Le geste théâtral de Sarah Kane

Sarah Kane (1971-1999) est une dramaturge britannique qui a profondément renouvelé le paysage théâtral britannique.
Elle est l’auteur de cinq pièces : Anéantis (1995), L’Amour de Phèdre (1996), Purifiés (1998), Manque (1998), 4.48 Psychose (2000).
Les critiques l’inscrivent dans une génération de jeunes auteurs britanniques (Mark Ravenhill, Rebecca Prichard, Jez Butterworth, Nick Grosso) dont le point commun était une forte appétence pour la violence en même temps que l’absence de toute métaphysique et le rejet de toute morale. On les range habituellement dans le courant dit « In-yer-face » (« coup de poing ») ou encore « néo-brutalisme » ou « brutalité nouvelle ». Or, bien que par moult de ses aspects l’œuvre de Sarah Kane se rapproche de celle de ces dramaturges, elle s’en distingue toutefois par son « non-réalisme ». Contrairement à ses camarades de théâtre, elle n’inscrit pas ses histoires dans un contexte historique et social de même qu’elle n’explique pas les comportements de ses personnages par une psychologie. Et ces choix se sont encore plus affirmés au fur et à mesure que son œuvre s’enrichissait de pièces nouvelles. L’examen de son trajet artistique montre qu’elle est allée de plus en plus vers l’abstraction : alors que, dans Anéantis, on trouve des références au contexte, notamment à la guerre de Bosnie, et que, dans L’Amour de Phèdre et Purifiés, il y a des didascalies qui indiquent, même minimalement, les lieux où les scènes se déroulent, dans Manque ainsi que dans 4.48 Psychose, toutes les indications historiques et géographiques disparaissent en même temps que les personnages tendent à se réduire à une lettre dans Manque, ou à une (ou plusieurs) voix sans visage dans 4.48 Psychose.
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Sarah Kane envisage le théâtre comme l’espace d’une performance où, au lieu de représenter le monde, elle le présente tel qu’il est, jusque dans son horreur. Anéantis n’est ainsi ni un documentaire ni un commentaire mais se veut la présentation brute du Réel sans cadre à quoi s’accrocher et à partir duquel se situer. D’où ce côté assumé, et même revendiqué par elle, de « violence amorale » de la pièce. Mais ce qui est vrai pour cette pièce inaugurale est aussi vrai pour les autres pièces. À chaque fois elle traite de l’impossible, que ce soit la Mort, le Mal ou l’Amour Absolu.
Méthodologiquement, elle fuit la réflexion qui « nous laisse intacts », et préfère susciter les émotions qui font trace. Car selon elle tout part du corps. Avec sa proposition d’un théâtre viscéral, elle veut que le spectateur ait un contact physique avec la pensée et les sentiments de ses personnages. En présentant des actions extrêmes, violentes et brutales, son objectif est que le public, comme l’auteur et les acteurs, « descendent en enfer dans leur imagination afin de ne pas devoir y aller dans la réalité ». Il s’agit ainsi que le spectateur fasse l’expérience d’événements qu’il n’a jamais vécus mais qui, par les émotions qu’ils suscitent, se gravent dans son esprit si bien qu’il se gardera bien que de telles épreuves ne se produisent dans la réalité. Ce qu’elle résume ainsi : « je prendrais plutôt le risque d’une overdose au théâtre que dans la vie ».
La conséquence est que, si son théâtre ne propose pas une morale, à travers les « révélations » qu’il suscite, il pousse le spectateur à se poser des questions morales dans la mesure où sa responsabilité est engagée dans le monde. Le seul devoir de l’auteur concerne dès lors la vérité, « si déplaisante soit-elle », dit-elle.
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Il y a une autre raison qui justifie qu’on ne la classe pas dans la même catégorie que ses jeunes contemporains. Contrairement à ces derniers, elle n’est pas nihiliste. Bien qu’elle nous plonge dans le chaos du monde ou de la psyché comme dans 4.48 Psychose, reste toujours maintenue chez elle, chevillée au corps, la quête de l’Amour absolu. Quand elle pleure son amour déçu, elle pleure celui qu’elle éprouve envers un Être « qui n’existe pas » car cette « femme [qui] me manque n’est jamais née », à moins qu’elle ne soit plutôt « toujours morte ». Ainsi, même si Dieu est mort et que l’Autre ne répond pas, même si à son silence têtu ne peut répondre que l’insulte (« toi, Dieu, va te faire foutre puisque tu me fais aimer quelqu’un qui n’existe pas, ALLEZ VOUS FAIRE FOUTRE ALLEZ VOUS FAIRE FOUTRE ALLEZ VOUS FAIRE FOUTRE »), jamais Sarah Kane ne renonce à l’Amour et à la recherche de cet être absolu. Cette quête, qui n’exprime rien d’autre qu’un Désir pur dénué d’objet puisque s’adressant tour à tour – ou simultanément – à l’amoureux, à la femme, au médecin, à Dieu…, irrigue de sa lumière crue tout l’espace de la page, de la scène, de la rue, et insuffle sans relâche de la vie dans le chaos du monde ou de l’esprit.
On retrouve cette quête partout dans son œuvre. Elle est ainsi clairement énoncée, et d’abord dans le titre, dans sa deuxième pièce : « L’Amour de Phèdre ». Dans celle-ci, Phèdre aime absolument son beau-fils malgré le fait qu’il soit un odieux personnage. Hippolyte incarne en effet la figure nihiliste du prince désabusé qui s’ennuie tellement que sa vie devient un enfer. Non qu’il n’ait de plaisirs physiques, bien au contraire, toutes les personnes qui le croisent doivent se soumettre à son appétit sexuel, que ce soit sa belle-mère ou son confesseur, mais, plongé au cœur de ce consumérisme mortifère, la seule curiosité qui lui reste est de surprendre le visage de ses victimes sexuelles quand elles atteignent l’orgasme. Son nihilisme atteint son apogée lorsqu’à la fin de la pièce il dit combien il est heureux de s’arracher à l’ennui grâce à l’émasculation dont il est l’objet (qui équivaut à la castration qui fonde le désir).
Par l’expression de son amour absolu, Phèdre fonctionne comme une contre-figure qui contrecarre le nihilisme d’Hippolyte, même si, en désespoir de cause, elle finit par se suicider : « Phèdre (à Hippolyte) – Tu es difficile. Caractériel, cynique, amer, gras, décadent, gâté. Tu restes au lit toute la journée et planté devant la télé toute la nuit, te traînes dans cette maison avec fracas les yeux bouffis de sommeil et sans pensée pour personne. Tu souffres. Je t’adore » (L’Amour de Phèdre).
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Note biographique : on pourrait faire un lien entre ce Désir jamais renié malgré le désespoir et la folie qui la gagnent, avec son histoire de vie, notamment le fait qu’elle a été élevée dans une église chrétienne « charismatique » dont l’effet a été que, jusque ses seize ans, elle était persuadée que le Christ allait revenir et que, grâce à son retour, elle n’allait jamais mourir. Avec cette conséquence, dit-elle, qu’elle ne s’est occupée de sa condition mortelle qu’à ses dix-sept ans. D’où, selon elle, ce débat permanent qui n’aura cessé de la tirailler entre ne pas avoir envie de mourir, d’en être même terrifiée, et être convaincue qu’elle sera sauvée grâce à Dieu car Dieu existe.
Cet être qui n’existe pas est ainsi d’abord Dieu dont on ne sait pas s’il n’est jamais né ou s’il est mort, ce qui suppose qu’il a existé.
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4.48 Psychose

4.48 Psychose a ceci de particulier qu’elle se situe toujours entre deux, avec cet effet qu’il est difficile de savoir à quoi on a à faire avec cette pièce, la rendant finalement totalement inclassable mais aussi détonante. Ainsi :
· Elle se présente à la fois comme un billet annonçant un suicide et comme le récit d’une désintégration psychotique. D’ailleurs, le titre raconte cette duplicité, le « 4.48 » renvoyant à l’heure annoncée du suicide et le « psychose » à la maladie psychique ;
· Ce dédoublement est accentué par celui qui s’ouvre entre réel et fiction. On ne sait jamais trop dans quel registre on se situe. En effet, l’autrice s’étant effectivement suicidée quelques semaines après la fin de l’écriture, ce billet n’est plus seulement le billet écrit par le personnage de la pièce mais celui d’une femme en chair et en os qui crie sa souffrance. De même, Sarah Kane ayant été hospitalisée en psychiatrie à plusieurs reprises, elle raconte de toute évidence des épisodes psychotiques vécus mais en mobilisant ce matériel réel pour fabriquer une fiction, et plus encore pour en faire une expérience littéraire — car son projet est que la forme et le fond ne fasse qu’une seule et même chose, que la psychose qu’elle raconte se traduise dans la forme qu’elle propose —, elle transforme ce qui pourrait apparaître comme un témoignage autobiographique en une expérience littéraire ;
· Bien que 4.48 Psychose s’inscrive dans une série de cinq pièces, elle se distingue des trois premières par l’absence de personnage clairement identifié (particularité que l’on trouvait déjà dans « Manque ») ainsi que par sa dimension très écrite tant et si bien qu’on peut se contenter de la lire et de faire l’impasse sur son interprétation sur les planches. Si les autres pièces sont rédigées de telle manière qu’elles prennent toute leur ampleur au théâtre, puisque c’est en vue de leur représentation qu’elles ont été rédigées, cette ultime contribution à l’art occidental se présente à la fois comme une pièce à jouer et un texte à lire. Alors que Sarah Kane mobilisait dans ses premières œuvres le côté direct du théâtre transformant la représentation en une performance, elle semble s’en écarter, pour partie au moins, avec cette pièce qui est tout autant voire surtout un travail de la langue et sur la langue. Tout se passe comme si elle avait à un moment donné perdu (un peu ?) la foi dans le théâtre et qu’elle glissait peu à peu vers des préoccupations de langage donnant un tour particulièrement littéraire à son texte ;
· Le résultat est que 4.48 Psychose renvoie, et à une pièce de théâtre, et à un texte poétique qui, tout en se redoublant l’un l’autre, déploient chacun de leur côté leurs singularités. S’il est ainsi possible d’appréhender le texte que Sarah Kane nous a légué par l’un ou l’autre de ces formats il s’exprime pleinement qu’à la condition de l’envisager dans sa double forme ! À se contenter de sa représentation théâtrale on y perd du sens mais on y gagne en incarnation ; à préférer sa version textuelle on y perd en frontalité mais on y gagne en poésie.
Phrase finale, Point final : lorsque quelqu’un parle de « 4.48 Psychose » il désigne le plus souvent sans le savoir une pièce de théâtre et une expérience d’écriture. C’est cet ensemble que ce titre emporte avec lui.
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Le texte à lire
« Et c’est mon esprit le sujet de ces fragments troublés »
Sarah Kane, 4.48 Psychose

Le texte se présente comme une succession de « fragments troublés » qui relèvent de trois catégories différentes : les monologues (au nombre de quatorze sur vingt-quatre fragments), les dialogues (huit) et les nombres (deux). Et quand on parle de monologue c’est vite dit car, à y regarder de plus près, ils ne relèvent pas toujours de ce que l’on nomme habituellement monologue. Ils sont davantage des discours qui peuvent, en effet, se dire à la première personne mais pas nécessairement. On trouve ainsi des monologues à la première personne (« j’ai connu une nuit où tout me fut révélé. »), des descriptions semblables à une didascalie (« Une table deux chaises et pas de fenêtre »), des descriptions qui sont à mi-chemin de l’observation et du fantasme (« Une chambrée de visages inexpressifs qui ouvrent des yeux vides sur ma souffrance, si dépourvus de signification qu’il doit y avoir là une intention malveillante »), des états mentaux à la première personne (« je vois des choses/ j’entends des choses/ Je ne sais pas qui je suis ») ou sans verbe (« langue pendante/ pensée bloquée »), des images à fort potentiel visuel (« une couche de cafard »), de la pure poésie (« Tout mon savoir est neige/ et désespoir noir »), des aphorismes énigmatiques (« Voler c’est l’acte saint/ Sur la voie tortueuse de l’expression »), des pensées à méditer (« Rien qu’un mot sur une page et le théâtre est là »), des questionnements existentiels sous forme déclarative (« je ne sais pas qui je suis ») ou interrogative (« Où je commence ? Où j’arrête ? »), des ritournelles (« brille scintille cingle brûle tords serre effleure cingle brille scintille cogne brûle flotte scintille effleure scintille cogne scintille brille brûle effleure serre tords serre cogne scintille flotte brûle brille scintille brûle »), des litanies (« JE REFUSE JE REFUSE JE REFUSE »), des imprécations (« Ceignez-vous : /car vous serez brisés/ cela adviendra »), des prophéties de type apocalyptique (« nous allons tous disparaître »), des suppliques (« je vous supplie de me sauver de la folie/ qui me dévore), des discours délirants (« j’ai gazé les Juifs, j’ai tué les Kurdes, j’ai bombardé les arabes, j’ai baisé des enfants qui demandaient grâce »), des discours médicaux tout droit tirés du dossiers du patient (« Sertraline, 50 mg. Insomnie aggravée, forte anxiété, anorexie (perte de poids 17 kg), accentuation des pensées, projets et intentions suicidaires. Suspendu après hospitalisation »), des discours psychologiques qui ne dépareilleraient pas au milieu de n’importe quel programme de développement personnel (« vaincre les résistances/ avoir contrôle et influence sur autrui/ me défendre/ défendre mon espace psychologique »), etc.
Certains de ces fragments empruntent un seul type de discours tandis que d’autres en mélangent plusieurs dans un collage qui relève plus du patchwork que du système. Mais ce qui les unit est la voix. Car le miracle est là : comment se fait-il qu’en dépit de cette variété de discours qui supposent une pluralité de locuteurs on a le sentiment qu’une seule voix parle ? L’absence de tout indice permettant d’identifier clairement un visage, un lieu ou un temps y est pour beaucoup mais l’élément décisif gît dans l’absence quasi générale de ponctuation ainsi que de majuscules :
« la télévision parle
des yeux partout
les esprits de la vue
et j’ai si peur maintenant
je vois des choses
j’entends des choses
je ne sais pas qui je suis
langue pendante
pensée bloquée
le froissement lent de mon l’esprit »
En supprimant toute ponctuation et marques qui relèvent des règles internes à l’écrit, Sarah Kane donne un tour oral à la voix. Le paradoxe, mais cohérent avec cette volonté d’être toujours entre-deux, est qu’elle propose un texte dans lequel elle porte un soin extrême à la disposition spatiale des mots dans la page, par définition intraduisible à l’oral, tout en dérogeant simultanément aux règles de la ponctuation spécifique à l’écrit pour habiller ses propos d’une forme orale. Ainsi cette multitude de phrases qui s’enchaînent surgissent comme un flux de paroles discontinues dans le fond mais continues sur la forme, semblant alors l’écho d’une voix unique.
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Au milieu de ces discours, intercalés, des dialogues mettent en présence une patiente, à qui appartient la voix, et son médecin au cours de ce qui ressemble à une séance. En tout cas, de toute évidence car parfois un doute s’insinue : entre le « vous » du médecin, le « tu » de l’amoureuse et le « Dieu » du Dieu, il y a match :
« Vous savez j’ai vraiment le sentiment d’être manipulée.
Silence
[…]
Mais vous vous m’avez touché si profondément putain je n’arrive pas à le croire et je n’arrive pas à l’être autant. Parce que je n’arrive pas à vous trouver.
Silence
À quoi elle ressemble ?
Et comment je la reconnaîtrai quand je la verrai ?
Elle mourra, elle mourra, putain elle mourra c’est tout.
Silence
[…]
Va te faire foutre. Va te faire foutre. Va te faire foutre puisque tu me rejettes en n’étant jamais là, va te faire foutre puisque tu me donnes l’impression d’être de la merde, va te faire foutre puisque tu me saignes à blanc de l’amour putain et de la vie […]. Surtout, toi, Dieu, va te faire foutre puisque tu me fais aimer quelqu’un qui n’existe pas… »
Dans cette indécision se dévoile l’amour de transfert qui est un amour absolu s’adressant à quelqu’Un qui a ceci de particulier qu’il est bien plus grand que celui, trop humain bien trop humain, qui en est le pâle support.
« Parfois je me retourne et retrouve votre odeur et je ne peux pas continuer je ne peux pas continuer putain sans exprimer ce terrifiant ah putain cet effrayant ce blessant putain besoin physique que j’ai de vous. Et je ne peux pas croire que je peux ressentir ça pour vous et que vous, vous ne ressentiez rien. Vous ne ressentez rien ? »
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Quant aux nombres, nous avons une première série a priori aléatoire qui va de 100 à 7 où les nombres diminuent au fur et à mesure qu’on descend dans la page, et une seconde série qui débute à 100 pour aller jusqu’à 2, en diminuant de 7 en 7.
Parmi les hypothèses possibles quant à la signification de ces deux séries, nous proposons celle-ci : de par la disposition des nombres dans la page, la première série ressemble à ces jeux consistant à relier des points à partir de chiffres afin de faire apparaître au final une figure, un paysage ou un objet. Quant à la deuxième, les nombres étant disposés en colonne, les uns au-dessus des autres, ils apparaissent comme les chiffres d’un compte-à-rebours. Dès lors, ces nombres ne viennent-ils pas énoncer la disparition progressive du visage de l’autrice jusqu’au compte-à-rebours final du passage à l’acte suicidaire ?
« regardez-moi disparaître
regardez-moi
disparaître
regardez-moi
regardez-moi
regardez
C’est moi-même que je n’ai jamais rencontrée,
dont le visage est scotché au verso de mon esprit »
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Parmi les interrogations que pose 4.48 Psychose, il y a celle du lien éventuel de sa rédaction avec le suicide de Sarah Kane. Cette question est d’autant plus pertinente que l’enchaînement des événements la légitime. En effet, c’est dans la foulée de l’envoi du manuscrit à son éditeur que Sarah Kane se suicide. Confirmée par les propos de son agent Mel Kenyon qui affirme « qu’elle savait que pendant qu’elle l’écrivait elle épuisait une sorte de réserve à l’intérieur d’elle-même »[1], l’hypothèse selon laquelle elle se serait brûlé les ailes en l’écrivant est sans doute la plus évidente. Le suicide apparaîtrait alors comme la conséquence dramatique de l’écriture devenue néfaste du texte le plus autobiographique qu’elle n’eût jamais écrit. L’acte fatal serait le résultat de cette écriture.
Nous sommes si peu convaincus par cette hypothèse que nous en proposons une autre qui, nous semble-t-il, correspond davantage à l’esprit du texte. Loin d’être une suite tragique à une écriture qui aurait conduit l’autrice à creuser si profondément en elle-même qu’elle en serait sortie totalement épuisée, écartelée entre le doute corrosif et le désespoir futile, nous pensons que le suicide préexistait à l’écriture et qu’elle a écrit 4.48 Psychose comme si le suicide avait déjà été accompli. En ce sens, le suicide n’est pas une conséquence mais le prérequis depuis lequel toute la pièce s’écrit. Dans la partie finale, Sarah Kane dit :
« Je ne me suis jamais tuée avant ne cherchez donc pas de précédent
Ce qui s’est passé avant c’était juste le commencement »
Puis, quelques lignes plus bas :
« S’il vous plaît ne me dépecez pas pour trouver comment je suis morte
Je vous dirai comment je suis morte »
Et de joindre la parole aux actes dans la foulée :
« Cent Lofepramine, quarante-cinq Zopiclone, vingt-cinq Temazepam, et vingt Melleril
Tout ce que j’avais
On avale
On coupe
On pend
C’est fait »
Si on se penche sur ce court passage, on constate que plusieurs temporalités se croisent jusqu’à se mêler les unes aux autres. Entre le futur d’un « je vous dirai », le passé d’un « j’avais » et le présent d’un « avale », toutes les dimensions du temps sont représentées. Or, c’est d’abord depuis l’après d’un futur qu’elle parle. En effet, elle ne peut s’adresser à ces autres qui chercheront après sa mort les causes de son suicide qu’à la condition qu’elle parle justement depuis l’après de sa mort, depuis l’après projeté de sa mort, depuis l’esprit de ceux qui se poseront cette question et qui attendront de sa part, quêtant des signes de réponse dans son corps ou dans son œuvre, une réponse post-mortem, celle justement qu’elle est en train de leur donner sur un plateau, dans l’œuvre elle-même, comme si cet après faisait déjà partie de l’œuvre. Et c’est depuis cet après qu’elle revient en arrière : tout d’abord à la liste de médicaments qu’elle aura ingurgités et qu’ils trouveront près de son corps lorsqu’ils la découvriront morte ; puis au geste lui-même décomposé en ses trois temps d’un « avaler les médicaments », d’un « couper les veines » et d’un « se pendre », accomplissant cela même qu’elle avait annoncé au début du texte au médecin sceptique devant la possible réalisation d’un geste qui rassemble, dans une sorte d’acte absolu, trois suicides en un[2].
Finalement, tout est annoncé dans cette phrase : « Il y a longtemps que je suis morte ».
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4.48 Psychose est un texte post-mortem écrit depuis la mort déjà accomplie ; et la voix qu’on y entend étant celle d’une morte, elle est « voix d’outre-tombe », « voix d’outre-tombe tout juste creusée ».
On comprend dès lors qu’elle « prédi[se] le passé » car écrivant depuis le futur alors même qu’elle habite le présent, elle ne peut que prédire ce qui en avant du présent elle ne peut qu’ignorer et en arrière du futur elle ne peut que connaître comme passé.
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Le texte articule les monologues d’une voix avec les dialogues des séances, avec en guise de scansion des fragments chiffrés. Si les dialogues enracinent le texte dans la réalité du monde, étant au plus proche d’une séance réelle, les monologues nous plongent dans les affres d’un esprit tourmenté entre dépression et psychose. « Réalité du monde » ? Soyons plus précis. Il s’agit d’une réalité toute particulière puisque réduite au mince filet d’une relation entre deux individus à peine identifiables que l’on suppose être un médecin et sa patiente. Mais rien sur le lieu ou le temps, juste cette intersubjectivité typique d’un dialogue. Ainsi, si la voix s’élève dans les airs tel un esprit déraciné, elle retrouve fugacement corps en s’arrimant à la réponse d’un interlocuteur dans un dialogue.
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De même que les dialogues croisent les monologues, la relation transférentielle qui est cœur des premiers croise la désintégration progressive d’une psyché qui est au cœur des seconds.
Après avoir choisi son médecin qui, contrairement aux autres, la regarde dans les yeux et trouve amusant son style d’humour noir et sa voix d’outre-tombe, elle entre avec lui dans une relation transférentielle dont l’amour est le centre et dont l’objet sera tour à tour les idées noires (cause de son hospitalisation), les scarifications (qui surviennent pendant l’hospitalisation), la « lobotomie chimique » (qu’elle va accepter non sans peine) avant que, malgré ou à cause des discours médicaux et psychologiques qu’on lui assène, elle sombre dans le silence jusqu’à sa disparition totale.
Simultanément, sur le fond de cette chronologie implicite, les monologues deviennent de plus en plus morcelés enchaînant des bouts de discours, des phrases de plus en plus fragmentées, des pensées interrompues, des fragments sans sujet et sans verbe ainsi que des ritournelles. L’esprit se morcèle et, avec lui, la voix tend à se dissoudre pour se réduire à l’automatisme d’une répétition a-sujet. Dans l’intervalle, l’Autre n’est plus qu’un autre menaçant et le sujet, son corrélat, la voix surmoïque d’un prédicateur.
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Quelques hypothèses psychopathologiques proposées par Sarah Kane
Les scarifications n’ont pas pour moteur le soulagement d’une tension, comme le pense la médecine, mais la recherche d’une « putain de sensation », d’un « putain effet ». Faut-il encore que le médecin ne se hâte point à répondre du haut de son savoir mais qu’il accepte, au contraire, de poser la question du « pourquoi » au patient. Preuve s’il en est que s’il y a du savoir il est toujours du côté du patient — mais un savoir insu, un savoir qui ne se sait pas.
La folie est l’expression de la dissociation du corps et de l’esprit, comme si jamais le corps et l’âme ne pouvaient être mariés. En tant qu’elle est entaille du corps, la scarification est la réunion réussie du corps et de l’esprit. À ce titre, elle est une tentative de guérison. Sarah Kane rejoint ainsi Freud pour qui le symptôme, avant d’être un problème, est d’abord la solution que le patient se donne pour guérir.
Notons aussi : la coupure lie.
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À plusieurs reprises revient la même discussion : alors que la patiente demande au médecin qu’il ne la méprise pas, le médecin lui répond sempiternellement que ce n’est pas de sa faute. Ne nous y trompons pas : la patiente ne dit rien d’autre au médecin qu’il est dans la méprise lorsqu’il pense, par exemple, que la scarification soulage les tensions. Quant au médecin, il ne cesse d’attribuer à la patiente le sentiment de faute qui est le sien. D’ailleurs, dans le dialogue final qui en raison du silence de la patiente se transforme en confession du médecin, les rôles étant soudainement inversés, ce dernier avoue combien il « déteste ce putain de boulot ».
De même que les dialogues croisent les monologues, la psychopathologie dépressive (qui est au cœur des échanges entre la patiente et le médecin) croise la psychose (qui se manifeste dans les monologues). Comme si en rabattant sans cesse la question psychotique sur la problématique dépressive, le médecin cherchait à névrotiser la patiente. Qu’il entende toujours « faute » et culpabilité au lieu de la « honte » et du châtiment en est l’effet. En résumé : le médecin ne cesse d’être dans la méprise en se trompant de diagnostic tout en étant fautif de se tromper. Et pourtant tout était indiqué : « chagrin pathologique ».
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La pièce
4.48 Psychose par Sarah Kane
La Compagnie du Refuge
Au théâtre des Hirondelles à Fretin, les 7 et 8 mai 2022
Les Productions du Fil rouge en partenariat avec le Collectif Lillois de Psychanalyse
Au cœur de l’interprétation de la Compagnie du Refuge : le corps. C’est à une incarnation à laquelle le spectateur assiste. Certes, le passage du texte à la scène procède en soi de l’incarnation. En faisant jouer par un individu en chair et en os les mots inscrits sur la page, le théâtre donne corps (au sens propre et figuré) à la langue jetée sur le papier. Or, en poussant au maximum cette incarnation la compagnie a poussé les moteurs bien au-delà de l’incarnation attendue. La raison en revient d’abord à Cécile Fleury, la comédienne. En y engageant tout son corps, jusqu’à flirter dangereusement avec le précipice, elle nous propose une version physique, viscérale, arachnide de la pièce. Marchant, dansant, sautant, rampant, faisant face au spectateur ou lui tournant le dos, assise ou debout, couchée ou accroupie, allongée au sol ou sur un banc, avec ses bras désarticulés et son regard à vif, parlant, hurlant, marmonnant, chantant, elle s’expose en exposant son corps et nous fait entendre « le cri de la détresse qui tournoie dans la cuvette infernale au fond de mon esprit ». Grâce à elle nous touchons du doigt la douleur concrète d’un être.
De ce corps tellement présent qu’il en devient fascinant, le spectateur devient finalement captif. Pris dans sa toile, il reçoit tel un coup de poing dans le ventre un brulot d’émotions. Et quand enfin la pièce s’achève il en sort sonné, conscient d’avoir vécu un moment fort dont il ne sort pas indemne.
Nous ne pouvons alors qu’applaudir la performance et dire merci !

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Mais une actrice aussi bonne soit-elle n’est rien sans un metteur en scène. Au-delà des qualités de celles-ci, des choix ont été faits par Yves Penay. Faire porter toute la pièce sur le corps en est le principal. Avec une conséquence : l’écrasement de la parole, et donc du texte. Face à ce corps omniprésent, le texte tend à s’effacer jusqu’à l’inintelligible. Si bien que, lorsque l’actrice prend la parole, elle semble pressée, comme prise dans une urgence au point que les mots se précipitent, se mangent les uns les autres et finalement se dissolvent pour ne laisser que l’impression, le souffle et le cri qui les portent. Le corps encore et toujours !
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« Ouverture de la trappe
Lumière crue »
À plusieurs reprises revient dans la pièce ce fragment, comme une antienne scandant la lente dislocation psychique de la patiente. Nous y voyons l’image d’un cerveau dont on ouvrirait la trappe et sur lequel le faisceau lumineux d’une lampe jetterait une lumière crue pour y apercevoir les phénomènes qui s’y déploient.
4.48 Psychose ou l’auscultation d’un cerveau en pleine désintégration.
Cette remarque met en exergue le rôle de la lumière qui irrigue le texte de même que l’interprétation proposée par la troupe. On pourrait s’attendre comme il a pu en être ainsi longtemps, même si depuis plusieurs années déjà elle tend à devenir un élément central de la création théâtrale, que la lumière serve à l’ornementation. Elle accompagnerait le jeu des comédiens qu’elle mettrait en valeur avec savoir-faire. Rien de tel ici. La lumière dirigée d’une main de maître par Elias Attig, participe pleinement de la performance. Plusieurs raisons à cela, qui relèvent autant d’options de mise en scène que des exigences du texte lui-même. Il y a, tout d’abord, un écueil que le travail de la lumière tente de solder. Il est en lien avec la difficulté de traduire en représentation théâtrale un texte où s’entremêlent les discours et les voix. En marquant dans l’espace des lieux différenciés, en fixant dans le temps des séquences séparées, la lumière donne l’orientation nécessaire au sens, sans lequel la pièce risque à tout instant de sombrer dans une incompréhension rédhibitoire. Dans un contexte où le corps prend toute la place au détriment de la langue et donc du sens, son importance est alors décuplée. Elle est l’index qui pointe au spectateur la zone où la signification se crée.
Mais il existe une autre raison qui justifie son usage déterminant. Elle se trouve dans la pièce.
« Rappelez-vous la lumière et croyez la lumière » déclame la voix dans une prophétie (« J’ai eu des visions de Dieu/ et cela adviendra ») prononcée au temps de l’apocalypse (« anéantissement il y aura »).
Cette lumière est celle qui tombe du ciel, qui sermonne et qui prêche en annonçant le noir dessein de la suite (« Contemplez la lumière du désespoir/ l’éblouissant éclat de l’angoisse/ et vous serez menés aux ténèbres »).
Débouchant d’en haut, la lumière est autant celle de la froide raison que de la foi aveugle. Aux manettes ? L’apprenti-scientifique dont l’œil avisé scrute la psyché à moins que ce ne soit plutôt Dieu qui, depuis l’Olympe, assène ses vérités à qui sait l’entendre.
N’oublions pas que le mot « régisseur » vient du latin rex, roi. Le régisseur c’est le roi fait soleil qui du haut de son balcon illumine brille brûle cingle. Assumant jusqu’au bout son rôle il devient dans 4.48 Psychose cet Autre personnage du récit, médecin ou Dieu, qui ausculte le chaos d’un esprit et le chaos du monde depuis « la montagne de la demeure du Seigneur à l’horizon de l’âme qui éternellement recule », et c’est sous son regard perçant que l’âme se dédouble et que se révèle sous les yeux de l’observateur effrayé son ombre diabolique.

À moins que, embrassant l’actrice sous son regard bienveillant, la lumière vienne dire un secret : qu’elle ne s’adresse qu’à lui ? Alors le Dieu médecin devient l’amoureux et la scène le lieu d’une parade amoureuse. Retournement ironique, typiquement postmoderne : Romeo caché derrière le balcon de ses machines célestes écoute Juliette lui entonner sa « chanson pour mon bien-aimé » depuis la couche terrestre où ils ne s’étendront pas. Voilà comment dans l’espace du théâtre à l’animalité d’une folie qui cloue au sol répond l’humanité d’un amour absolu qui élève. Lumières !!!
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« les cafards portent une vérité que personne jamais ne profère »

La folie est au diapason du parti pris. Elle apparaît comme l’expression d’un corps fou. C’est sous l’angle monstrueux du pulsionnel qu’elle surgit dans la pièce.
Cafard parmi les cafards s’agitant sur son banc les pattes en l’air.
L’exemple le plus frappant est la façon choisie pour représenter la malade lorsqu’elle discute avec le psychiatre au cours de ses séances. Le visage caché derrière ses cheveux, la voix gutturale et râpeuse, elle semble parler depuis l’au-delà des frontières du monde, depuis cette zone inquiétante où l’animalité se mêle à l’humain. Représentation pour le moins irrationnelle, irréductible, irrachetable, méconnaissable, où l’on pressent le déraillement constant, ce qui ne va pas sans dérangement, celui de la patiente mais aussi le nôtre face à cette forme spontanée jaillissant des tréfonds qui a tout de la déformation.
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Or, il existe une autre façon de considérer la folie qui relève moins de la manifestation désinhibée du pulsionnel que de la fragmentation de la langue et, par suite, de la pensée. D’ailleurs, cette conception est plus proche de l’intention de Sarah Kane. Entre les phrases escamotées, les mots errants et les paroles interrompues, la folie envahit tout l’espace, la forme venant conjoindre le fond. Comment ne pas alors entrevoir dans l’entrecroisement des discours de plus en plus anarchique au fur et à mesure que les pages s’égrènent, la folie en action.
La folie est cette langue qui se défait et se délite et qui, en se délitant, emporte le spectateur au cœur du chaos d’une âme disloquée.
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D’un certain côté, l’interprétation proposée par la Compagnie du Refuge répond à l’idée que se fait Sarah Kane du théâtre. À savoir un théâtre coup de poing dont le but est d’embarquer le spectateur dans une expérience immersive. Mais, par un autre côté, il s’en écarte, sans que l’on puisse parler toutefois de trahison dans la mesure où l’absence d’indication autorise par principe toute interprétation[3]. Il s’en écarte, en effet, par le choix fait du spectaculaire à travers l’omniprésence du corps exhibé qui tel un ogre dévore, capte et captive, mais aussi à travers la magie de ces ombres diaboliques soudainement apparues, sans oublier l’utilisation maligne de la musique pour souligner les moments cruciaux de la pièce. Grâce à ce choix, le texte perd son aridité intrinsèque et devient le support d’un spectacle bien mieux à même de séduire le public mais au prix de la langue dont le travail est relégué au second plan alors même qu’il est central dans 4.48 Psychose.
Au final, la Compagnie du Refuge applique fidèlement la conception qu’a Sarah Kane du théâtre mais, en l’appliquant à la pièce la moins théâtrale de toutes, celle où elle s’éloigne du théâtre et se rapproche de la poésie, ils deviennent infidèles à son projet.
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Le spectacle
S’il y a une leçon à retenir elle est la suivante : tout est spectacle. Même si la pièce est écrite et l’interprétation travaillée en amont, elle s’improvise aussi en s’adaptant au lieu où elle est jouée mais aussi aux événements imprévus qui surviennent pendant la représentation. Au cours du débat ayant suivi la représentation, Yves Penay a ainsi expliqué comment, de la contrainte voulant que la loge ne se trouve pas derrière la scène, mais derrière les spectateurs, il en avait tiré une entame (dans le noir de la salle il trace le chemin qui amène la comédienne jusqu’à la scène grâce à la lumière d’une lampe de poche) et une sortie (assise sur le banc, au milieu de la scène, elle chausse devant les spectateurs les chaussures que le metteur en scène vient de lui apporter). De ces deux inventions surgit un surplus de sens qui rend cette représentation absolument unique : c’est depuis la foule des spectateurs que surgit « l’héroïne », et la folie qu’elle va exposer à notre regard est notre folie commune. Suivez donc le chemin que la lumière fraye au milieu des ténèbres (« Contemplez la lumière du désespoir/ l’éblouissant éclat de l’angoisse/ et vous serez menés aux ténèbres ») ! Le théâtre est là pour nous le tracer, direction la vérité. Quant à la fin, elle a tout du cérémonial. On y voit la reine s’habiller à son levé devant l’assemblée de ses sujets ; on y voit aussi celle qui, chaussant ses chaussures de plomb, se réarrime au sol et, par là-même, à la réalité du monde, comme s’il fallait en passer par le prosaïque de ce geste banal pour que celle qui dans sa folie a littéralement décroché, réussisse à avoir à nouveau les pieds sur terre.
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Sarah Kane préférait le théâtre au cinéma parce que « c’est du direct. Il existera toujours [au théâtre] une relation entre le public et ce qui est montré, qui n’existe pas vraiment avec un film ». Dans un film, « les gens peuvent quitter la pièce ou zapper ou n’importe quoi d’autre, ça ne change rien à ce qui est présenté » ; au théâtre, « quand les gens se lèv[ent] et quitt[ent] la salle, ça fa[it] partie de l’expérience globale de la pièce. Et c’est ça qui me plaît : il y a une relation de réciprocité totale entre la pièce et le public » (8.2.1998).
Au cours de la seconde représentation, un événement imprévu a eu lieu. Dans la rue mitoyenne au théâtre des Hirondelles, une procession de véhicules motorisés fit gronder le rauque fracas de leur virile mécanique et grincer le ridicule aigrelet de leur pathétique klaxon. Ayant de toute évidence choisi pour lieu de villégiature cette rue, ils envahirent de leurs bruits de ferraille la salle où se tenait la pièce.
Le narcissisme exhibé des gens, avec ce qu’il a de grotesque, faisait ainsi effraction dans la salle, au point de perturber la représentation ? Tout l’honneur revient à Cécile Fleury d’avoir su, en dépit de ces bruits parasites, poursuivre comme si de rien n’était.
Reste cette intuition : le son tapageur de ces machines ne venait-il pas annoncer la perdition d’un être qui, sous l’effet de la déflagration psychique, tend à se réduire à la mécanique d’un automatisme de répétition ? Et ne reste plus alors que le mince filet d’un chant, celui d’une voix enfantine qui nous parvient, assourdie, depuis l’arrière de la cloison du monde…
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Cette pétarade survenant un 8 mai, jour de l’armistice, on peut aussi entendre dans ce fracas un écho de la guerre avec ses engins de mort. Or, immanquablement, pour qui connait l’œuvre de Sarah Kane, cet écho fait écho à un autre écho : celui où, dans Anéantis, sa première pièce, le récit passe soudainement de l’intimité d’une chambre d’hôtel à une zone de guerre par l’entremise d’un soldat qui fait effraction dans la chambre : « Pour Anéantis je crois qu’il s’est agi d’une réaction immédiate à certains faits alors que la pièce commençait d’exister. Je savais que j’avais envie d’écrire une pièce sur un homme et une femme dans une chambre d’hôtel, et qu’il y avait entre eux un déséquilibre de pouvoir si total qu’il en résultait un viol. J’y travaillais depuis quelques jours lorsqu’une nuit, faisant une pause dans mon travail, j’ai pris le journal télévisé et il y avait le visage d’une très vieille femme à Srebrenica, qui ne faisait que pleurer en regardant la caméra, et elle disait : « Je vous en prie, je vous en prie, que quelqu’un nous aide, oui, nous avons besoin que les Nations Unies viennent ici et nous aident. » Je me suis dit : « C’est absolument horrible, et moi je suis là à écrire cette pièce ridicule sur deux personnages dans une chambre. Ça rime à quoi de continuer ? » Donc c’est sur ça qu’il fallait que j’écrive, mais quand même cette histoire entre l’homme et la femme m’attire toujours. Alors je me suis demandé : « Quel pourrait bien être le lien entre un viol banal dans une chambre d’hôtel de Leeds et ce qui se passe en Bosnie ? » Et brusquement ça a fait tilt et je me suis dit : « Mais bien sûr, c’est évident – le premier est la graine et l’autre est l’arbre. » Je pense vraiment que les germes d’une guerre de grande ampleur se trouvent toujours dans la civilisation en temps de paix » (3.11.1998).
Difficile alors de ne pas remarquer que ces sons graves de moteurs entendus un 8 mai grondent alors que, pour la première fois depuis la guerre des Balkans, une autre guerre rugit au même moment en Europe, au cœur de l’Ukraine. Mais là où la guerre venait à prendre place sur la scène pour se montrer dans toute son horreur, elle frappe désormais à nos portes, encore plus menaçante du fait que nous en avons une image incertaine.
Est-ce à dire que dans la manière scandaleuse dont nos sociétés capitalistes traitent la différence, telle que peut l’incarner le fou, il y a en germe une guerre à venir ?
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Il n’y a pas de limite à ce « tout est spectacle ». Le hasard des lieux a voulu que 4.48 Psychose se déroule au cœur d’un corps de ferme réaménagé en théâtre. Pour accéder à la salle, les spectateurs qui arrivent de la rue franchissent d’abord un porche qui les fait déboucher sur une cour intérieure entourée de bâtiments avant d’entrer, depuis l’intérieur de cette cour, dans le théâtre de poche où une soixantaine de personnes maximum peuvent se rassembler. Ainsi la géographie des lieux indiquait par avance l’aventure à laquelle le spectateur était invité : quitter la réalité sociale, celle de la rue, où il assume un rôle, pour pénétrer dans l’antre secret de l’intime, au cœur du ventre ou du gouffre, du placenta ou du caveau, pour être au plus près de la folie qui le guette. Si on ajoute que pour des raisons artistiques une fois la représentation lancée il était exigé du spectateur de ne plus quitter la salle, le porche ainsi que la porte d’entrée étant fermés par ailleurs pour empêcher toute nouvelle arrivée de spectateur, c’est le lieu tout entier qui se transformait en un lieu contenant et oppressif, dans lequel le spectateur entrait peu à peu dans un corps à corps avec la folie, dont il ne pouvait sortir indemne.
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L’une des particularités de cette double représentation est qu’elle fut chaque fois adossée à un débat animé par le Collectif Lillois de Psychanalyse et auquel participèrent Cécile Fleury et Yves Penay. Ces débats auraient pu être, comme il est courant dans les théâtre-débats, une partie annexe exprimant, dans l’après-coup, ce qui avait été compris par les uns et les autres. Et, en effet, ils le furent mais ils ne furent pas que cela : ils participaient pleinement du spectacle.
S’ajoutant à la pièce dont ils devenaient le pendant, les débats faisaient partie intégrante de la représentation. Si bien qu’une fois réuni le théâtre-débat ne faisait que répéter au dehors l’enjeu du dedans, celui interne au texte : à l’image de la folie qui résulte de la dissociation du corps et de l’esprit, le théâtre-débat se déchirait entre le corps de la performance théâtrale et l’esprit du débat. Si bien qu’ils restèrent irréconciliables ?

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Sans doute auraient-ils été irréconciliables s’il n’y avait eu, en plus de la pièce et du débat, un élément tellement banal qu’il aurait pu passer inaperçu alors qu’il joua tout au contraire un rôle primordial. Nous voulons parler de l’accueil.
Produit par les Productions du Fil Rouge cet événement n’aurait pas été ce qu’il a été s’il n’avait été porté par le souci constant de son responsable, Frédéric Dubled, d’accueillir comme il se doit les spectateurs ainsi que la troupe. Avec l’aide des membres du Collectif Lillois de Psychanalyse, il fit de ce moment un moment exceptionnel qui, à n’en pas douter, marquera à jamais les participants de son empreinte.
Or, c’est dans ces temps d’accueil, qui ne furent ni la pièce ni le débat, et dans lesquels le plaisir d’une boisson partagée s’allia à celui d’une discussion échevelée, que le corps vint à s’unir à l’esprit. Résultat : ils ne s’intégrèrent pas à l’événement telle une parenthèse qui l’égaye mais, participant de la représentation dont ils furent un ingrédient, ils en constituèrent le gond, et le cœur palpitant.
Calé dans les interstices, entre pièce et débat, gît le désir.
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Requiescat In Pace
« s’il vous plaît lever le rideau »
Sur ces mots s’achèvent le texte ainsi que la pièce, mais aussi l’œuvre de Sarah Kane qui, dans la foulée de ces ultimes paroles, se donna la mort le 20 février 1999.
Prenant à la lettre ces ultimes paroles, dans un acte aussi décisif qu’inconscient, la troupe décida lors du filage précédent la première représentation d’ôter le rideau noir qui barrait le fond de la scène. Se dévoila alors, massif et frontal, le mur.
Un mur typique du Nord de la France, un rouge-barre. Mur dans lequel la craie de pierres blanches s’entremêle au rouge charbonneux de la brique.
Le corps et l’esprit, le passé et le futur, la raison et la folie, l’art et la psychanalyse, la mort et la vie.
Imposant et intimidant, le mur fut plus qu’un décor : enserrant les participants entre ses rudes cloisons il participa grandement de l’ambiance oppressante qui, à la limite de la claustrophobie, régna pendant la représentation. L’enfermement dès lors ne fut pas un vain mot. À l’enfermement éprouvé par le fou dans sa chair (l’hôpital psychiatrique) et dans son âme (sa folie) répondit l’enfermement éprouvé par le spectateur dans la salle. Dans une expérience de vérité dont le théâtre peut être le lieu, chacun toucha alors du doigt la folie qui gît au cœur de l’être.
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« s’il vous plaît levez le rideau »
Et dans un ultime geste, dos à la salle, face au mur paré d’un drap blanc gonflé de lumière, elle leva les bras vers le ciel.
Alors se dévoila aux yeux du spectateur ébahi la hauteur de plafond. Et le mur se transforma. Il n’était plus le mur d’un asile mais le mur d’une église, et le drap un linceul gonflé de la lumière divine.
Sans le savoir nous étions tous unis pour une célébration.
À la mémoire de Ronny Coutteure (1951-2000)

[1] Saunders Graham, Love me or kill me – Sarah Kane et le théâtre. Paris : L’Arche, 2004, p. 177.
[2] Il n’est pas neutre qu’elle n’imagine pas seulement de se suicider par une méthode ou par une autre mais qu’elle imagine LE suicide total dans lequel on retrouve quasiment toutes les manières possibles de se suicider, les seules manquant à l’appel étant celles de se jeter depuis un pont ou de se mettre une balle dans la tête. Il est vrai que la raison est d’abord pratique dans la mesure où ces deux manières de faire ne permettent pas in concreto que d’autres procédés s’agrègent à elles. Il n’en reste pas moins que cet acte est un acte total, que par là-même le narrateur ne cherche pas à s’assurer de la pleine réussite de son geste comme on pourrait le croire a priori mais qu’il affirme jusque dans son geste final la radicalité d’une éthique, celle d’un geste pur et sans ambiguïté qu’il assume pleinement jusques et y compris dans ses implications vitales — ce qui ne va pas sans révéler en effet un orgueil à la mesure, ou plutôt à la démesure, du projet.
[3] L’une des interprétations qui reste à faire est une version comique de 4.48 Psychose. Faut-il pour cela en assumer pleinement le burlesque qui s’y trouve en puissance.
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