top of page

Libres variations sur la poésie de Thierry Metz

Photo du rédacteur:  Collectif Lillois de Psychanalyse Collectif Lillois de Psychanalyse

Collectif Lillois de Psychanalyse


Ce texte a été rédigé en vue du débat qui a suivi le film « L'homme qui penche ». Son objet n'est pas le film, mais l’œuvre poétique de Thierry Metz. Bien qu'il soit construit en prenant pour fil conducteur la biographie de Thierry Metz, le film de Marie-Violaine Brincard et Olivier Dury repose sur un parti-pris délibéré : celui d'exclure toute psychologie, comme tout pathos. Deux tentations qu'aurait pu susciter la vie douloureuse du poète, et notamment sa fin tragique. Or, ce double refus – de la psychologie et du pathos –, on le trouve déjà à l’œuvre dans les textes de Thierry Metz. Ses poèmes sont d'une extrême sobriété, aux antipodes de l'effusion lyrique, d'un dépouillement qui, parfois, pourrait confiner à l'aridité, s'il n'était compensé par quelque notation insolite, inattendue, qui vient jeter le trouble dans le tissu du quotidien ou l'enrichir de merveilleux et de mystère. Ainsi ce bref poème – sans titre, mais aucun des poèmes de Thierry Metz n'en porte, comme aucun n'est versifié, ce qui donne visuellement l'impression, lorsqu'on feuillette un de ses recueils, de se trouver devant des fragments venus on ne sait d'où, vestiges abandonnés d'un besoin d'écrire essentiellement instantané –, tiré de la première partie de L'homme qui penche : « Un homme marche dans les feuilles, non loin du pavillon. Il se déplace si lentement, avec tant de précautions qu'il ne s'aperçoit pas qu'un arbre le suit. » (p.24) Mais il arrive que manque la note insolite, alors le poème semble se réduire à la notation prosaïque de micro-événements d'une banalité accablante : « Je note chaque heure ou chaque jour des choses qui n'ont sûrement aucune importance. Hors du pavillon.

Aujourd'hui, Aurélie a dessiné un chat et un arbre. Aujourd'hui, j'ai longuement parlé avec une jeune infirmière, une stagiaire qui s'intéresse à mon cas. A midi, au self, Raymonde a rapporté son plateau. Aujourd'hui, Denis n'allait pas bien, tellement énervé qu'on ne comprenait pas ce qu'il disait.

Voilà, aujourd'hui c'est le 24 octobre. Dans le parc, les jardiniers ont commencé à ratisser les feuilles. » (p.8) Le sens qui se dégage de ce poème est presque entièrement suspendu à cette précision lapidaire : Hors du pavillon. Hors du microcosme psychiatrique, ce qu'énumère ici Thierry Metz (le dessin d'Aurélie, l'entretien avec l'infirmière, le plateau de Raymonde, l'énervement de Denis) est effectivement de peu d'intérêt. Il n'en va pas de même pour celui qui y vit enfermé, livré jour après jour à l'indigence dramatique d'un lieu où il ne se passe jamais rien. L'insolite, c'est précisément la dimension extraordinaire que le désœuvrement psychiatrique parvient à donner à des actes insignifiants. Insolite qui oscille entre l'ésotérique (au sens où il faut être initié pour percevoir l'importance de l'insignifiant) et le navrant. La fin du poème semble décider en faveur du navrant. Le Voilà a un effet récapitulatif, il annonce en même temps le dernier mot, celui qui condense rétrospectivement tout le sens du poème. Aujourd'hui c'est le 24 octobre. Donc rien d'étonnant à cette constatation d'une factualité affligeante : Dans le parc, les jardiniers ont commencé à ratisser les feuilles. Sauf qu'elle est porteuse d'une mélancolie latente qui donne le signal discret de la fin qui commence. *** C'est dans l'attitude du psychanalyste, plutôt qu'en psychologue, qu'il convient d'aborder la poésie de Thierry Metz. Car celle-ci, de toute façon, par la singularité de ses dispositifs sémantiques comme par l'agencement si particulier de sa syntaxe, déjoue par avance l'illusion de comprendre. Celle-là même contre laquelle Lacan mettait en garde les analystes. Illusion d'une connivence immédiate de l'analyste avec la psyché du patient, illusion d'une communion directe, d'humain à humain, dans l'évidence partagée du sens. Le langage poétique de Thierry Metz désamorce par son hermétisme discret mais tenace, si caractéristique, et qu'on retrouve comme un invariant dans tous ses écrits publiés, l'illusion de comprendre. Il plonge le lecteur dans l'inconfort. Pour en sortir, celui-ci n'a d'autre choix qu'une extrême – bien que flottante – attention à la lettre du discours fragmentaire et pourtant unifié, qui se déploie sous ses yeux ou résonne à son oreille. De se laisser guider par la structure de la parole en acte, d'y repérer le retour de certains signifiants, d'être sensible aux singularités de l'expression, qui font énigme et qu'il faut affronter sans chercher à les percer à tout prix et trop vite. *** Le journal d'un manœuvre « 16 juillet. - Antoine entasse ses ferrailles. Ahmed et moi finissons par combler le haut des fouilles, d'araser le sol ici et là. Le chef trace des niveaux avec du bleu. La journée s'éternise... On pourrait se contenter de ça, toujours, ne jamais en parler, vieillir. Le sommeil n'est pas loin, qui rode, qui tourne...

On pourrait se contenter de ça, passer d'un chantier à l'autre, mesurer encore et encore ce qui nous sépare du premier pas. Du dernier. Comment devenir rouge-gorge ici ? Nos chaussures de sécurité n'ont pas vocation d'aile. Mais elles laissent des traces. Pour défier, peut-être, un projet de pages blanches. » (p.6)


D'abord la description neutre, objective, presque laconique, d'une journée ordinaire de travail au chantier. Travail d'équipe, chacun sa tâche, seul de son côté ou en binôme. Puis la notation d'un vécu temporel : la journée s'éternise. Non pas qu'elle accède à la hauteur de l'éternité ; au contraire, elle étire le temps en longueur, elle n'en finit pas. On devine la fatigue, la lassitude, l'envie que ça se termine au plus vite. L'envie d'en voir le bout. Alors émerge une possibilité. Comme une pente qu'on n'aurait qu'à suivre, par facilité, par fatalité. Une possibilité dictée par un redoutable principe d'inertie. On pourrait se contenter de ça. Se contenter d'une vie qui s'épuise – dans tous les sens du mot – dans ces journées qui s'éternisent, se contenter de la vivre toujours sans jamais en parler. Sans jamais chercher, ne serait-ce que parfois, à la porter au langage, la laissant s'écouler sans en consigner aucune trace. Se contenter de subir le temps qui passe, se laisser consumer sans restes dans ces journées qui s'éternisent : vieillir. Le sommeil n'est pas loin, qui rode, qui tourne comme une menace, une hantise. Au sens peut-être où ce serait la fatigue, l'épuisement, l'irrépressible besoin de dormir, qui viendraient interdire d'en parler, de ressaisir dans l'après-coup la suite des actes qui ont eu lieu sur le chantier [1]. Plus sûrement, au sens où une vie qui se contenterait de ça se confondrait avec le sommeil, une léthargie sans mémoire [2]. Possibilité angoissante d'une vie qui serait comparable à un long sommeil, et s'éteindrait sans laisser de trace. Qui ne ferait que passer d'un chantier à l'autre, dans un temps improductif qui se borne à mesurer ce qui l'éloigne de sa naissance et le rapproche de sa mort. Vieillir. Le sommeil n'est pas loin. Le sommeil, cette vie qui ressemble à la mort. Sur laquelle rien ne s'écrit. Timidement, mais sans crier gare, s'introduit une possibilité alternative : devenir rouge-gorge. Le rouge-gorge [3], avec l'hirondelle et le pigeon, et plus généralement l'oiseau, sont omniprésents dans les poèmes de Thierry Metz. Ici, il représente sans doute la liberté, le pouvoir d'échapper à la torpeur infertile de la journée qui s'éternise. Or, la possibilité de devenir rouge-gorge paraît à première vue compromise. Comment devenir rouge-gorge ici, sur le chantier ? Le poème semble maintenant progresser par association d'idées, ou plutôt d'images. La pensée progresse, comme dans un rêve, en suivant les significations latentes impliquées dans les images. La pesanteur qu'inflige aux manœuvres leurs chaussures de sécurité rend improbable leur devenir rouge- gorge. Nos chaussures de sécurité n'ont pas vocation d'aile. Mais aussitôt, un renversement s'opère dans la valeur métaphorique investie dans les chaussures : si elles interdisent de voler, elles laissent des traces. Ces traces pourraient bien être le support d'une possibilité de liberté autre que le vol de l'oiseau. Mais elles laissent des traces. Pour défier, peut-être, un projet de pages blanches. Ce projet de pages blanches ne fait qu'un avec la première possibilité, celle de se contenter de ça, de consentir à une vie de somnambule s'épuisant dans l'alternance répétitive de labeurs invisibles. Projet mortifère, qui ôte au temps son caractère fécond, le réduisant au processus biologique du vieillissement, et l'existence à une page blanche. Or justement, sur le chantier il y a des traces de l'activité du manœuvre, qui sont des défis à l'oubli. Peut-être. A condition de recueillir ces traces dans l'écriture, de les confier à la mémoire des mots. A condition que le manœuvre trouve la force de se faire poète. Poète qui trouverait les mots pour en parler, pour dire sans la trahir la vie du manœuvre [4].


***


Lettres à la bien-aimée


Ce recueil est marqué par le retour insistant, presque obsédant, de la locution ne...que.

« Je ne t'enfermerai pas dans la cuisine où nos mains ne sont que des attirances grises. » (p.16)


« Mais il ne reste plus dans le trou asséché que de l'ombre et un petit serpent. » (p.41)


« Je n'ai trouvé que ces traces autour de la chaise. » (p.43)


« Qu'il n'y a plus que quelques gestes. Dans un grenier de chagrin. » (p.46)


« Quelques-uns n'ont que leur visage.

D'autres leurs voix (…)


Nous, nous n'avons rien que nous.

Pour aller à leur recherche. » (p.48)


« Le jour de notre mort ils n'ont trouvé qu'un peu d'herbe et de feu... » (p.52)


« Dès l'aube, ne trouver dans le lit qu'un peu de soleil, que le jour qui se lève... » (p.53)

Cela fait signe vers la question de la valeur de ce qui reste (après la perte d'un enfant), thème explicite de ce poème :


« Jusqu'où ira ce qui a lieu ?


Comment parler banalement d'une destruction ?


On a tout sorti de l'être. Jusqu'à l'être.


Il y a le reste. Comme un tas d'os. Et quelques chiens.


….....


Il y a forcément dans une rue un homme qui parle tout seul. Et qui nous regarde. »

(p.51)

D'abord la question de la limite, celle de l'adversité, sur un mode qui conjoint, étrangement, la sidération mêlée de colère – Jusqu'où ira – à l'apparence d'une euphémisation – ce qui a lieu ? – l'événement tragique étant assimilé à l’occurrence terriblement neutre, désaffectée, de ce qui arrive en général, ne faisant plus qu'un avec toute l'étendue banale du quotidien. Car ses effets se conjuguent encore au présent, n'en finissent pas de sidérer, menacent de toucher l'indéfini du temps et la totalité de l'être. Défiant le pouvoir ordinaire du langage – Comment parler banalement d'une destruction ? – ils infiltrent la réalité, l'évident de toute substance, jusqu'à l'éclipse totale. On a tout sorti de l'être, jusqu'à l'être [5]. A l'origine de cette extradition de l'être qui va jusqu'à l'annihilation, personne. Aucune subjectivité. Aucune intention. Seulement le on, l'impitoyable neutralité.


Paradoxalement, Il y a le reste. Quelque chose a échappé à la destruction. Mais ce reste n'est que déchet. Comme un tas d'os. Pas même un squelette identifiable, seulement un tas d'ossements informe, toujours le règne du neutre. Ce qui reste ne vaut que pour quelques chiens. Peut-être une référence au cynisme, à quoi sembleraient devoir aboutir les quatre premiers vers.


Les « … » marquent une rupture dans la pensée. Un blanc, une intuition silencieuse qui peut-être vient faire échec à la conclusion cynique ? Comme la vision injustifiable mais nécessaire d'un ultime reliquat qui triomphe, même dérisoirement, de la réduction du reste au statut de déchet. Non pas le fantôme de l'enfant. C'est d'un homme qu'il s'agit. Son existence ne fait pas de doute. Il y a forcément dans une rue un homme qui parle tout seul. Comme quelqu'un qui aurait perdu la raison, le contact avec le réel ou avec ses semblables. Il parle tout seul mais il parle encore. Et qui nous regarde. Il parle, il est occupé avec ses propres pensées mais il nous regarde. Son regard est sur nous. Vigilant, curieux, accusateur, indiscret ? Dans tous les cas il nous regarde. Son regard ne nous lâche pas. Cet homme n'est plus qu'une voix qui soliloque, un spectateur, un regard braqué sur nous. Lui que le désastre a transformé en reste. Le survivant.


***


« 20 novembre. - Le gros œuvre est terminé. On n'a plus qu'à ranger les outils dans la baraque et partir.

Demain on commence autre chose. »


Le journal d'un manœuvre (dernier poème)


« 30 janvier. 16 heures. C'est fini. Je quitte l'hôpital. C'est terminé. »


L'homme qui penche (avant-dernier poème)


La mise en regard de ces deux poèmes a en soi valeur de commentaire.



Bibliographie


Metz T. Le journal d’un manœuvre. Paris : Gallimard/Folio, 1990.

Metz T. Lettres à la bien-aimée. Paris : Gallimard/L’Arpenteur, 1995.

Metz T. (1997). L’homme qui penche. Nice : Editions Unes, 2017.

[1] Un poème postérieur (p.84) pourrait confirmer ce sens : « Nous nous sommes avancés loin dans le chantier. Mais ce soir on a des enclumes au bout des bras. Nos visages en disent long. Impossible de cacher le dormeur qui s'accroche à nous. » Mais la fin du poème, qui nous invite à « bâtir une chambre autour de lui (le manœuvre épuisé). Pour l'écouter », suggère que cette chambre est bâtie avec la mémoire des mots. [2] Le poème de la page 17 définit le manœuvre comme un éternel débutant. Sa mémoire ne retient rien, ne capitalise pas, n'emmagasine pas : « Sa mémoire n'est qu'un filet d'eau, une source qui ignore le fleuve ».Il est l'éternel nomade, qui passe de chantier en chantier sans faire œuvre. Le poème de la page 35 le range avec les exécutants, ceux qui habitent l'inachevé, et dont le travail se réduit à « ce qui a lieu derrière, où tout reste à faire ». On se souvient du mot de Foucault : « la folie, c'est l'absence d’œuvre ». Thierry Metz pourrait ajouter : le sommeil aussi. [3] Dans un très beau poème de Lettres à la bien-aimée, il symbolise l'audace qui permet de s'approcher au plus près de la femme aimée : « J'ai l'audace du rouge-gorge sur le manche d'un outil » (p.82). Comme l'oiseau qui se risque à s'approcher du monde humain. [4] Un des derniers poèmes du recueil évoque « le dialecte du manœuvre : miettes de pain du bavard, grillades du conteur » (p.120). C'est ce dialecte que le Journal d'un manœuvre tente d'incorporer. [5] Dans un poème antérieur (p. 45), dont la tonalité est au début nettement moins sombre, la présence de la femme aimée, la persistance de son corps où se blottir dans l'obscurité, semblent apporter l'assurance d'une sérénité encore possible. « J'aime m'allonger contre toi, le soir, sans les épices de la lampe, une main sur ton ventre, mon visage entre le cou et les cheveux. Là : un oiseau pourrait se poser, sans crainte. Mais le poème s'achève sur l'évocation énigmatique du puits, que croise celle, ambivalente, du baiser. « C'est là qu'est le puits. Ta bouche contre la mienne comme des gosses qui ont mangé des fraises...». La fusion des lèvres rétablit les amants dans la réminiscence d'un plaisir enfantin, qui demeure rassurant malgré la pointe éventuellement transgressive qu'il contient. Mais elle suscite irrésistiblement une réminiscence alternative, elle aussi remontée de l'enfance : celle du jeu qui consiste à jeter des pierres dans un puits. Alors réapparaît la question de la limite, également appelée par la préposition jusqu'où. Le but du jeu est d'expérimenter jusqu'où on pourrait entendre... le bruit des pierres qui tombent dans le puits. Sauf que ce n'est pas exactement ce que dit le poème : « ...comme des gosses qui ont mangé des fraises, ou fait tomber des pierres pour entendre jusqu'où on l'entendrait. » Jusqu'où on l'entendrait ; le complément d'objet demeure indéfini, ce qu'il désigne reste énigmatique. Au cœur de la fusion charnelle du baiser, insiste la même question : Jusqu'où ira ce qui a lieu ? Question dont procède dans le mi-dire la totalité du recueil.



126 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout

コメント


Formulaire d'abonnement

Merci pour votre envoi !

©2020 par Collectif Lillois de Psychanalyse. Créé avec Wix.com

bottom of page