« L’homme qui penche » par Marie-Violaine Brincard et Olivier Dury
- Collectif Lillois de Psychanalyse
- 6 mars 2022
- 12 min de lecture
Dernière mise à jour : 7 mars 2022
Sur la vie et l'œuvre de Thierry Metz
Collectif Lillois de Psychanalyse.
Ce texte a été rédigé en vue du débat qui a suivi la projection du film «L’homme qui penche» réalisé par Marie-Violaine Brincard et Olivier Dury. Le film a été projeté le 23 février 2022 au Kino à Villeneuve d'Ascq.
Synopsis : Thierry Metz (1956-1997), poète et manœuvre, est un des plus grands écrivains de sa génération. Il modèle ses expériences par l’écriture et transforme chaque étape de vie en matériau poétique. Il donne une âme au chantier, aux paysages du Lot-et-Garonne, à la maison dans laquelle il vit. Le film retrace l’intensité tragique d’une vie entièrement consacrée à la création et propose un dialogue entre la poésie et le cinéma. Accompagné par les textes de ses principaux recueils, il fait exister les habitants de ses poèmes : les ouvriers, les saisonniers et les patients du centre psychiatrique de Cadillac...
« L’homme qui penche est un être encordé. Encordé mais pas lié. »
Thierry Metz. L’homme qui penche.
Une expérience de cinéma
Le film proposé par Marie-Violaine Brincard et Olivier Dury relève à la fois du documentaire et de la fiction. Il est, en effet, un documentaire dans la mesure où il filme des lieux et des personnes tels qu’ils sont dans la réalité. Les séquences dans lesquelles des ouvriers creusent ou maçonnent et dans lesquelles les malades de l’hôpital psychiatrique fument ou discutent, sont des tranches de vie captées sur le vif qui ne sont ni mises en scène ni préparées. En même temps, le fil conducteur du film est la vie de Thierry Metz qu’il retrace et reconstitue. A ce titre, il est une construction fictionnelle dont le but est de raconter après-coup une histoire, l’histoire tragique d’un homme.
Pour autant, si le film n’est réductible ni au documentaire ni à la fiction, il n’est cependant pas l’un et l’autre car il est plus que leur addition. Pour reprendre un terme employé par Olivier Dury lors d’un échange que nous avons eu avec lui et sa consœur, il est « du cinéma » c’est-à-dire une expérience à la fois individuelle et collective qui mobilise les sens, visuel et auditif, et dont l’un des buts est de produire des effets de signification. Et, en effet, par leur manière de filmer et de cadrer, par leur façon de composer le plan au point que chaque plan se transforme en un tableau, les réalisateurs nous plongent dans un bain de couleurs et de sons qui nous convoquent du côté du corps. Ce n’est pas un hasard que le film prenne toute son ampleur lorsqu’il est projeté sur grand écran et en dolby stéréo, au « cinéma ». Quand il est vu dans ces conditions, le spectateur se voit entraîné dans une expérience sensorielle qui peut être tout autant éprouvante qu’exaltante mais dont il ne sort jamais indemne.
Ce serait toutefois une erreur de restreindre le film à ses effets immersifs car, si effets il y a, ils sont mis au service d’un but esthétique voire éthique. Comme nous l’ont énoncé les réalisateurs, lorsqu’ils sont sur un chantier, la question qui les préoccupe est de savoir où poser la caméra, où poser le regard pour que se révèle aux yeux des spectateurs la beauté qui se cache derrière la réalité la plus prosaïque comme peut l’être celle d’un chantier. Par là-même, ils sont au plus près du geste de Thierry Metz qui, en décrivant au jour le jour le travail d’un manœuvre, exhume le beau du banal.
Un tissage complexe
Le film cherche à tisser trois registres distincts : la biographie de Thierry Metz, son œuvre poétique et le film lui-même. La vie du poète, plus précisément sa vie d’adulte, constitue la trame temporelle du film. Le récit suit les linéaments de cette vie dont les différentes périodes scandent le déroulement. Elle prend la forme d’encarts informatifs intercalés dans le cours du film. C’est sur ce fond que s’agencent les images et les sons qui composent la part cinématographique. Même si elle est en lien avec les deux autres registres, elle bénéficie de son autonomie et répond à des questions qui lui sont propre, composant une œuvre à part entière avec ses auteurs désignés : les réalisateurs. Insérés dans l’ensemble, venant se poser sur les images, des poèmes sont prononcés par une voix off. La langue poétique de Thierry Metz accompagne ainsi à intervalle régulier le spectateur tout au long du film.
Avec ce choix de composition qui mêle plusieurs ordres de discours, on pourrait craindre que les images prennent le pas sur les poèmes ou que le tragique l’emporte sur l’expérience de cinéma. Or, il n’en est rien. Les réalisateurs réussissent le tour de force de tisser les registres les uns avec les autres sans que l’un n’écrase les deux autres. Ainsi, les images ne sont jamais une illustration des poèmes de même que les poèmes ne sont jamais un intermède dans le récit. Bien au contraire, se faisant écho les uns aux autres, ils composent une œuvre homogène dont le pouvoir de séduction, qui parfois vire à la magie, résulte de leur agencement précis et juste.
L’anti-psychologie d’une psychanalyse
Si on regarde le film sans rien connaître de Thierry Metz, en particulier de sa fin tragique, on est surpris d’apprendre dans les dernières images qu’il s’est suicidé. Malgré le décès de son fils, le départ de sa femme, son alcoolisme et son hospitalisation en psychiatrie, rien ne semble présager ce geste ultime ; pas plus le récit que la poésie, sobre et sans pathos, ne nous y prépare, même si une noirceur de fond irrigue les textes. La surprise qui est la nôtre s’explique par l’absence totale de psychologie, et donc d’explication psychologique. A aucun moment dans le film, et dans l’œuvre, la psychologie de l’auteur n’apparaît. On apprend qu’il souffre d’alcoolisme quand il vient à être hospitalisé, non que l’alcool soit totalement absent avant cette hospitalisation mais il est évoqué à la marge, à l’occasion de rencontres avec des amis ou sur les chantiers, lorsque les ouvriers s’arrêtent le midi pour manger.
« Je n’ai jamais écrit sous alcool. Mais ici je me dois de parler de l’alcool. Avec le risque d’y revenir », écrit le poète dans son dernier recueil.
Et pourtant, il est tout aussi faux d’affirmer que rien dans le film n’annonce le pire. Tout au contraire, à y regarder de plus près, tout est là. Faut-il encore regarder les images avec d’autres lunettes que celle de la psychologie. C’est littéralement à une lecture analytique à laquelle nous convient les réalisateurs. Le secret, si tant est que l’on puisse parler de secret car tout est étalé sous nos yeux à qui sait y voir, réside dans les images elles-mêmes qui nous informent sur la phase où en est le sujet « Thierry Metz ». Pour la saisir, il nous faut décomposer le film en ses différentes parties.
Un film en quatre actes et un épilogue
Concrètement, le film se compose de quatre chapitres qui se closent à chaque fois par un événement faisant rupture :
- Le chantier à l’intérieur duquel on repère trois temps reproduisant ceux de la construction : les fouilles, les murs et la toiture. La séquence est ainsi construite selon un mouvement d’ascension, dont rend compte le mouvement de caméra final. Celui-ci part de la « terre », de la « tombe », de la « fosse », du « gisant », pour longer ensuite les murs, les parpaings, les « agglos » et les fenêtres à partir desquels se bâtit « l’habitable », pour se finir par les tuiles, le toit, le ciel et les « constellations » que traversent les oiseaux ainsi que l’arc-en-ciel, deux motifs récurrents dans la poésie de Thierry Metz. Il écrit ainsi :
« Ahmed Manuel Rodriguez Antoine…
On pourrait jouer à la marelle ?
Le CIEL
Voici le plan : Le CHANTIER
La TERRE
— Le premier qui arrive se change en arc-en-ciel, d’accord ? »
Le journal d’un manœuvre.
L’ouvrage qui, pour l’essentiel, ponctue cette partie est « Le journal d’un manœuvre ». On y voit déjà une noirceur à l’œuvre mais noirceur sans cesse rehaussée par la langue qui illumine le réel. Cette noirceur surgit notamment dans la figure du manœuvre qui, s’il aspire à s’élever vers les hauteurs, reste les pieds scotchés au sol, plombé, condamné à regarder depuis la terre les autres ouvriers gravir les murs.
« Samedi dans les échafaudages : des planches qu’on fait passer. Des seaux. Des vivres.
Il y a quelqu’un là-haut »
Le journal d’un manœuvre.
Cette partie se termine avec le décès du fils Vincent renversé par une voiture devant la maison familiale [1].
– Le drame (ou l’impossible deuil) qui est représenté par des couloirs délabrés, des murs défraichis, une maison à l’abandon qui se trouve être celle où vécut Thierry Metz avec sa femme et ses enfants. Alternant plans fixes de constructions humaines et plans tout aussi fixes de nature (eau, brume, arbre…), cette partie se déploie à l’orée (qui désigne à la fois le bord et le commencement) : entre noirceur et lumière, fixité et mouvement, humanité et nature, grisaille et lumière, vie et mort. Particulièrement significatif de ce passage à la frontière, le choix fait par les auteurs consistant à proposer de longs plans fixes sur des murs, des couloirs, des arbres, des champs dans lesquels ont lieu de minuscules événements comme un reflet de lumière, un oiseau qui passe dans le plan, un nuage qui assombrit la scène, etc., si bien qu’au-delà de l’immobilité apparente toute une vie se déploie, nous pouvons ajouter : à qui sait y faire attention. D’ailleurs, c’est l’un des enjeux avoués du film, un enjeu pédagogique consistant à éveiller le spectateur non seulement à la beauté du quotidien mais aussi à ces infimes mouvements dans lesquels la vie se glisse. Eveiller le regard et mobiliser l’attention aux choses minuscules, voilà une éthique de la vie que les auteurs nous transmettent sans crier gare.
Mais soyons plus précis. Deux types d’événements minuscules agitent l’image : ceux qui relèvent du reflet, de l’ombre et de la lumière, et ceux qui relèvent de la nature tel un oiseau, une feuille ou la brume. Si les premiers troublent l’image, les seconds font intrusion ; si les premiers font écho à une vie dont ils sont la trace, les seconds sont l’incarnation de la vie même ; si les premiers indiquent le triomphe de la mort, les seconds annoncent le triomphe de la vie. En effet, quand ils jouent avec les reflets, les réalisateurs réussissent la prouesse de rendre visible l’invisible, comme si leur caméra parvenait à capter les fantômes qui troublent la réalité et qui hantent un homme, une famille, une demeure. A l’inverse, lorsqu’ils captent la nature sur le vif, ils introduisent de la vie dans la mort, comme si la vie se mettait à germer au milieu de la mort, sur son cadavre. Si l’on croise ces deux catégories de phénomènes, on voit se dessiner la manière délicate des réalisateurs de traiter sans traiter l’irreprésentable deuil, en mettant en scène deux étapes inhérentes à celui-ci que sont le retour du mort sous sa forme spectrale puis, une fois enterré, le cadavre depuis lequel la vie peut germer et reprendre son cours.
Cette partie se conclut avec le départ de la maison consécutif à la séparation de Thierry Metz d’avec sa femme. Ceci est signifié dans le film par un plan séquence dans lequel on suit, de dos, un homme qui marche dans la forêt jusqu’à ce que la caméra s’arrête et qu’elle le laisse – et que nous le laissons donc – quitter les lieux. Que cet homme se trouve être Thomas, l’un des fils de Thierry Metz, accentue la portée symbolique de cette scène, celle d’un départ qui est tout autant une fuite en avant, et déjà le début de la fin.
« On cherche un habitant qui n’est plus dans la maison. Pourtant, n’est-ce pas lui que l’on aperçoit, à l’orée de ce qui est, ne sachant pas où il va, de dos, faisant un signe d’adieu ou de reconnaissance, un signe, c’est tout pour les jours passés, pour ceux à venir ?
N’est-ce pas l’homme qui penche, vu de trop loin maintenant ou trop tard ? »
L’homme qui penche.
- L’errance débute. Séparé de sa femme et de ses enfants, Thierry Metz désormais seul se rend là où sa mobylette le porte. Dormant la nuit dans les fossés des routes, il offre le jour ses bras aux paysans qu’il croise, passant de petit boulot en petit boulot. Les paysages sont de plus en plus désolés et les plans plus irrespirables encore, comme l’indique ce gros plan sur cet homme qui, surgi de nulle part, porte un masque anti gaz. Poussée par le vent, une poussière noire envahit l’espace. Une odeur de bûcher gagne la salle. Celle des morts, celle du foyer. La maison brûle en même temps que le corps de Vincent, le fils fauché en pleine enfance.
« T’écrire mène souvent à l’enfant, à sa tombe, à des pierres…
Je parle d’une mort qui n’est pas la nôtre, mais d’un bûcher au bord d’un fleuve. Et nous devons rester là avec tout ce qui nous entoure. L’homme et l’oiseau. Comme si de rien n’était.
Mais quand un être meurt rien ne brûle tant que son dieu intérieur, à lui. Rien ne l’épargne.
Nous, nous sommes où il s’efface parmi les objets derrière son visage »
Lettres à la bien-aimée.
Cet acte se termine par une scène dans laquelle on voit à travers une vitre un homme conduire un tracteur. Or, au fur et à mesure qu’on avance dans la séquence, les reflets sur la vitre se font de plus en plus nombreux au point que le visage du conducteur se dissout peu à peu dans leurs éclats. Le message est clair : au terme de son errance, Thierry Metz est en train de disparaitre.
– L’hôpital psychiatrique de Cadillac en Gironde est au cœur de l’ultime partie. Hospitalisé par deux fois, fin 1996 et début 1997, pour sevrage alcoolique, Thierry Metz en tirera un recueil dont le titre « L’homme qui penche » donne son nom au film. Dans cette partie, le poète laisse la place aux malades. On les suit dans des moments d’arrêt : en train de fumer, de discuter, d’attendre, de penser. Des moments de vie, tel le repas ou les activités, on ne voit rien, on les devine à peine et, quant aux soins, ils restent hors scène. Associée à des vues de couloirs que traversent parfois quelques patients, cette enfilade de portraits d’hommes et de femmes en arrêt crée un sentiment de temps suspendu. Si on ajoute l’absence de ligne de fuite, c’est tout l’horizon qui se ferme. On pourrait voir dans la présence d’un trompe-l’œil (l’image d’un champ de blé) accolé au grillage de la cour où se réunissent les malades un geste ironique s’il ne participait pas du sentiment général d’étouffement. Dès lors, finies la stylisation et la quête esthétique, la vie gît dorénavant dans les visages. Mais au prix de la disparition progressive de Thierry Metz. Car plus les patients envahissent le plan plus le poète s’éloigne, comme l’énonce cette scène où un malade sur lequel la caméra est posée, dialogue avec un homme dont on n’aperçoit que l’ombre. Scène à l’image des poèmes écrits pendant cette période, qui ne sont plus qu’une série de portraits croqués par l’auteur qui, lui, reste dans l’ombre [2]. Le mouvement qui traverse le film ne fait qu’épouser le mouvement qui travaille l’homme Thierry Metz, celui de l’effacement progressif de sa figure, pour ne pas dire de son visage, et de sa sortie en cours du monde.
Ce chapitre se conclut avec un plan dont la sobriété raconte le départ discret, à pas feutrés, du poète : un homme de dos, qui n’est plus qu’une ombre, face à une fenêtre ouvrant sur le ciel.
- L’épilogue se termine (presque) comme le film a débuté : par un plan sur un arbre. Sauf que, là où dans le plan inaugural un arbre unique trône au milieu de l’image, dans le plan final ce sont deux arbres, un grand et un petit, qui font face au spectateur. Le père a désormais rejoint le fils dans la tombe mais, de leurs corps, de leurs mots, de leurs cendres naît la vie.
Thierry Metz s’en est allé, nous laissant une œuvre à découvrir ou redécouvrir.
Conclusion
On peut interpréter l’œuvre de Thierry Metz comme l’effort constant de créer un lieu habitable dans lequel s’enraciner et accueillir l’autre. Ce lieu n’est rien d’autre que son œuvre même. Lire un de ses poèmes, c’est entrer dans la maison qu’il a fabriquée de ses mains.
« S’amincir.
Emacier le texte le plus possible.
Chaque mot maintenant désigne la maison et l’habitant, la rencontre et la réparation.
La maison, l’habitant.
Je sais seulement qu’ils existent.
Seulement ça.
D’abord »
L’homme qui penche.
En proposant un prolongement à cette œuvre, à la fois identique et différent, le film repousse les murs pour permettre à un public plus large de s’y loger. Espérons que celui-ci soit nombreux.
Post-scriptum
Même s’il a écrit ses poèmes à une époque où la chute du mur de Berlin laissait espérer la fin de l’histoire, Thierry Metz nous délivre un message qui prend tout son sens aujourd’hui. Alors que les bombes tombent sur Kiev et que les parties d’extrême droite séduisent des franges de plus en plus grandes d’électeurs, sa poésie va à l’encontre d’une rhétorique identitaire indexée à une quête obsessionnelle des racines et au rejet haineux de l’étranger. En effet, si le poète creuse la terre pour s’y enraciner, c’est dans le but de donner support à une habitation dans laquelle il y accueillera l’autre, tout autre : la bien-aimée, le fils, l’homme qui penche, le manœuvre, la femme, le mort, le fou, l’ouvrier, le camarade, l’immigré, Ahmed, Manuel, Rodriguez, etc. Comme quoi les racines ne s’opposent pas à l’étranger mais rendent au contraire possible son accueil inconditionnel.
En ces temps guerriers, tentons de retenir cette leçon que nous donne cette chose si modeste, si précaire et pourtant tellement puissante qu’est un poème, les poèmes de Thierry Metz.
Bibliographie
Metz T. Le journal d’un manœuvre. Paris : Gallimard/Folio, 1990.
Metz T. Lettres à la bien-aimée. Paris : Gallimard/L’Arpenteur, 1995.
Metz T. (1997). L’homme qui penche. Nice : Editions Unes, 2017.
[1] Le hasard, tragique, a voulu que le jour où Thierry Metz apprenait que Gallimard acceptait de publier ses poèmes, il perdait son fils cadet. Comme si la reconnaissance sociale enfin obtenue était annulée par le drame. [2] Les réalisateurs nous ont raconté qu’une version de quatre heures avait été faite dans laquelle la partie « psychiatrique » prenait une grande place. Ils ont dû la raccourcir car cette partie vampirisait tellement l’ensemble qu’elle rendait inaudible les poèmes de Thierry Metz récités en voix off.
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