Les exposés. Episode 5 : Une Déambulation analytique autour de Vivian Maier
- Collectif Lillois de Psychanalyse
- 25 juin
- 23 min de lecture
Nous l’annoncions au début de cette série, si déambulation il y a, elle suit simultanément deux lignes superposées, artistique et analytique. Première ligne : après avoir convoqué « Vivian Maier » par une incantation poétique (épisode n°1), après avoir vu son fantôme faire irruption au milieu de la visite guidée (épisode n°2), après avoir éprouvé son absence à travers le vide que son silence creuse (épisode n°3), il est temps de l’accompagner jusqu’à sa dernière demeure lors d’une procession funèbre. Seconde ligne : après avoir plongé dans le bain d’une voix hypnotique qui chuchote à l’oreille (épisode n°1), après avoir convoqué le « guide » requis pour mieux le destituer (épisode n°2), après avoir sous l’effet du silence renvoyé au locuteur son message sous une forme inversée (épisode n°3), il est temps d’énoncer le fin mot de l’histoire. Entre incantation et hypnose, fantôme et guide, absence et silence, mot de la fin et fin mot, se tisse l’entrelacs d’une expérience dont les sujets sortent…

Par un effet de cercle, la déambulation se termine là où elle a commencé : les participants dans la salle et les organisateurs sur l’estrade. À tour de rôle, trois d’entre eux viennent donner leur interprétation du cas. C’est l’heure des exposés. Trois à la suite…

Photo n°1
Exposé n°1 (Jean-Yves Deshuis)
Le genre de l'autoportrait, qu'il soit pictural, littéraire ou photographique, obéit évidemment aux vicissitudes de la quête identitaire, avec ce qu'elle comporte d'incertitude, de délices et de tourments. Mais il relève aussi de l'auto-présentation (Selbstdarstellung), de la mise en scène de sa propre apparence, du désir de contrôler sa propre image. Ces deux aspects, s'ils sont distincts, n'entrent pas forcément en contradiction. Car dans la mise en scène la mieux maîtrisée, peut se manifester un trait identitaire qui échappe à la conscience.
Le nombre d'autoportraits réalisés par Vivian Maier – plus de 600, dont seuls une cinquantaine ont été tirés, datant pour la plupart des années 50 – semble indiquer chez elle le besoin de se confronter à l'énigme de son identité. Sans doute faudrait-il parler davantage de préoccupation plutôt que de quête identitaire, tant l'obsession de sa propre image s'avère paradoxalement affectée d'une tendance contraire, non pas la tendance à fuir son image, mais la tendance à s'en désolidariser au moment même où elle la fixe. Les images d'elle-même qu'elle produit photographiquement se révèlent étrangement dénuées de toute dimension narcissique et ne cèdent à aucune complaisance égotiste. Aucun de ses autoportraits ne cède à la logique de l'introspection. Ce qui frappe d'emblée, c'est la neutralité froide, austère, l'espèce d'objectivité presque triviale avec laquelle elle traite sa propre image. Comme si elle se refusait à habiter cette image, laquelle porte du coup la marque d'une certaine inexpressivité qui pourrait confiner parfois à la dépersonnalisation. L’autoportrait fournit une présence à soi qui se dérobe paradoxalement au moment où elle s'offre ; la présence du corps, massive et prosaïque, comporte presque toujours quelque chose de fuyant, à l'instar du regard qui toujours se détourne, ouvrant un champ d'absence.
Il semble que les autoportraits de Vivian Maier obéissent à une évolution, pour autant qu'il soit possible de retracer un ordre chronologique, nombre de clichés restant non-datés. Cette évolution serait la suivante : les autoportraits « classiques », c'est-à-dire ceux où elle est présente « en chair et en os » dans la Gestalt de son visage et de son corps, laissent toujours plus la place à des autoportraits où l'image spéculaire disparaît en tant que telle, sa présence n'étant plus attestée qu'indirectement, sur un mode de plus en plus allusif, clandestin, à la limite du visible, par la saisie de son ombre projetée, ou de son reflet – souvent démultiplié – sur toutes sortes de surfaces réfléchissantes (miroirs mais aussi jantes, rétroviseurs, plateaux argentés, grille-pains chromés, systèmes d'arrosage...). Schématiquement, l'évolution correspondrait au passage de l'autoportrait à l'auto-reflet [1]. Simultanément, la préoccupation directement identitaire serait de plus en plus soumise aux réquisits de l'autoprésentation, orchestrée toujours davantage par des dispositifs expérimentaux complexes. Certes, dans les autoportraits « classiques », la mise en scène est déjà à l’œuvre, et elle travaille dans le sens d'une dissociation entre image de soi et présence à soi. Mais dans les auto-reflets, l'autoprésentation évacue carrément le prestige de l'image de soi ; la présence à soi, sans totalement disparaître, devient tributaire d'une image de soi éclatée, (destituée ou magnifiée ?), disséminée dans le monde des objets à titre d'indices, de traces, d'ombres portées et de simples reflets.
On peut ainsi distinguer d'un côté les autoportraits « classiques » et de l'autre les auto-reflets, sans trop savoir si ces deux « genres » sont régis chronologiquement par la simultanéité ou par la succession. Quoiqu'il en soit, ils semblent appartenir à des registres opposés, puisque la saisie de l'image spéculaire domine encore le premier (autoportrait proprement dit) tandis que ce qui caractérise le second (auto-reflet) c'est sa disparition pure et simple, sa décomposition en reflets fragmentaires, morcelés, qui n'occupent plus dans le décor qu'une place contingente, oblique, voire clandestine, presque chiffrée.
Toutefois, il ne faudrait pas trop durcir l'opposition entre autoportrait « classique » et auto-reflet. Car les autoportraits « classiques » ont quelque chose d'inhabituel, comme si l'image spéculaire saisie par l'acte photographique n'était pas vraiment fiable, et ne parvenait pas à incarner la présence subjective de Vivian Maier. Tout se passe comme si la mise en scène savante qui façonne l'image avait pour fonction (inconsciente ?) de déconstruire systématiquement l'image spéculaire.
Analysons rapidement la photo qui illustre le mieux cela (Photo n°1). Vivian Maier se dresse face au spectateur, la moitié supérieure de son corps (du visage jusqu'à la taille) se détache nettement, avec, bien en évidence, la verticale du Rolleiflex prêt à enregistrer l'image du spectateur. La moitié inférieure du corps est cachée par une sorte de comptoir, mais le buste émerge avec une visibilité dense qui donne l'impression qu'il s'agit d’elle en chair et en os, debout derrière la vitre d'une boutique qui vend des cigarettes. L'effet de réalité est saisissant, et dans un premier temps l'impression s'impose que c'est Vivian Maier en personne qui se tient là face à nous, derrière la vitre, braquant sur nous son objectif. Impression que renforce le corps de la promeneuse à gauche de l'image, corps dont la matérialité est à peine plus dense que celui de la photographe et dont le regard converge vers nous de concert avec l'objectif. La façon dont cette photo est mise en scène construit nécessairement chez le spectateur, du point de vue qu'il occupe, l'illusion d'avoir affaire à une image qui atteint un tel degré de densité et de réalité qu'elle se confond avec Vivian Maier « en personne ». Comme si elle et son image ne se dédoublaient pas, ne faisaient qu'un. Mais cette photo, si on reconstitue sa mise en scène, déconstruit l'illusion qu'elle engendre. Ce faisant, elle déconstruit implicitement la consistance de mirage propre à l'image spéculaire en tant que support et médium de l'identité subjective... Car Vivian Maier n'est pas derrière la vitrine, mais à la place du spectateur. C'est elle, et non le spectateur, que regarde la promeneuse. Ce n'est pas elle, mais son reflet, qui nous photographie dans l'imaginaire. Elle photographie son reflet dans la vitre de ce qui s'avère être un distributeur de cigarettes (et non un débit de tabac). Comme sujet photographié, elle est derrière la vitrine du distributeur. Comme sujet photographiant, elle est devant, mais invisible. Son regard se détourne de son image spéculaire, il s'en évade pour se fixer sur celui de la promeneuse qui la fixe simultanément. Ce que voit le regard de la promeneuse, nous ne le savons pas. Elle voit le regard de Vivian Maier, mais ce regard la photo ne l'objective pas. Il est hors scène, car c'est à partir de lui, objet a, que s'organise toute la mise en scène.

Dans tous les autoportraits « classiques », non seulement le regard évite de scruter la physionomie [2], se détournant de l'emprise aliénante de l'image spéculaire, mais son intensité semble dériver vers un ailleurs « baudelairien » qui par contrecoup abandonne l'image du corps propre à la factualité d'une présence désaffectée. Cela se constate en particulier sur cette deuxième photo. La partie supérieure du corps propre captée par l'objectif offre au regard du spectateur la densité massive d'une présence réifiée. Présence du corps, presque dure, minérale, car désertée par le regard, laissée à elle-même. Comparé aux autres autoportraits, le regard n'a jamais été aussi prêt de s'offrir à nous, pourtant, il échappe ; au dernier moment il se dirige un peu plus haut, vers l'insaisissable, et sa fixité redoutable, perdue dans les lointains inaccessibles, réduit la chair en chose. Chair désertée, qui fait penser à une apparition, mais chosifiée, oscillant entre le minéral et le hiératique, comme le chapeau en forme d'auréole dont le tissu tend à se confondre avec la pierre de l'immeuble à l'arrière-plan.
Les autoportraits « classiques » semblent ainsi habités par une tendance invincible à désinvestir l'image spéculaire au moment même où son mirage est sur le point de s'imposer. L'image spéculaire s'avère irrémédiablement étrangère au Je, qu'elle échoue in extremis à incarner. Ce qui surnage dans ce jeu subtile et maléfique de la présence/absence, c'est l'appareil photo, le fameux Rolleiflex qui barre constamment le thorax de sa forme impressionnante et sombre, et dont l’œil central, lui, nous regarde droit dans les yeux et sollicite notre regard. C'est en lui finalement que semble s'être réfugiée l'identité de Vivian Maier.

Les auto-reflets consacrent le renoncement à l'image spéculaire. Avec eux, le jeu de la présence et de l'absence s'inverse. Dans les autoportraits, la présence, immédiate, de l'image du corps s'avérait, dans un second temps, grevée par une absence irrémédiable. Dans les auto-reflets, c'est l'absence du sujet qui est immédiate, sa présence cachée ne se révèle que dans l'après-coup, minuscule, perdue dans le décor. Il y a incontestablement quelque chose de ludique [3] dans ces auto-reflets, même lorsque l'atmosphère qui se dégage de la photo est grave ou mélancolique. Comme cette photo qui montre une friche à l'abandon, où l'on discerne, pêle-mêle, une bassine, des débris de meuble, une croix bancale fichée dans le sol, une forme grillagée... En bas à droite de l'image, on aperçoit le haut d'un miroir encadré, qui renvoie du reflet de Vivian Maier seulement un bout : son visage, ses épaules, son bras armé de l'appareil photo. Cette image spéculaire miniaturisée, réduite, partielle, s'offre au premier regard comme une chose parmi les choses, un élément du décor perdu dans l'amoncellement des débris. Mais dès qu'on l'a perçu, reconnu, il acquiert une présence extraordinaire, il attire invinciblement le regard, il se détache irrésistiblement du décor tout en y restant strictement inséré. Ce reflet joue comme un vestige hétérogène parmi l'hétéroclite des débris : vestige du regard de Vivian Maier, du regard objet a, objet cause du désir, désir tour à tour éperdu ou tranquille de se faire témoin oculaire invisible, source secrète de l'acte photographique.

Un autre auto-reflet met en scène huit miroirs et surfaces réfléchissantes. Six d'entre elles ne réfléchissent que le néant. Seules les deux surfaces centrales sont habitées par un reflet. Dans celle du bas, on distingue le reflet du visage de Vivian Maier, reflet plutôt flou, tamisé ; on reconnaît le sempiternel chapeau noir, au niveau des épaules l'habituel long manteau ; le visage, le regard, sont dirigés vers le bas, concentrés sur l'image qui apparaît dans le viseur. Dans le miroir supérieur, on discerne difficilement, mais de plus en plus nettement si le regard du spectateur s'attarde, émergeant du lourd tissu noir du manteau, ses deux mains en train de régler l'obturateur. À travers ces fragments morcelés et partiels de l'image spéculaire, Vivian Maier est parvenue à saisir l'unité composée de l'acte photographique.
***
Les photographies de Vivian Maier relèvent-elles d'une archive de la folie, ou constituent-elles de véritables œuvres d'art ? De cette trop rapide incursion dans un nombre très limité d'autoportraits, un esprit de tournure psychiatrique pourrait peut-être tirer cette conclusion : son incapacité à s'identifier à son image spéculaire témoignerait d'un trouble identitaire issu d'un échec du processus décrit par Lacan sous le nom de stade du miroir. Trouble identitaire dont la confirmation par les auto-reflets indiquerait la structure psychotique d'un Je éclaté, morcelé, projeté par fragments disséminés dans le monde extérieur.
La difficulté pour Vivian Maier d'assumer l'unité constituante de l'image spéculaire semble incontestable, les autoportraits classiques en font foi. Mais pourquoi déterminer cette répugnance en l'assimilant à un échec ? Et à supposer qu'il soit pathologique, comment ne pas voir que cet « échec » (par ailleurs étrangement concerté) la protège d'un autre côté contre la folie « ordinaire » issue de l'assomption aveugle de l'image spéculaire, qui nous rive ou nous livre à la loi d’airain des identifications imaginaires ? Quant aux auto-reflets, ils approfondiraient, en tirant toutes les conséquences, la « découverte » du caractère profondément illusoire de la consistance identificatoire du reflet spéculaire. De sorte qu'au total, autoportraits et auto-reflets seraient le lieu unique d'une tentative finalement couronnée de succès, de se construire une identité tenable en se faisant sujet logique de l'acte photographique. Soit l'équivalent de ce que Lacan a nommé sinthome.
Ce qui intéressait et motivait Vivian Maier, ce n'est pas la photographie comme œuvre, au sens de résultat de l'acte. Mais l'acte lui-même, dont le renouvellement et la remise en jeu régulière lui garantissaient sa propre assise identitaire. C'est pourquoi il est vain, pour expliquer le fait qu’elle ne s'intéressait que fort peu au tirage de ses photos, se contentant de les fixer « mentalement » sur la pellicule, d'invoquer le « syndrome d'accumulation » (qui était par ailleurs un de ses symptômes) [4].
[1] La notion d'auto-reflet est empruntée à Ann Marks, Vivian Maier révélée, Delpire & co, Paris, p. 127.
[2] « S'il existe dans ses portraits une dimension d'autoreprésentation à travers le visage de l'autre qui renvoie à sa propre image par la mimesis, VM signe ses autoportraits en se détournant de la dimension physionomique. » (Anne Morin, Sept heures moins dix, Catalogue exposition au Grand Palais, RMN – Grand Palais/diChroma, Paris, p. 14)
[3] Ils font penser à ces jeux où il s'agit de repérer des personnages cachés dans un paysage.
[4] Ce que fait allègrement Ann Marks, Vivian Maier révélée, op. cit., p. 290 sq.
Exposé n°2 (Camille de Billy)
Vivian Maier, son œuvre, présence-absence
De l’ensemble de cette déambulation, se dessine un certain regard sur la personnalité de Vivian Maier. Mais aucun discours ne nous reste d’elle en dehors de rares enregistrements. Ce qu’il reste d’elle, ce sont ses clichés, et la manière dont elle a fait toutes ses prises de vue : c’est-à-dire l’acte photographique. Certes, pour cette présentation, nous avons dû faire certains choix, et se limiter dans les photos. Mais indéniablement, dans l’ensemble des 140000 négatifs récupérés, beaucoup de photos sont de très bonne qualité, avec un réel talent d’observatrice du monde, et retracent une vie américaine. On parvient à saisir quelque chose, en le racontant, du monde qui l’entoure. Les situations, les évènements, parlent d’émotions, de convictions, de liens ou de frontières entre les classes sociales, de voyages, etc. Elle nous parle de sa compréhension du monde.
Mais l’ensemble de son répertoire photographique raconte aussi autre chose. On peut alors entendre et lire tout ce travail photographique comme un discours ; il y aurait comme une forme de Sujet de l’inconscient par cet acte. Ses clichés, en tant qu’actes, engagent ses pensées, ses désirs, ses angoisses, et pas seulement sa sensibilité à capter les apparences, la perception. Dans ses photos, se repèrent à la fois son rapport au monde extérieur et des indicateurs de sa réalité interne. On repère ainsi à travers ses clichés, quelque chose qui nous parle de la vie psychique de Vivian Maier consciemment et inconsciemment, et qui nous permet de faire l’hypothèse que l’acte photographique sert de bord à son psychisme éclaté, signant ainsi sa position subjective.
Si on a en tête que Vivian Maier n’a pas fait de tirages de la plupart de ses photos, ses clichés sont donc restés pour elle des objets internes, qu’elle n’a adressés à personne. Et pourtant, si l’on considère que l’écran de l’appareil photo agit comme une rampe entre Vivian Maier et le monde, la lecture de ses clichés et des prises de vue nous donne à voir également autre chose.
Alain Bergala (critique de cinéma, réalisateur et grand spécialiste de l’image fixe) dans son livre « Écrits sur l’image » [1] interroge le rapport entre la photographie et son auteur. Il définit ainsi trois paramètres pour parler du travail photographique :
· Le champ du photographiable : ce qui, selon le photographe, représente un intérêt à être photographié, le sujet d’étude ;
· L’empreinte d’une énonciation : ce qui relève à la fois de la posture du photographe (c’est-à-dire son point de vue : cadrage, choix de lumière etc.) et de la place du spectateur de la photo (c’est-à-dire l’effet que produit sur lui la photo) ; et de l’articulation entre les deux. Cette empreinte est la marque de la subjectivité du photographe face à la réalité objective de l’image photographiée ;
· L’esthétique de la photo.
Arrêtons-nous d’abord sur la question du champ du photographiable qui peut se définir comme l’objet de la pulsion : « Pulsion photographique qui se porte de façon plus ou moins consciente sur quelques objets de prédilection qui constituent le champ du désirable dans l’acte photographique »
On pourrait ainsi décrire dans l’ensemble du travail de Vivian Maier trois champs du photographiable :
· Ce qui s’adresse à l’autre : Les nombreux clichés qui décrivent le monde et son époque, et qui entrent dans le courant de la photographie de rue qui se développe à l’époque : comme on l’a déjà souligné, on y repère les thèmes de la place de la femme dans la société, la question de la différence entre les classes sociales, le champ du politique ou de la célébrité avec un abord sociologique, de l’enfance, des voyages et de la découverte d’autres cultures. On repère également un certain sens de l’humour. Il y a ainsi un panel d’expressions, et de représentations de la condition humaine. Vivian Maier s’attache ici à décrire son rapport à la réalité extérieure.
· Le deuxième champ : Ce qui s’adresse à elle-même à travers les nombreux autoportraits que l’on retrouve d’elle ; une part de sa réalité interne.
· Et le troisième champ : ce qui n’a pas du tout d’adresse, le rien, à travers les accumulations, les photos de détritus, d’articles de journaux, comme autant de traces de ce qui serait impossible à appréhender, son Réel, autre part de sa réalité interne.
Ces trois champs nous donnent des indications sur ce qui se joue sur le plan psychique pour Vivian Maier, son rapport à une réalité externe, et à sa réalité interne. Se dessine alors son rapport à la dimension Imaginaire, à la dimension Symbolique et au Réel. Et c’est le repérage de cette articulation qui en font un Sujet.
Alors que ses clichés ne sont pas imprimés, donc sans adresse au premier plan, leurs contenus nous montrent autre chose, où l’autre peut avoir sa place, tant sur le plan Imaginaire (le petit autre) que sur le plan Symbolique (le grand Autre). La question de la place de celui qui regarde les photos (le spectateur), et la place que Vivian Maier lui fait occuper, est centrale ici. Nous abordons ici ce que Alain Bergala nomme « l’empreinte de l’énonciation », le rapport entre le photographe et le spectateur de la photo. Essayons d’aller plus loin.
La plupart des clichés de Vivian Maier datant des années 50 à New York s’inspirent du courant artistique qui se développe à l’époque. On repère facilement les inspirations d’autres photographes. Ainsi, on y retrouve des similitudes avec le travail de Lisette Model, de Cartier Bresson, d’Helen Lewitt pour ne citer que ceux-là, et qui précèdent Vivian Maier. Elle a dû arpenter les rues de New York pour prendre les clichés de cette époque, en ayant en tête à ce moment-là les autres photographes, leur travail et leur déambulation. Elle est donc prise dans un réseau de références d’autres photographes, elle s’inscrit dans une culture, dans une mémoire qui dépasse sa seule personne. Elle en passe par une identification à d’autres photographes, ce qui l’inscrit bien dans un rapport à un autre ; un autre de l’ordre de l’Imaginaire.
On retrouve également dans son travail plusieurs clichés sur le même registre que celui présent sur la photo n°1, où par effet de miroir, Vivian Maier apparaît sur la photo là où elle n’est pas mais où les protagonistes de la photo semblent la voir. Il y a ici une articulation essentielle entre quatre éléments :
- La personne qui prend la photo, Vivian Maier ;
- Le personnage (le protagoniste) qui semble regarder Vivian Maier sur quelque chose (une vitrine, un distributeur de cigarettes) mais là où elle n’est pas ;
- L’image de Vivian Maier dans le reflet ;
- Et celui qui regarde la photo, le « spectateur ».
C’est le regard du spectateur de la photo qui fait que le protagoniste voit Vivian Maier sur la photo là où elle n’est pas, et elle apparaît alors à la fois comme celle qui prend la photo et comme un autre protagoniste de la photo. Mais cette illusion ne tient que pour celui qui est en train de regarder la photo, le spectateur. Peut-on y voir une trace de la pulsion scopique dans un double mouvement entre le sujet et l’autre ? Voir/être vu ou regarder/être regardé.
Si l'un de ces quatre « éléments » manque (la photographe Vivian Maier ; les protagonistes sur la photo : la personne qui regarde la vitrine ; le reflet de Vivian Maier dans la vitrine ; ou le spectateur, celui qui regarde la photo), l’effet de la photo ne fonctionne pas. Pour pouvoir attester de l’effet des photos de ce style, il faut qu’il y ait quelqu’un d’autre. La prise de vue, le clic, est le moment qui échappe absolument puisque quand Vivian Maier appuie sur le déclencheur pour prendre la photo, le noir se fait, c’est le seul moment où l’on ne voit pas ce qui est pris sur la photo : le résultat final de l’image. Et c’est par cette opération (quand l’image échappe) que le rôle du spectateur entre en ligne de mire, puisqu’il faut sa présence pour attester de l’effet de cette photo (empreinte de l’énonciation).
En faisant le choix (conscient ou inconscient) de ne pas éditer ses photos, de ne pas les exposer à d’autres, il n’y a pas de destinataire, il n’y a pas d’adresse à l’autre. Et pourtant, il faut qu’il y ait un Autre pour que l’effet fonctionne. Il y a un absent, une place vide. Ainsi, c’est le manque même de ce spectateur que souligne Vivian Maier, puisque c’est par lui que l’effet de la photo fonctionne. Il faut qu’il y ait cet Autre pour qu’elle puisse être regardée, vue par la protagoniste de la photo. Elle soutient une place propre tout en acceptant qu’elle n’est pas seulement la sienne ; que l’Autre y a sa place. Un grand Autre qui l’inscrit dans l’ordre du Symbolique.
Par son intérêt pour la photographie, par son appareil photo, par ses déambulations dans la ville et à travers ses prises de vue, donc à travers l’écran de son appareil, Vivian Maier parvient à entrer en relation avec le monde extérieur. Ses clichés nous donnent à voir ce monde.
Elle en passe par sa position de nounou pour prendre ces photos, regarder le monde, et se regarder elle-même. Ainsi donc, ces clichés nous permettent de saisir ce qu’il en est de sa vie psychique, son rapport aux autres et au monde extérieur, tout autant que sa réalité interne, alors même qu’elle n’en adresse rien consciemment, puisque toutes ces photos ont été exploitées par quelqu’un d’autre. L’acte photographique et les prises de vue ont une fonction pour elle, au-delà de la photographie en elle-même. L’acte photographique représente donc pour elle une forme de sinthome dans ce qu’il lui permet de nouer son rapport à l’Autre et à la réalité externe, à elle-même et à son innommable. Autrement dit, l’acte photographique représente le nouage entre les dimensions Imaginaire, Symbolique et Réel, qui lui permet de tenir quelque chose sur le plan psychique. Et bien au-delà de l’idée d’en faire son métier, ou de percer par cet art, il semble que sa démarche photographique réponde davantage à soutenir sa position subjective. Elle n’a pas cherché à être artiste, c’est l’utilisation de la photographie et sa position de nounou/photographe qui en fait une Créatrice, dans le sens où il s’agit d’une expression de soi qui ne s’adresse pas forcément à quelqu’un, mais qui fait d’elle un Sujet à part entière, là où le propre de l’artiste serait de s’adresser à quelqu’un.
[1] Alain Bergala, Écrits sur l’image, Atelier EXB/ Éditions Xavier Barral, Paris, 2021.
Exposé n°3 (Christophe Scudéri)
Une photo, tout d’abord (n°1) : cadre dans le cadre mangeant les deux-tiers de l’image, une boîte doublement verrouillée par des plaques d’acier, le fronton barré d’un « cigarettes » en lettres majuscules, tenant entre ses bords massifs Vivian Maier encagée, chemise courte et Rolleiflex à la main, le regard dirigé vers sa droite selon une ligne ascendante.
Bien que coupée à la base, la boîte, imposante et trapue, dévore de toute sa masse l’image forgée de noirs et de blancs. À une exception près. Notable et décisive. Jaillissant de la gauche, tout aussi surprise que nous, une femme en chemisier blanc et jupe à motifs longe le trottoir sous un ciel vaporeux. Le bras ballant mais ferme, elle tourne la tête vers notre photographe enclose dans son cachot de verre.
Elle la regarde.
Ceci est la description d’une photo tirée des fameux « autoportraits de Vivian Maier ». La scénographie est complexe et l’analyse retorse. Mais que voyons-nous ?
D’abord, une passante qui regarde Vivian postée derrière une vitre. À la lettre, la photo ne montre rien d’autre que cela, une femme regardant une autre femme. Mais pas besoin de réfléchir longtemps pour s’apercevoir que cette vision ne tient pas la route. Pour que Vivian soit à la fois l’objet et le sujet de la photo, celle photographiée et celle qui photographie, il faut qu’elle mobilise un miroir. Et c’est son image dans le miroir qu’elle capte et qu’elle restitue dans son cliché. Dès lors celui-ci raconte une autre histoire. On y voit Vivian regarder la passante qui regarde le miroir dans lequel se reflète l’image de Vivian. Ceci ne vous rappelle rien ? Le fameux « Stade du miroir ». Le problème est le suivant : impossible de se voir directement sinon au prix d’une contorsion improbable. Aussi, tous que nous sommes, sommes-nous obligés d’en passer par le regard d’un autre pour avoir ne serait-ce qu’une petite idée de cette chose tellement personnelle qu’est notre visage. Le tout premier miroir depuis lequel nous nous apercevons c’est l’autre, sans quoi nous resterions à nous-même une zone d’ombre éternelle. La photo que nous analysons est la mise en scène de cette expérience du miroir.
Ainsi, Vivian regarde la piétonne depuis laquelle jaillit son image dans le miroir de ses yeux car c’est au bout de son regard de passante que surgit la Gestalt, la forme, le corps. Et si une confusion est toujours possible entre l’autre et le moi, tous deux se levant depuis le même site, ce risque se trouve ici écarté grâce à la bande passante qui, glissée entre l’image de la femme et le portrait de Vivian, introduit de l’écart. Que sur cette bande vienne à s’inscrire le seul mot de l’affaire, rien d’étonnant à cela puisqu’avec elle l’Autre fait son entrée, et avec lui la différence se crée.
L’autopsie fait son œuvre : grâce à elle nous distinguons les termes inaperçus d’une expérience commune dans laquelle ils sont noyés sous l’effet de leurs combinaisons. L’image est l’exposition brute de ces divers éléments. C’est alors que : Surprise ! La photo a ceci d’étonnant qu’à se décomposer elle exhibe ses dessous. Une fois le visible défait bondit au centre de l’image l’œil ténébreux du Rolleiflex. Telle la pupille béante d’un ocelle, il nous regarde frontalement. Et notre perception change. Nous pensions voir Vivian photographiant Vivian ? Eh bien non, c’est nous qui sommes photographiés, nous qui sommes saisis par l’œil glouton de l’appareil, nous qui sommes pris dans ses filets arachnéens. Nous sommes Vivian Maier !
En même temps qu’elle trouve son sens la photo trouve ici sa visée : elle est un piège à « image de soi ». Sa sophistication vient de là. Il est difficile, pour ne pas dire quasi-impossible, de capturer une image versatile par essence, volatile par nature. Mais Vivian s’y est essayée avec ténacité. Nombre d’autoportraits participent de cette tentative têtue, or aucun n’a atteint la perfection de cette photo-là, car tout y est, absolument tout — l’autre qui regarde et l’Autre qui nomme, l’image dans le miroir et l’image de l’autre — tout, absolument tout, même le sujet ?
Tout au long de sa vie, Vivian a essayé d’attraper l’image de soi qui lui faisait défaut, cette image qui happe le tout jeune infans lorsque sa Mère vient l’embrasser de son regard aimant. Pour atteindre ce but vital, elle a mis sur pied un dispositif ingénieux par lequel elle a tenté de toutes les manières de produire la scène manquante. Non seulement elle a voulu fixer son reflet sur le négatif mais, afin que l’opération soit complète et donc efficiente, elle a cherché à intégrer dans l’image ce qui en est normalement exclu, à savoir l’œil dans lequel se mire le sujet. Qu’elle utilise le Rolleiflex, appareil dont la visée se fait à hauteur de poitrine, quand ce n’est pas comme souvent chez Vivian à hauteur de ventre, dit beaucoup. En l’implantant de force dans le cadre, elle veut rendre présent le regard des regards, le premier de tous, l’originel, l’inaugural, celui que la Mère jette sur son fœtus encapuchonné dans le nid placentaire.
L’œil au ventre.
C’est ainsi que son œuvre peut apparaître comme l’essai sans cesse répété d’intercepter ce phénomène frontière, celui où de l’invisibilité du fond émerge la visibilité d’une forme. À cette tâche, elle aura consacré toute son énergie. Mais en vain. Car, au dernier moment, alors que tout est en place et que l’obturateur s’enclenche, son regard fuit et quitte la photo. Faisant faux bond à l’instant fatidique, il annihile toute captation.
Absente, c’est alors par notre corps qu’elle se rend présente au monde. Rappelez-vous : nous sommes Vivian Maier ! D’où ce sentiment qui nous saisit devant ses clichés, qu’elle nous convoque et nous assigne, qu’elle nous rive à une place sur son théâtre intime, qu’elle nous épingle sans autre forme de procès que sa volonté farouche, par un geste brusque et autoritaire. Ses portraits témoignent de ce coup de force, ils en portent la trace au creux de leurs doublures, étrangement, différemment selon qu’on est riche ou qu’on est pauvre : à la colère de la bourgeoise saisie à la volée par l’œil vorace répond l’arrogance des gens de peu qui résistent de tout leur corps à la prise photographique.
Malheureusement, le subterfuge ne tient pas. Car, en nous rendant présent, nous la rendons d’autant plus absente à la scène. De cet échec — l’impossible saisie de son image dans le miroir — toute son œuvre en porte la trace. Plus qu’une trace, elle se construit sur ses ruines. Les composants qui n’ont pu s’unir dans le miroir de la photo se dispersent, chacun suivant alors sa route dans le territoire morcelé de l’être. L’image ? Détachée de l’objet qui lui donne consistance en la lestant de son poids de réel, elle papillonne dans les airs prenant les contours du reflet, de l’ombre, du double, du simulacre. Évanescence dénuée de substance, elle apparaît puis disparaît aussitôt, se réduisant à la ligne fragile d’un contour. L’Autre ? Le trésor qui le compose devient parole périssable telle que peut l’être celle d’un journal qui, une fois imprimé et vendu, révèle sa caducité grandissante au fil des heures qui s’égrènent : en même temps que son actualité se fane, sa valeur fléchit jusqu’à toucher le fond. Et rejoint les égouts où tel un étron il flotte dans le ruisseau des rebus, incapable qu’il est d’entrer dans l’histoire. L’objet ? Désarrimé du visible derrière lequel il se camoufle, l’œil protubérant erre de lieu en lieu, nu et exposé, angoissant. Sans attache pour le contenir, il mute en un regard dévorant qui guette sans relâche sa proie et qui, tel un toxico, exige sa dose de voyure.
Sa vie durant, Vivian a joué avec la limite du visible et de l’invisible. Sa tactique était toujours la même, elle valait style de vie : elle se noyait dans le décor afin que nul ne la voie puis, au moment qu’elle considérait opportun, elle surgissait des fourrés, le temps d’arracher une photo et de réintégrer aussi vite le paysage premier. Ni vu ni connu. Elle était une chasseuse dont nous étions les proies — à moins qu’elle ne soit la bête sauvage dont nous interprétons les pas afin de restaurer son humanité perdue. Elle voulait quoi qu’il en coûte capturer l’infime temps où, des tréfonds de l’abime, naissait un visage, son visage.
Finalement, qu’est-ce qui l’animait tant au point d’y consacrer ses journées ? Quand armée de son appareil elle sillonnait les rues avec les enfants dont elle avait la charge, tout son désir était tendu vers cette fraction de seconde où d’un clic elle faisait un clac. Dans ce geste sec, elle existait toute entière. Elle était coupure, rien que coupure. Tranché d’un arrêt qui, en stoppant le flux de l’acte-ualité, pointe capitonne. Aboutissement d’un acte commis en aveugle puisqu’au moment où un fragment de Réel est fixé, la vision se dérobe, et le sujet avec lui. Clic-Clac ! Clic-Clac !
De cet acte, il nous reste aujourd’hui les chutes : des livres de chair laissés en gage, des tombeaux de négatifs encore inexploités. Doit-on les imprimer ?
Vous l’aurez compris, il y a chez Vivian Maier une folie évidente mais dont elle s’est sauvée grâce à cet acte où l’entièreté de son être se concentre, acte fondamentalement ambigu qui, tout en indiquant une castration jamais pleinement accomplie, devient le support dernier de son être, l’élément minimal grâce auquel elle ex-iste. Fin de l’histoire.
Dans l’argumentaire qui présida à l’annonce de cet événement, nous avons fait une promesse : dire en quoi à son insu, nécessairement à son insu, Vivian Maier nous apprend quelque chose de la psychanalyse. Alors que nous glissons lentement vers la fin de cette après-midi il est temps pour nous de répondre – partiellement. Caché derrière la haie de son divan, le psychanalyste n’est que voix et regard posé de toute part.
À ce regard, l’analysant n’échappe pas, il doit en rendre compte.
De cet endroit, le psychanalyste sort rarement, toujours par surprise, toujours ponctuellement. Il scande, il coupe, il tranche dans le flux continu de l’actualité du patient, il entend le pousser au-delà du visible, dans les sombres marécages de l’inconscient.
Il extrait du discours qu’il entend un fragment dans lequel, épiphanie aussi rare que féconde, le sujet s’aperçoit dans la grâce d’une image et la vérité d’un désir.
À la fin, quand l’essentiel a été dit, le plus noir avoué et le plus crade énoncé, l’analysant s’en retourne dans la foire du monde, jetant l’analyste comme un vulgaire déchet.
Alors la Vie-vian aura été plus forte que Ma(i)-meurt !

Pour conclure
Il est temps de se séparer et, en guise de pied de nez, il est proposé à chaque participant de repartir avec sous le bras une photo de l’exposition. Comme s’il était nécessaire pour se quitter de se saisir d’un fragment de la Chose « VM ». Résultat : en même temps que chacun repart avec son bout d’événement dans la poche — dont la valeur décroit dès l’instant où il sort de la pièce —, se délite l’exposition dont il ne reste plus que des tissus sur le sol et du scotch sur les murs : vision de paysage délabré.
L’objet qu’on a tant aimé choit, il n’est plus qu’un déchet jeté négligemment sur le trottoir. Ne reste plus que le creux d’une absence, le négatif d’un instant. Et la vérité nue d’un désir, celui qui a poussé chaque sujet à franchir les portes d’une cave, un samedi d’hiver lillois.
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