupt aurait pour sens d'obliger C à expliciter ses griefs en pleine lumière. Plus exactement : il veut la pousser à clarifier son désir, son comportement à l'égard de A oscillant entre la victimisation plaintive et la provocation insidieuse.

Or, cinquième réplique, ce n'est pas C mais B qui répond à la question posée par A. B semble la prendre pour lui ; cela lui permet d'exprimer à qui veut l'entendre le désir de mourir qui perçait déjà dans la deuxième réplique, dans l'évocation de ses dernières volontés. Il s'agit d'une autre manifestation du solipsisme : détourner, innocemment ou sciemment, la réplique prononcée par l'autre afin de laisser libre cours à ses propres obsessions[7].

Sixième réplique : la réponse de B (« Mourir ») a t-elle déclenché par une libre association le besoin chez C de revenir à son thème initial (« Pour moi tu es morte »), d'en préciser le sens en précisant le contexte d'énonciation ? Comme si C à son tour s’emparait d'une réplique qui ne lui était pas destinée (mais sauf exception il est impossible de repérer avec certitude les destinataires respectifs des répliques qui défilent dans Manque) pour donner elle aussi libre cours à sa préoccupation du moment.


La septième réplique (« Non ce n'est pas ça ») est-elle une réaction de B à ce que C vient d'énoncer ? Là encore, c'est possible, mais pas certain. Si c'était le cas, B y récuserait le détournement abusif de sa parole auquel C viendrait de se livrer. Quoiqu'il en soit, la succession des répliques 5, 6 et 7 fournit l'exemple typique de l'ébauche d'un « dialogue » possible entre deux personnages. Étrange dialogue, dont la signification reste fuyante et la réalité indécidable, car il n'est pas exclu que nous ayons affaire à deux monologues juxtaposés. De fait, cette séquence des répliques 5, 6 ,7 a une valeur paradigmatique, et une grande partie des répliques échangées entre A, B, C et M auront la forme d'une sorte de mixte hybride entre monologue et dialogue[8].


Dans la huitième réplique, C, passant à autre chose, introduit de nouveau une discontinuité. Ou bien revient-elle en arrière, pour énoncer la réponse différée à la question que A lui aurait posée dans la quatrième réplique ? Alors nous aurions affaire à un dialogue dont les moments seraient éparpillés, disjoints par des répliques intercalées relevant d'une autre ligne « mono-dia-logique ». Il y aurait une continuité souterraine entre les répliques 4 et 8 : « Qu'est-ce que tu veux ? » – « (Si je pouvais) me délivrer de toi sans te perdre. » Ce que veut C, c'est rester dans la relation amoureuse qui semble l'unir à A, mais sans s'y aliéner. Ne plus être hantée par la certitude récurrente qu'il la suit, être délivrée des angoisses de persécution mêlées à la culpabilité qu'à tort ou à raison il suscite en elle, mais sans avoir à payer le prix fort : le perdre, renoncer à son amour. C exprime en même temps la crainte implicite sous-jacente à son désir : si elle parvient à se délivrer de A, alors fatalement elle le perdra, parce que A ne supportera pas qu'elle se libère ainsi de lui, lui ne restant dans la relation que pour autant qu'elle s'y aliène. Ou bien elle le perdra parce qu'une fois délivrée de lui, elle s'apercevra que plus rien ne la relie à lui, qu'il a cessé de compter pour elle. Désormais , comme elle l'avait dit à propos de sa mère, il sera mort pour elle.


S'il existe bien une continuité entre les répliques 4 et 8, alors il est probable que dans la 9ème réplique (« Ce n'est pas toujours possible ») A « commente » le souhait de C. Auquel cas la série 4, 8, 9 serait isomorphe à la série 5, 6 et 7. Le caractère placide et laconique du « commentaire » de A confère à sa réplique une dimension potentiellement ironique, qui discrètement tourne en dérision la « confidence » de C. En même temps, cela n'en annule pas l'aspect foncièrement solipsiste, « Ce n'est pas toujours possible » se présente comme une remarque que A se formule d'abord à lui-même.


Dans la dixième réplique, M, pour la première fois, prend la parole. Les échanges jusqu'ici s'étaient déroulés sans elle, sans son intervention active. Les a-t-elle écoutés en silence ? Était-elle au contraire perdue dans ses pensées ? Il est remarquable en tout cas que sa prise de parole ne tienne aucun compte des répliques précédentes. Elle les ignore souverainement, et entame sans scrupules une assez longue tirade (comparée à la brièveté générale des répliques) consacrée d'emblée à ce qui apparaîtra ultérieurement comme son obsession personnelle : être mise enceinte[9]. Dans cette prime exhibition verbale de son désir, M recourt à un mode distancié empreint d'une drôlerie un peu cynique et de pseudo mythomanie, qui tranche avec le mode direct qu'elle utilisera trois pages plus loin : « Je veux un enfant. »


Cette exégèse des dix premières répliques de Manque a démontré par l'absurde que le contenu des répliques et le dispositif qui règle leur alternance, sont loin d'assurer à une lecture « normale » une compréhension maîtrisée des significations impliquées dans l’interlocution, mode exclusif de l'interaction entre les personnages. Or, le temps et les conditions de la lecture ne sont pas congruents à ceux du spectateur qui assiste à la représentation de la pièce. La vérité de Manque n'est pas dans la pièce lue, mais face à la scène, dans l'assistance à la pièce jouée.


Vicky Featherstone n'a pas seulement créé la première mise en scène de Manque, elle a surtout eu l'occasion d'assister de très près à sa genèse. Dans l'entretien accordé à Graham Saunders, elle souligne à plusieurs reprises l'extrême importance du rythme, l'exigence toujours davantage reconnue de sa rapidité à mesure que progressait l'écriture de la pièce[10].


« Un aspect intéressant de cette tirade[11] est qu'il y a eu une modification dans la version définitive, après qu'elle eut été jouée. Et Simon (le frère de Sarah Kane) m'a demandé pourquoi Sarah avait effectué cette modification, et je me suis reportée à l'original et il est maintenant évident pour moi qu'elle a été entièrement dictée par le rythme. Et notre façon de travailler en répétition a été que, dans la plupart des cas, si quelque chose ne passait pas, la raison en était, littéralement, un trop grand nombre de syllabes. Certaines des personnes avec lesquelles je me suis entretenue au sujet de cette mise en scène m'ont dit qu'elles avaient trouvé le rythme trop rapide et qu'elles avaient besoin de plus de temps pour réfléchir à la langue. Mais c'était en quelque sorte voulu, c'est ce qui fait tout l'intérêt de la pièce telle que Sarah l'a écrite. […] Le but […] était de créer le rythme par la transmission des répliques au personnage qui suit. Son but n'était pas que quelqu'un dans le public soit en mesure de réfléchir au sens de chaque réplique séparée. » in Graham Saunders, o. c. p. 206 et 207.

La rapidité du rythme, qui pousse à supprimer des syllabes donc à abréger les répliques, et à accélérer le tempo de leur succession, se fait au détriment du sens. Ou plutôt, elle permet de hiérarchiser les priorités : elle vise à obtenir que « les choses passent », objectif supérieur qui l'emporte sur l'intelligibilité garantie des répliques. Peu importe si la signification des répliques demeure irréductiblement flottante et conjecturale, et résiste à l'arraisonnement de l'herméneutique, puisque le rythme est le vecteur d'un autre sens, insaisissable par des concepts, ne relevant pas du champ des signifiés.


« Lorsque nous nous installions pour discuter de la pièce, ce qui l'intéressait était de savoir si l'on pouvait parvenir à un sens au moyen du rythme et si oui ou non la langue pouvait devenir arbitraire. Et nous sommes revenues là-dessus lorsque nous tentions de comprendre la pièce – et c'est alors pour découvrir qu'elle avait été écrite pour le rythme plutôt que pour le sens qui se dégage de la juxtaposition des répliques. » ibidem, p.204

L'obtention d'un sens qui serait essentiellement tributaire du rythme passe par la possibilité éprouvée d'une langue devenue arbitraire, c'est-à-dire par la possibilité d'énoncés verbaux qui parviendraient dans une certaine mesure à neutraliser les signifiés. Voici un passage dans lequel est poussée très loin la conjonction entre la rapidité du rythme et la neutralisation des signifiés :


M Si l'amour survenait.

A Laisse-le faire.

C Non.

M Il me laisse en rade.

B Non.

C Non.

M Si.

B Non.

A Si.

C Non.

M Si.

B Laisse-moi partir.


Plus l'alternance des si et des non se produit sur un rythme accéléré – et leur répétition a pour effet d'accélérer le rythme – et moins l'affirmation et la négation que ces adverbes ont pour fonction d'exprimer fonctionnent sur le plan des signifiés. Si et Non fonctionnent plutôt comme des signaux, comme des « actes verbaux » (non dénués d'ailleurs d'une violence potentielle) qui servent à marquer le désaccord ou l'opposition, de moins en moins « symboliquement » et de plus en plus « réellement » au fur et à mesure que le rythme s'emballe. Si finit par véhiculer des effets de refus et d'affrontement au même titre que Non.

Vers la fin de la pièce, la même situation dialogale se reproduit, cette fois si amplifiée que le langage à la fin s'abolit pour régresser jusqu'au cri :


C Comment je t'ai perdu ?

A Tu m'as largué.

C Non.

M Si.

B Non.

A Si.

B Non.

C Non.

A Si.

Un temps.

B Non.

C Non.

M Si.

B Non.

C Non.

A Si.

C Non.

Un temps.

A Si.

C Non.

B Non.

M Si.

A Si.

M Si.

C pousse un cri bref d'une syllabe.

Un temps.

C pousse un cri bref d'une syllabe.

B pousse un cri bref d'une syllabe.

M pousse un cri bref d'une syllabe.

B pousse un cri bref d'une syllabe.

A pousse un cri bref d'une syllabe.

M pousse un cri bref d'une syllabe.

C pousse un cri bref d'une syllabe.

Un temps.

M Si tu ne parles pas, je ne peux pas t'aider.

B Cet endroit.


L'alternance répétée sur un rythme effréné de deux signifiants que seule distingue leur forme sonore, conduit le langage au-delà de sa limite. Privés de signifiés, Non et Si deviennent de plus en plus inopérants, ils ne marquent même plus la confrontation, ils ne sont plus que deux sonorités que leur insignifiance condamne à l’essoufflement puis à l'extinction, en dépit des silences (Un temps) qui s'efforcent en vain de leur insuffler un regain d'énergie. Cette brève séquence où les Si et Non sont remplacés par des cris monosyllabiques, à la fois marque la défaite du langage et porte à son paroxysme la disparition de l'intrigue.


Une autre « technique » pour neutraliser les signifiés est un certain recours à l'intertextualité. Presque tous les commentateurs s'accordent pour repérer dans The Waste Land (La Terre Dévastée, 1922), le célèbre poème de T.S. Eliot, une influence majeure dans la genèse de Manque. Certaines répliques de Manque sont d'ailleurs des reprises textuelles de vers mémorables du poème d'Eliot. Ainsi le vers 141 : « Dépêchez, s'il vous plaît, c'est l'heure ». Sarah Kane extrait ce vers de son contexte :


When Lil's husband got demobbed, I said –

I didn't mince my words, I said to her myself,

Hurry up please it's time

Now Albert's coming, make yourself a bit smart[12].

Et l'insère dans un contexte « dialogal » où il joue une fonction à la fois très précise et mystérieuse, déroutante. Exemple :


B Regarde. Mon nez.

M Qu'est-ce qu'il a.

B Tu dirais quoi ?

C Cassé.

B Mon corps n'a jamais eu un seul os de cassé.

A Comme le Christ.

B Mais ce n'est pas le cas de mon paternel. Il a eu le

nez écrasé dans un accident de voiture à dix-huit

ans. Et voilà le résultat. C'est une impossibilité

génétique, mais le fait est là. On passe ces messages

plus vite qu'on ne pense par des voies qu'on ne

pense pas possibles.

C Si j'étais

Si

Si j'étais

M Dépêche-toi s'il te plaît c'est l'heure

B Et tu ne penses pas qu'un enfant né d'un viol en souffrirait ?

C Mais bon.


Cet extrait fait partie des passages assez rares où de la succession des répliques monte un sens à peu près assuré, qu'on peut presque saisir à la première écoute. B attire l'attention (probablement celle de M en particulier) sur la forme de son nez. M s'étonne de cette forme et demande ce qui lui est arrivé. B retourne à M sa question : « T'en dirais quoi ? ». C répond qu'elle pense qu'il est cassé. B dément : aucun os de son corps n'a jamais été cassé. A intensifie cette affirmation en comparant B au Christ[13]. Alors, B se lance dans un récit improbable, il propose une étrange historiette : mon nez n'a jamais connu la moindre fracture, par contre, celui de mon père a été cassé dans un accident quand il avait dix-huit ans. Mon nez qui n'a jamais été cassé est pourtant cassé. C'est un fait. Mon père m'a donc transmis génétiquement sa cassure nasale. C'est génétiquement impossible – puisqu'il n'y a pas d'hérédité des caractères acquis – mais c'est la seule explication. Et B extrapole ; de même que l'hérédité peut transmettre par des voies insolites des messages génétiques inattendus, de même il arrive aux hommes d'envoyer des messages sans le vouloir, sans connaître les circuits qu'ils empruntent dans le réseau non maîtrisable des signifiants verbaux[14].

Or, la réplique suivante (C Si j'étais/ Si/ Si j'étais) vient interrompre la cohérence des répliques relatives au nez « cassé » de B. Pourtant, elle peut être comprise comme une exemplification de ces messages résultant d'une genèse impossible, furtivement évoqués dans l'historiette de B. Elle entretiendrait à ce titre une continuité logique sous-jacente par rapport aux répliques antérieures. Mais que dire de la réplique qui suit, dans laquelle M reprend sans la moindre raison le vers célèbre du poème d'Eliot ?

En un sens, en tant qu'élément importé, arbitrairement transplanté d'un texte à l'autre – la différence des caractères venant marquer l'hétérogénéité radicale de la réplique intertextuelle –, cette réplique introduit un non-sens presque absolu. Elle recèle un sens en elle-même – les signifiés sont préservés, immédiatement compréhensibles – mais cette unité de sens s'avère inassimilable, irréductiblement étrangère au contexte dialogal, dans lequel elle creuse une frange d'obscurité énigmatique. L'intertextualité neutralise les signifiés en produisant des énoncés doués de sens mais dont la vérité, provenant d'un ailleurs inaccessible, doit rester à jamais dérobée[15].

En un autre sens, le recours à l'intertextualité ne fait que porter à leur point culminant des effets de neutralisation du sens obtenus par d'autres procédés, plus fréquents, dont Sarah Kane a parsemés le texte de Manque : inclusion de chiffres (199714424) ou de sigles (MNO ; ES3) ; répliques en langue étrangère (allemand, espagnol, serbo-croate). Ces procédés constituent une sorte d'intertextualité élargie ; ils ont à l'évidence une dimension ironique.


Mais surtout, ces procédés, joints au mode solipsiste de l'interlocution, à la discontinuité déroutante des répliques et à l'indétermination des personnages, comme à celle de l'espace-temps, confèrent à Manque sa physionomie dramaturgique si singulière. Si au théâtre, la présence charnelle des quatre parlêtres peut donner à leurs échanges déréglés une réelle consistance dramatique aux yeux du spectateur, il faut avouer que le seul texte de la pièce met le lecteur à rude épreuve. Si toutefois il persiste sans se laisser décourager, l'impression dominante qui finira par s'imposer à lui pourrait se décrire de la façon suivante : Supposons un texte dont l'original est irrémédiablement perdu, et dont les mots ont été dispersés, puis regroupés et réorganisés selon une configuration nouvelle. La nouvelle configuration s'efforce d'imposer aux signes disséminés un sens et une cohérence, mais elle échoue en partie. Elle ne parvient pas à construire une syntaxe équivalente à celle qui structurait le texte dans sa version initiale. Elle conjure le chaos et le non-sens total, mais elle n'aboutit qu'à une polyphonie discordante, à des significations indécidables, à des échanges éclatés. L'impression de la syntaxe perdue correspond à la mélancolie profonde qui se dégage de la lecture de Manque. L'échec de la syntaxe substitutive correspond à la situation dramaturgique que nous avons tenté de définir par la formule : abolition de l'intrigue. L'absence de dialogues suivis – qui rend la lecture de Manque si difficile et si... intrigante – est la marque la plus tangible de cette absence de toute intrigue qui condamne les personnages à cette étrange déréliction verbale dont ils ne parviennent pas à ralentir le rythme, encore moins à s'en dégager. Et de nouveau la question s'impose, toujours irrésolue : mais pourquoi parlent-ils ? Pourquoi continuent-ils à parler ?

***

Fin de la première Partie.


[1] Manque traduit l'anglais crave, qui signifie l'action d'implorer, de désirer avec ardeur ou avidité, d'aspirer de toutes ses forces à... Le craving est devenu un terme central en addictologie ; il désigne « une envie irrépressible de consommer une substance ou d'exécuter un comportement gratifiant alors qu'on ne le veut pas à ce moment-là » (in Traité d'addictologie, M. Auriacombe, F. Serre, M. Fatséas, 2016). Les addictologues soulignent le caractère compulsif du craving, la détresse qu'éprouve le sujet subissant l'expérience de la division radicale de son désir. Manque met en scène quatre personnages chez qui le désir amoureux est altéré par un craving irrémédiable.

[2] Selon Graham Saunders (Love me or kill me. Sarah Kane et le théâtre. L'Arche ; p.164 ; cf. aussi p.204), Kane eut l'idée de la pseudonymie alors qu'elle assistait à la première lecture intégrale de sa pièce par la compagnie de Plaines Plough, qui la créa. Marie est son second prénom ; Kelvedon est une ville située près de son lieu de naissance. Georges Bas, le traducteur du livre de Saunders, précise que sur la première édition de Manque figurait le nom de deux auteurs, Sarah Kane et Marie Kelvedon, assorti chacun d'une courte notice biographique – respectivement 18 et 16 lignes (opus cité ; p.164, note 10). MK est le double de SK, un double qui n'aurait pas écrit Anéantis et pourrait recommencer à zéro sans avoir à endurer les préjugés dévastateurs de la critique.


[3] On peut ajouter à cette liste Skin, court métrage de 11 minutes réalisé par Vincent O' Connell en 1995. Sarah Kane est l'auteur du script, qui est construit sur le retournement inattendu du rapport des forces entre « skinheads » et « blacks » dans la violence raciale, à l'occasion de l'entrée en scène de la violence sexuelle.


[4] Manque (L'Arche), p.21


[5] V. Featherstone était à l'époque la directrice artistique de la troupe du Pains Plough Theatre (où Kane était en résidence lorsqu'elle a commencé l'écriture de Manque). C'est elle qui a mis en scène Manque pour sa création en 1998, et une seconde fois en 2001. Avec la scénographe Georgina Sion, elle a choisi de situer la pièce dans le cadre implicite d'une causerie télévisée. Ce choix s'avère pertinent non seulement parce qu'il favorise l'écoute active des spectateurs, mais aussi parce qu'il rend scéniquement palpable la spécificité solipsiste de la prise de parole des personnages. En revanche, il ne paraît pas exact d'affirmer qu'il apporte une réponse à la question qui ne peut à la longue manquer de se poser au spectateur : « Mais pourquoi parlent-ils ? » Plus précisément : « Pourquoi continuent-ils à parler en dépit du caractère déroutant, discordant, aléatoire, de leurs échanges ? » La causerie télévisée n'est de ce point de vue qu'un artifice qui laisse en suspend la question de la persistance énigmatique de la parole dans un régime « dialogal » extrêmement perturbé, anomique.


[6] L'identité genrée des personnages reste dans l'absolu ultimement indéterminée. Nous suivrons toutefois les indications données par Sarah Kane : A est un homme d'âge mûr, B un homme encore jeune, C une femme encore jeune et M une femme plutôt âgée. Ces indications sont facultatives puisqu'elles ne figurent pas dans le texte de la pièce (qui se contente d'indiquer : Personnages : A, B, C, M) ; elles ont été précisées au gré des interviews et n'ont donc pas, en tant que hors texte, force de loi. Si nous décidons de les suivre, c'est qu'elles fournissent des repères qui simplifient le travail de compréhension, permettant de saisir des bribes de sens à peu près assurées dans la polyphonie dissonante, voire chaotique, qui émerge de la succession des répliques. Une lecture transgenre de Manque est possible en droit ; en fait, elle s'exposerait à des difficultés redoutables.


[7] On pourrait aussi bien parler, plutôt que de détournement, de répliques saisies au vol comme des prétextes à rebondir.


[8] D'où la disposition des quatre chaises dans la première mise en scène : toutes placées face au public, elles forment quatre parallèles destinées à ne jamais se rencontrer, sauf à l'infini irreprésentable du désir. Par ailleurs, ce dispositif des « monologues dialogués » pourrait évoquer le jeu surréaliste du cadavre exquis, lors duquel chaque participant écrit à tour de rôle un bout de phrase, sans connaître ce qu'a écrit le précédent (la première phrase, restée célèbre, qui résulta de ce jeu, était : « Le cadavre exquis/ boira / le vin nouveau. »). A cette différence près que dans Manque, le fait que les « monologues » parviennent parfois à esquisser un dialogue, n'est pas l’œuvre du hasard, mais de l'art de Sarah Kane.


[9] Cette réplique inaugurale de M ne recueillera pour sa part aucun écho immédiat – à moins d'interpréter le jugement de B dans la réplique suivante (« Que des mensonges. ») comme une réaction à l'affabulation humoristique de M. La seconde réplique de M semble du reste prendre acte de cette absence de réactions : « Une voix dans le désert. »


[10] L'écriture de Manque s'est effectuée dans un va-et-vient constant avec sa mise à l'épreuve concrète sur la scène. Sarah Kane écrivait un passage, qui était sinon joué, tout au moins lu par les acteurs sur la scène. A partir de là, elle corrigeait le passage et écrivait le suivant, soumis au même processus. V. Featherstone était présente auprès de Kane lors de ces lectures expérimentales.


[11] V. Featherstone fait allusion à la longue tirade de A sur l'amour, sur laquelle nous reviendrons dans la seconde partie. Quant à Simon, il incarnait B dans la première mise en scène.


[12] Quand le mari de Lil a été démobilisé, j'ai dit – / J'ai pas mâché mes mots, je lui ai dit moi-même / Dépêchez s'il vous plaît c'est l'heure / Maintenant qu'Albert revient, fais-toi un brin d' beauté.


[13] Cette réplique de A fait allusion à l’Évangile de Jean (19, 31-36). Juste après la crucifixion, Pilate ordonne aux soldats de briser les jambes des crucifiés afin de hâter leur mort. Ce que font les soldats aux deux misérables crucifiés en même temps que le Christ. Arrivés au Christ, ils constatent qu'il est déjà mort , c'est pourquoi ils ne lui brisent pas les jambes mais se contentent de lui transpercer le flanc d'un coup de lance. Jean commente : « … tout cela est arrivé pour que s'accomplisse l’Écriture : Pas un de ses os ne sera brisé. »


[14] Quatre pages plus haut, M avait déjà raconté une historiette sur le même thème, à propos de la transmission héréditairement capricieuse d'un souvenir sexuel : « J'ai traversé en courant le champ de coquelicots derrière la ferme de mon grand-père. Quand j'ai surgi dans la cuisine je l'ai vu assis avec ma grand-mère sur les genoux. Il l'embrassait sur la bouche et lui caressait les seins. Ils ont levé les yeux et quand ils m'ont vue, ma gêne les a fait sourire. Quand je l'ai raconté à ma mère dix bonnes années plus tard elle m'a regardée bizarrement et m'a dit 'Ce n'est pas à toi que c'est arrivé. C'est à moi. Mon père est mort avant ta naissance. Quand c'est arrivé j'étais enceinte de toi, mais je ne l'ai su que le jour de son enterrement.' » (Manque, p.16). M se souvient d'une scène traumatique qu'elle croit avoir vécue, mais que sa mère lui a transmise par des voies congénitales « aberrantes » et obscures. Il en va de même pour un grand nombre de répliques, que tel personnage prononce en son nom propre, sans rien soupçonner de la genèse « autre » dont elle procède.


[15] Contrairement à Eliot dans The Waste Land, S. Kane s'est refusé à donner au lecteur accès à cet « ailleurs ». Eliot avait fait suivre son poème d'une longue série de notes, dans lesquelles il précisait la source des nombreuses citations ou allusions entrant dans le tissu du texte. Pour le vers « Hurry up please it's time » qui revient à cinq reprises dans le poème il explique : « Formule traditionnelle criée par les patrons de bar à l'heure de la fermeture (formule fixée par les lois relatives aux débits de boisson) ». Ce scrupule auto-exégétique visait à favoriser chez le lecteur la compréhension et la jouissance de l’œuvre. S. Kane prend sciemment le parti inverse : « De toute évidence, Manque est très fortement influencé par La Terre Vaine, et j'aurais pu rédiger une série de notes accompagnant la pièce pour l'expliquer. Mais ce qui est arrivé à T.S. Eliot – le pauvre bougre, je parie qu'il l'a regretté toute sa vie – c'est que tout le monde s'est intéressé aux notes plus qu'au poème […] Alors je me suis dit : « Le choix est très simple – ou j'explique tout, ce qui signifie donner une foule de détails sur ma propre vie, ou je n'explique rien. » (Interview de Dan Rebellato du 3 novembre 1998, in G. Saunders, oc, p.166 & 167). Pour Sarah Kane, intertextualité et autobiographie ne sont pas séparables ; dévoiler les sources de l'une c'est, de fil en aiguille, révéler les secrets de l'autre. Ne rien expliquer vaut aussi bien pour les réminiscences intertextuelles que pour la genèse intime des répliques originales.


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