Kristina Herlant-Hémar
Situation
Le mardi 17 mars 2020, la France a fait le choix du confinement.
A la même date, la Suède ne déplorait presque aucun décès, puis a connu une augmentation progressive et constante, en décalage temporel avec la courbe française, jusqu’à atteindre, aujourd’hui 4 mai 2020, 2785 décès (sur 10,23 millions d’habitants, soit 0,02722%), sur une pente toujours ascendante à ce jour. En date du 3 mai la France dénombrait 24864 décès (sur 67 millions d’habitants, soit 0,03711%), avec une pente descendante engagée depuis plusieurs semaines.
La Suède, contrairement à ses voisins scandinaves (Norvège, Danemark, Finlande) qui dénombrent notablement moins de décès par million d’habitants, a choisi la stratégie du non-confinement. Enfin, est-ce exact ? Plus précisément, elle n’a pas imposé légalement le confinement qui, en pratique, s’est mis en place dans une certaine mesure : la majorité des suédois ont opté pour le télétravail[1], les transports en commun se sont vidés, les restaurants ont diminué leur capacité d’accueil. La Suède est le seul pays d’Europe à maintenir les écoles ouvertes (jardins d’enfants, primaires et collèges), pour permettre aux parents de continuer à travailler sans faire appel aux grands-parents, plus vulnérables face au virus, et considérant que la fermeture des écoles engendrerait des conséquences trop lourdes sur un plan sociétal et économique. En revanche, les lycées, écoles supérieures et universités, contraints à fermer, proposent des cours à distance, en visio.
La Suède a fait le choix d’une « société ouverte »[2] où chacun doit prendre ses responsabilités pour éviter la propagation du virus. Le 1er avril, la ministre de la santé et des affaires sociales rappelait la consigne officielle : « gardez vos distances et assumez votre responsabilité personnelle ». Ainsi est-il recommandé de garder une distance d’un à deux mètres, à l’intérieur comme à l’extérieur, d’avoir une bonne hygiène des mains (« se laver les mains longtemps, avec du savon et de l’eau chaude », ou à défaut utiliser du gel hydroalcoolique), ne pas voyager « inutilement ». Toutes les personnes de plus de 70 ans sont invitées à rester chez elles et à limiter les contacts au maximum. Certains magasins d’alimentation ou pharmacies ouvrent plus tôt le matin pour permettre aux personnes âgées de s’approvisionner. Un grand nombre de personnes privées ou d’associations aident les sujets âgés isolés, en apportant leurs courses. Tous les magasins sont ouverts, ainsi que les restaurants et les bars. Cependant le gouvernement a imposé une fréquentation de cinquante personnes maximum dans le même lieu au même moment[3], ce qui a, en pratique, engendré la fermeture des théâtres, des cinémas et des salles de concert[4]. Certaines petites boutiques, services, bars ou restaurants, connaissent des difficultés économiques du fait que de nombreux suédois ont renoncé au « shopping » ou à sortir, même s’il n’y a aucune interdiction, hormis celle de ne pas dépasser cinquante personnes.
Stockholm est la ville la plus touchée. Le système de soin est tendu mais fonctionne, il y a assez de places en réanimation et des respirateurs en quantité suffisante. La stratégie est de lisser la courbe des arrivées dans les services dédiés pour réussir à faire face à l’afflux de patients. L’un des arguments en faveur du non-confinement est de ne pas risquer une « deuxième vague », en ancrant des habitudes tenables sur le long terme avec des mesures moins contraignantes pour être durables (le confinement apparaissant comme une manière de repousser le problème).
En somme, la Suède a parié sur une culture d’auto-discipline et de responsabilité individuelle, sachant que les suédois suivent toujours, sans s’opposer (du moins pas publiquement), les recommandations de leur gouvernement. Des recommandations donc, mais pas d’obligations (hormis la limite de cinquante personnes rassemblées et la fermeture des lycées et universités). Certains bars, à Stockholm en particulier, ont été contrôlés pour vérifier qu’ils respectaient bien le nombre maximum de clients et un espace suffisant pour que chacun garde ses distances, mais si les mesures n’étaient pas appliquées, pas d’amende pour autant, mais une fermeture avant vérification le lendemain pour s’assurer des ajustements réalisés.
Le « vent de panique » qui a pu être perçu en France, ne semble pas avoir soufflé sur la Suède. De même, aujourd’hui, les discours ne s’orientent nullement sur la question des responsabilités politiques, quand bien même certains épidémiologistes ou médecins, de Suède ou d’ailleurs, critiquent ce choix du non-confinement.
Or, si la Suède a fait le choix du non-confinement, ceci ne doit pas tant à des raisons scientifiques ou économiques qu’à des raisons morales. C’est donc de ce côté-là qu’il faut chercher une explication à cette politique sanitaire qui, de France, peut paraître incompréhensible voire inconsciente. L’intérêt de cette plongée dans le système suédois est, en retour, de mettre sur le gril les options prises par la France dans le cadre de sa lutte contre la pandémie.
Petits exercices de morale appliquée
Éthique et morale
L’éthique se distingue de la morale par son étymologie : grecque versus latine. Au-delà de cette origine, Ricœur, dans Soi-même comme un autre (1992), énonce que l’éthique se différencie de la morale en ce que la première est positive (l’éthique s’interrogeant sur ce qu’il convient de faire et non sur les interdits d’une morale normative), personnelle (les seuls sujets éthiques possibles sont les personnes, et non les objets, les entités juridiques, etc.), et enfin, pratique (appliquée, c’est-à-dire non théorique, académique ou religieuse). Pour Ricœur, l’éthique est marquée par sa visée, soit « ce qu’il est bon de faire », alors que la morale s’avère normative, universelle et contraignante. L’éthique viserait, comme la morale, une forme d’universel, mais différente, un universel perspicace, adapté aux circonstances.
La morale se fonderait sur l’opposition bien / mal, alors que l’éthique relèverait de la distinction bon / mauvais.
Dans la suite du propos, le terme de « morale », renvoyant à une « morale appliquée », prend dans les faits le sens d’éthique.
Déontologisme et conséquentialisme
Considérons deux systèmes moraux, au regard de la philosophie morale appelée éthique normative (censée répondre à la question « que dois-je faire ? ») : le déontologisme et le conséquentialisme.
Il est classique de partir du dilemme du tramway, proposé par Philippa Foot en 1967, et qui se présente comme suit :
Les freins du train ont lâché et il se dirige vers cinq personnes. Le conducteur peut dévier le train vers une voie où se trouve une personne. Moralement, le conducteur doit-il faire dévier le train ?
Ceux qui choisiront de faire dévier le train argumenteront par un raisonnement arithmétique : dans un cas il y aura cinq morts, dans l’autre un seul. Il s’agit d’une morale conséquentialiste, telle que l’a définie Jérémy Bentham.
Ceux qui choisiront de ne pas dévier le train opposeront : au nom de quoi choisirait-on quelle vie mérite d’être sauvée ? Il s’agit d’une morale déontologique, prônée par Emmanuel Kant.
Variante : un homme corpulent se trouve sur le pont, au-dessus des rails. Si quelqu’un le pousse et qu’il tombe devant le train, son corps arrêtera le convoi qui n’écrasera pas les cinq personnes sur la voie. Faut-il pousser cet homme ?
Les deux scénarii, le dilemme du train et sa variante, sont-ils équivalents ? Les tenants de la logique arithmétique pour le premier scénario (mieux vaut sauver cinq vies et en sacrifier une) vont-ils choisir cette logique dans la variante ?
Dans la première version, ceux qui optent pour ne pas faire dévier le train font preuve d’une morale déontologique : c’est l’intention qui compte, et donc, a fortiori, dans la variante, ils choisiront de ne pas pousser l’homme sur la voie. C’est une perspective kantienne.
Si les deux scénarii apparaissent équivalents, il s’agit d’un mode de pensée conséquentialiste : l’action est évaluée en fonction de ses conséquences qui se mesurent elles-mêmes par « la quantité de bonheur du plus grand nombre », soit la manière de penser de Bentham. Le conséquentialisme découle de l’utilitarisme, dont les premiers tenants furent Jérémy Bentham (1748-1832) et John Stuart Mill (1806-1873) qui ont systématisé le principe d’utilité en l’appliquant à des questions concrètes ; dans son Introduction to the Principles of Morals and Legislation Bentham écrit : « Par principe d’utilité, on entend le principe selon lequel toute action, quelle qu’elle soit, doit être acceptée ou désavouée selon sa tendance à augmenter ou à diminuer le bonheur des parties affectées par l’action. […] On sert à désigner par utilité la tendance de quelque chose à générer bien-être, avantages, joie, biens ou bonheur. »
En revanche, selon les principes de la morale déontologique, l’intention fonde la moralité de l’action, quelles que soient les conséquences. Dans Les fondements de la métaphysique des mœurs, Kant, pour évaluer l’action, en extrait une « maxime » puis passe cette maxime au tamis de trois impératifs :
1) Il ne faut pas de contradiction interne à la maxime.
2) La maxime doit être universalisable.
3) L’humanité doit être respectée.
Tentons de l’appliquer à un exemple d’actualité.
J’ai la Covid (mais je ne vais pas trop mal) et je décide d’aller me balader à Auchan, sans masque.
La maxime pourrait être : « Je choisis mon plaisir plutôt que mon obligation de rester confiné ».
1) Il n’y a pas de contradiction interne à la maxime.
2) Est-elle universalisable : la société fonctionnerait-elle si chacun faisait selon son plaisir ? Non.
3) L’humanité est-elle respectée ? Non, car je prends le risque de contaminer d’autres personnes qui potentiellement pourraient mourir.
Donc cette action est immorale au sens kantien.
La morale conséquentialiste, elle, considère les conséquences de l’action. Il s’agit de mesurer la moralité de l’action au regard de la plus grande quantité de bonheur (c’est là que cela se corse…), pour le plus grand nombre. Aller au supermarché pour son seul plaisir alors que l'on risque de contaminer quantité d’autres personnes, ce n’est pas participer au bonheur du plus grand nombre. Donc, dans le cas de la morale déontologique comme de la morale conséquentialiste, arpenter les rayons d’Auchan, malade et sans masque, n’apparaît pas comme une action morale…
Plus radicalement, si l’on considère le cas du meurtre, il s’agit, pour un kantien, d’une action non morale, là où un conséquentialiste peut y voir une action morale si ce meurtre se justifie, au regard par exemple de vies sauvées. La maxime de la morale conséquentialiste pourrait être : « le plus grand bien exige des sacrifices ».
Pour les conséquentialistes, plus la quantité de bonheur pour le plus grand nombre est importante, plus ce bonheur dure dans le temps, plus les conséquences positives sont certaines, et plus le bonheur engendré est intense et « pur », alors plus l’action sera morale.
Cette manière de penser justifierait par exemple de tuer un dictateur qui opprime et massacre son peuple. Le problème qui apparaît est la dimension impersonnelle de la doctrine : et si le dictateur est mon fils ? Autre exemple : un pompier devant un immeuble en flammes choisira-t-il de sauver cinq personnes qu’il ne connaît pas, ou deux personnes de sa famille ?
Autre exemple :
Scénario 1 : Le Smur fonce vers l’hôpital avec trois malades du Covid en décompensation respiratoire ; il voit un blessé grave sur le bas-côté de la route ; doit-il s’arrêter ?
Scénario 2 : Le Smur fonce vers l’hôpital avec trois malades du Covid en décompensation respiratoire ; un homme alcoolisé sur la voie publique lui barre la route ; doit-il l’écraser ?
D’un point de vue de la morale déontologique, le dilemme réside entre laisser advenir quelque chose (le blessé grave meurt sur le bas-côté) ou faire quelque chose (écraser l’homme qui barre le passage). Les deux scénarii ne sont pas équivalents du fait de la différence entre laisser advenir et réaliser une action. Cette distinction était également celle introduite dans le dilemme du train où il s’agissait de juger, sur le principe déontologique, de la moralité de l’action au regard de son intention : dans un cas laisser advenir (si je ne fais rien, le train écrasera cinq personnes) et dans l’autre, réaliser une action (qui tuera une personne). Bien entendu, si la déviation du train n’impliquait aucune victime, ce choix aurait été le plus moral ; ici il s’agit de penser qu’en déviant le train, je tue intentionnellement une personne.
D’autre part, la morale déontologique n’impliquerait-elle pas un arrière-fond religieux ? En effet, en ne déviant pas le train, il s’agit de ne pas dévier le cours des choses, celui du Destin, de la main de Dieu ; la déviation du train va à l’encontre de ce qui est écrit : serait-ce à cet endroit que se logerait l’immoral de l’acte ?[5]
Du point de vue conséquentialiste, les deux scénarii impliquant le Smur sont équivalents. En effet, si la morale conséquentialiste est strictement suivie, il n’y aurait pas de différence entre les deux scénarii : dans les deux cas il y a toujours un mort et trois personnes sauvées.
Cette différence est celle posée par le débat sur l’euthanasie, qui constitue un problème d’éthique appliquée : est-ce que laisser mourir constitue le même acte que de donner la mort ? Pour les kantiens, l’euthanasie n’est pas un acte moral en tant qu’elle engage un acte délibéré de donner la mort[6] ; pour les conséquentialistes, il n’y pas de motif moral à s’y opposer.
La position conséquentialiste pose plusieurs difficultés : celle de l’affectif en jeu, mais également l’incertitude quant aux conséquences (dans l’exemple du Smur, peut-être que les trois malades connaissent une perte de chance si je m’arrête pour secourir le blessé sur le bord de la route, mais je ne suis pas certain que les trois malades ne seraient pas morts de toute façon, alors que le blessé pourrait survivre si je lui porte secours). Si la morale kantienne pose également des difficultés (par exemple, ne pas tuer le terroriste qui s’apprête à faire un carnage sous prétexte que tuer n’est pas moral), l’avantage de la morale kantienne est qu’elle ne connaît pas de contradiction interne, alors que la morale conséquentialiste fait un pari sur les conséquences qui, a priori, ne sont pas certaines, prenant le risque de se retrouver à la fin en contradiction avec le but visé.
Et comment arbitrer les conséquences lorsqu’en termes de nombre il y a équivalence ? Rappelons d’ailleurs que la réduction en termes chiffrés n’est qu’une modalité d’évaluation des conséquences qui devraient être jaugées en termes de « plus grande quantité de bonheur pour le plus grand nombre de personnes ». Alors, évidemment, on suppose que le bonheur est égal à zéro lorsque l’on meurt… Mais ce n’est pas si simple.
Exemple : Il n’y a plus qu’un seul lit en réanimation. Deux personnes atteintes de la Covid arrivent à l’hôpital, un homme de 85 ans et un homme de 32 ans.
A priori, le vieil homme est plus proche de la fin de sa vie que le plus jeune, et, à ce titre, le jeune pourrait être privilégié. Mais il se trouve que le vieil homme est un chercheur mondialement connu, découvreur d’un traitement qui a sauvé des millions de vies ; le jeune homme, lui, est en prison, car il a commis un acte terroriste qui a coûté la vie à plusieurs milliers de personnes. Alors, lequel choisir ?
La Suède : une morale kantienne ?
La Suède a, apparemment, choisi une « stratégie » différente de celle du reste de l’Europe, et de la France en particulier. Elle le justifie en partie par des considérations sanitaires (ne pas connaître de « deuxième vague ») ou des arbitrages (la fermeture des écoles n’ayant pas démontré son efficacité, la Suède estime que les conséquences sociales et économiques seraient plus sûrement délétères), mais brandit également le modèle de l’ « exception suédoise » qui, dans le contexte actuel, et si sa stratégie s’avère « payante », pourrait jouir d’une magnifique tribune, mondiale.
L’ « exception suédoise » est à entendre comme un modèle de société exemplaire, basé sur la « moralité », la transparence[7] et l’égalité[8]. Ainsi, la morale sur le plan politique se veut-elle sans faille, traquant tout privilège lié à l’exercice d’une fonction politique (pas de voiture rutilante ou de logement de fonction luxueux pour les ministres) ; l’exemple princeps étant l’ « affaire Toblerone »[9] en 1995, où Mona Sahlin, numéro 2 du parti social-démocrate, a dû renoncer à sa candidature à la tête du parti et à briguer le poste de premier ministre, après la révélation du fait qu’elle ait acheté, en 1991 et lorsqu’elle était ministre du travail, des Toblerone et autres sucreries, avec sa carte de crédit de fonction. Elle avait remboursé les achats, ce qui rendait son acte non punissable légalement, mais, en Suède, la faute morale apparaît aussi grave qu’une infraction à la loi (l’intégration de la loi morale et des conventions sociales n’étant pas étrangère à la tradition luthérienne, l’église luthérienne ayant été église d’État jusqu’en 2000[10]).
En Suède, le contrat social est donc basé sur le respect mutuel et la confiance réciproque entre les citoyens et l’État, et entre les citoyens entre eux. Il n’est qu’à voir, par exemple, ces petits magasins de fruits et légumes situés sur les routes de campagne, où le client passe lui-même à la caisse, calcule le montant de ses achats, paie et se rend lui-même la monnaie, sans aucun contrôle ; ou encore les boîtes aux lettres, qui, hormis dans les grandes villes, ne sont pas fermées.
La Suède apparaît également comme la « société du consensus » dans laquelle, si le pouvoir de contraindre des autorités est moins fort, les recommandations sont très suivies.
L’une de mes tantes suédoises m’écrivait : « En Suède il faudrait commettre un crime pour imposer des restrictions comme celles en vigueur en ce moment en France ». Aux yeux des Suédois, les mesures coercitives prises en France constituent une entrave à la démocratie.
Le journal Dagens Nyheter écrivait à ce propos : « Si on abandonne une partie de la démocratie maintenant, on ne sait jamais vraiment quand on la récupérera ».
En tout cas, si les mesures françaises semblent « impensables » culturellement et historiquement, en Suède, elles auraient également été impossibles à prendre, d’un point de vue juridique, du moins au mois de mars.
En effet, la Constitution suédoise ne permet pas au gouvernement de décréter l’état d’urgence (en temps de paix), la liberté de circulation y étant inscrite comme un droit fondamental dont la limitation exigerait une décision du Parlement suédois[11].
Le système suédois est décentralisé, non autocratique, basé sur une division du pouvoir visant à limiter le pouvoir de l’État pour prévenir d’éventuels abus ; ainsi les autorités et agences publiques sont-elles indépendantes : par exemple, l’autorité de santé publique est indépendante du ministère de la santé. Fermer les restaurants, les cafés, les transports, les centres commerciaux, les salles de sport, etc. et déclarer le confinement de la population (dénommé en Suède « quarantaine ») exigerait un vote du Parlement.
Face à la critique internationale et se ménageant la possibilité de prendre des mesures plus drastiques, le gouvernement a toutefois pris une mesure, au mois d’avril, visant à augmenter ses prérogatives, s’appuyant sur un texte qui prévoit de pouvoir limiter « le risque contagieux » dans la population. L’élargissement des pouvoirs ne devait, dès lors, s’appliquer qu’à ce risque de contagion, et uniquement lié à la Covid, pour une durée de trois mois, avant de demander à nouveau l’autorisation du Parlement. Toutefois le « Riksdag » (le Parlement) peut toujours exercer un droit de veto, immédiat, sur une décision du gouvernement qu’il jugerait inappropriée ; sachant qu’actuellement, le Parlement est constitué en majorité par l’opposition[12].
A partir de la mi-avril, le gouvernement pouvait donc juridiquement décider de limiter les rassemblements, de fermer les magasins, les aéroports, contrôler le commerce des médicaments, confiner la population, etc. Pourtant ce choix n’a pas encore été fait.
Face à l’incertitude des conséquences de l’action (en particulier sur le plan économique ; la vie et l’économie apparaissant sur un certain plan indissociables), la Suède applique le principe d’Hippocrate : « D’abord ne pas nuire », ce que rappelle le premier ministre Stefan Löfven[13].
Et malgré les conséquences avérées de l’épidémie en Suède, le principe de liberté apparaît encore comme un principe moral inaliénable dont l’abrogation impliquerait un trop lourd tribut sociétal. En somme, les conséquences évaluées sont celles d’une éventuelle modification du modèle sociétal tel qu’il est aujourd’hui, et de ce qui est historiquement ancré. La morale se présente comme une morale « a priori », déontologique, une morale kantienne.
La France : une morale conséquentialiste ?
Alors que le premier principe de notre devise française est la liberté, il n’aura échappé à personne que nos libertés ont pris un coup dans l’aile ces deux derniers mois. En France « la période Covid » aura rimé avec une perte de liberté : de circuler, d’échanger, de voir ses proches, d’entreprendre, etc., mais aussi des changements tels que la prolongation des durées maximales de détention provisoire. Au nom de l’urgence sanitaire, le risque qui se dessine est celui d’une dérive autoritaire, au règne de l’arbitraire.
Le système d’attestation pour sortir n’a été adopté qu’en France, en Italie, en Azerbaïdjan (par un SMS aux autorités en cas de sortie) et en Grèce (attestation papier ou SMS), soit un dispositif à l’opposé de la responsabilité individuelle prônée par les autorités suédoises.
Le coup d’État sanitaire, l’annexion des libertés individuelles à la politique de santé publique, n’est pas sans poser question à de nombreux citoyens. Qu’est-ce qui justifie, au nom de la santé, de restreindre les libertés ? Selon cette logique, pourquoi ne pas interdire de boire, de fumer, ou de se dorer le mélanome au soleil ?
Le choix n’est pas sans poser la question éthique du positionnement du curseur sur ce qu’il est possible d’imposer « au nom du bien », individuel ou collectif. A ce titre, deux exemples peuvent venir à l’esprit : celui des soins sous contrainte en psychiatrie, et celui du « confinement » (habituel et à perpétuité) en EHPAD, avec la restriction de libertés imposée à nos vieux. Les deux exemples posent en filigrane la question du trouble du jugement et, corrélativement, celles de la prise de risque, pour soi et vis-à-vis d’autrui, de l’essence de « ce qu’est une vie », au-delà de la survie de l’organisme, et de l’éternel débat, remis au goût du jour avec la Covid, entre le médical et le social.
Dans la « crise de la Covid », les arbitrages français se sont faits en termes de conséquences, et en particulier du nombre de morts. Le chiffre est soudain devenu la photographie de la carte d’identité du pays, zoomant sur le décompte quotidien du nombre de malades, de patients admis en réanimation, de morts. C’est sur cette base des pertes sur le front de la Covid qu’a été décrété le confinement, puis justifié, dans l’après-coup, par certaines études épidémiologiques estimant à 60000 morts ou plus, le nombre de victimes si le confinement n’avait pas eu lieu. Que les libertés individuelles soient écornées au passage, que la société en soit profondément bouleversée, que des entailles à la démocratie puissent ne jamais cicatriser, que des conséquences psychologiques perdurent bien au-delà de cet épisode, tout cela ne rentrait pas en ligne de compte face à la logique chiffrée. C’est cette même logique chiffrée, mais cette fois économique, qui a poussé ensuite au déconfinement, impliquant par exemple le débat sur le retour des enfants à l’école, réduit dans les faits à une question économique (les parents doivent retourner au travail pour que le pays redémarre), parée dans le meilleur des cas de ce qui n’est, au fond, qu’un habillage, à savoir les enjeux pour les enfants en difficulté scolaire et sociale[14]. Pas étonnant alors, face à la logique du chiffre, que l’économie psychique, elle, reste un point aveugle, que les effets psychologiques du confinement soient hors scène du débat public.
En ne s’intéressant qu’à un bilan chiffré, la morale sous-jacente pourrait s’apparenter à une morale conséquentialiste, où les conséquences supposées orientent les décisions, mais où, dans ce cas, le « bonheur du plus grand nombre » ne se mesure qu’en termes de nombre de vies.
Pour conclure
In fine, ce que nous montrent les modèles suédois et français, c’est un nouage différent entre les notions d’individuel et de collectif. Là où, en Suède, c’est au nom du bien-être commun que chaque citoyen est invité, mais librement, à partir de sa seule responsabilité individuelle et selon une éthique personnelle, à suivre des préconisations, en France il y aurait une opposition frontale entre l’individuel et le collectif, comme s’ils s’excluaient radicalement l’un l’autre ; ainsi, c’est en mettant en avant le bien collectif que l’État s’autorise à restreindre légalement les libertés individuelles qui sont vues comme une menace pour l’ensemble. En cela, en France, les termes du débat se posent entre idéologie (dans laquelle s’inscrivent les libertés individuelles) et bien collectif. L’exemple princeps pourrait être l’application Stop Covid qui, d’un côté, se voit décriée par des arguments idéologiques et, de l’autre, est défendue en tant que nécessaire à la santé de la communauté.
Plus que des choix stratégiques en termes sanitaires face à une épidémie qui trouble l’ordre public, les orientations prises par la Suède et par la France révèlent davantage la manière dont deux sociétés fonctionnent, la façon d’envisager le questionnement éthique, le rapport à la démocratie, et l’équation posée entre l’individuel et le collectif.
Lille, mai 2020
[1] Le télétravail est une pratique bien plus répandue que chez nous et donc très au point ; d’ordinaire, un « simple rhume » peut justifier de rester travailler chez soi, pour le confort du salarié légèrement malade mais aussi pour protéger ses collègues. [2] Expression retrouvée dans plusieurs articles et couramment utilisée par les suédois en ce moment. [3] Il s’agit là de la seule obligation légale, en plus de la fermeture des lycées et écoles supérieures. [4] Mais ils n’y ont pas été contraints légalement, la fermeture étant une conséquence de la limite de fréquentation (manque de clients, problèmes de rentabilité, ou aménagement compliqué…) ; « théoriquement » ils pourraient proposer une organisation pour continuer à fonctionner. [5] A ce titre, nous pourrions faire l’hypothèse que cet arrière-fond religieux n’est pas sans incidence sur les choix suédois. [6] La maxime qui en résulte, « donner la mort », n’est pas universalisable car « une société où l’on tue n’est pas viable » ; de plus, il y a contradiction interne : par respect pour la vie, je donne la mort. [7] « Offentlighetsprincipen » : principe de transparence institué en 1766, permettant à tout citoyen suédois l’accès à tout document public : frais de déplacement des ministres, déclaration fiscale et salaires, etc. C’est-à-dire l’utilisation de l’argent public, dans le pays le plus imposé du monde. [8] Ce système d’égalité (de droits, de devoirs, de chances…) se retrouve en particulier dans le système scolaire (abandon de l’examen du baccalauréat en 1968, des notes au profit d’appréciations, etc.). [9] D’autres démissions de ministres ont été moins médiatisées en dehors de Suède, comme en 2006 la démission de la ministre du Commerce – qui avait payé sa nourrice au noir – ou celle de la ministre de la Culture ayant « oublié » de payer sa redevance télé durant 16 ans, pour un montant de 2000 euros. [10] Sans que cela n’entraîne, en 2000, de séparation franche entre l’Église et l’État, puisque les élus locaux continuent à avoir leur mot à dire (sur l’embauche des pasteurs par exemple), considérant l’église également comme un lieu public, construit avec l’argent du contribuable. Cette séparation, même si elle a des implications symboliques, est donc davantage une décentralisation. [11] L’un des symboles les plus connus sur la question de la liberté de circulation est l’ « Allemansrätt », le droit de libre accès à la nature. [12] La Suède est un régime parlementaire, monocaméral depuis 1971, et dont les membres de la chambre, appelée « Diète royale », sont élus au suffrage proportionnel. Le premier ministre est nommé par le président du parlement et doit appartenir à la majorité parlementaire. Le premier ministre actuel, Stefan Löfven, est issu du parti social-démocrate, majoritaire, mais qui ne représente que 28% des sièges parlementaires ; le premier ministre dirige donc un gouvernement de coalition, alliant sociaux-démocrates et écologistes. Le système suédois diffère donc largement du régime semi-présidentiel français. [13] Qui n’est pas un ultralibéral mais un ancien syndicaliste social-démocrate (parti social-démocrate des travailleurs). [14] Alors qu’il n’apparaît absolument pas certain que ce soit justement ces enfants-là qui retournent à l’école, puisque le retour à l’école relève du choix des parents.
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