Cet épisode se divise en deux parties. Dans la première, on cherche dans l'après-coup, le temps ayant accompli son travail de décantation, à extraire la substantifique moelle du deuxième acte de l'événement du 17 avril consacré à Vivian Maier. Ce deuxième acte consistait en une visite guidée des photos exposées, qui au départ semblait devoir se conformer aux normes classiques du genre : exposés circonstanciés prononcés par des guides réputés experts, destinés à déchiffrer le mystère des œuvres ; questions du public en quête de clarifications et de toujours plus de savoir ; de nouveau, en guise de réponses, exposés savants des guides en dépit de leurs caractères improvisés. Or, nous avions décidé, dès le moment de la conception de cette « visite guidée », d'en modifier le cours prévisible en y introduisant deux éléments perturbateurs. L'objet de la première partie sera de mettre au jour les effets, patents ou latents, prévus ou au contraire inattendus, engendrés par ces deux perturbateurs, et d'élucider leur(s) signification(s).
Quant à la seconde partie, elle se bornera à reproduire, sans autre commentaire, les textes qui ont servi de base aux exposés des guides. S'agissant de l'écart entre ces textes écrits et leurs « transpositions » effectives à l'oral, on ne pourra rien dire sinon qu'à l'évidence les deux perturbateurs l'ont aggravé. Car depuis longtemps les mots réellement proférés par les guides se sont inscrits dans le lieu psychique situé aux confins de la mémoire indestructible et de l'oubli.
Première partie : analyse de « la visite guidée »
Lors de l'accueil, avant que la déambulation ne débute, chaque visiteur, après avoir décliné son nom, était invité à tirer dans une corbeille un bout de papier plié en quatre, sur lequel figurait le numéro d'un groupe, et qu'il devait conserver soigneusement. Sans autre explication, il était ensuite invité à flâner devant les panneaux où étaient disposées un certain nombre de photos « de » Vivian Maier. Il s'exposait ainsi, pour son propre compte, à un premier contact, libre et direct, sans médiation, laissé à lui-même, avec des morceaux choisis (par nos soins) de l’œuvre posthume de Vivian Maier.
Description
Ce deuxième temps de l'événement contrastait du tout au tout avec le premier. Au déroulé incantatoire et au temps long du premier acte, succèdent le déroulement précipité et le rythme bousculé du second. Le petit papier assignait chaque visiteur à l'un des trois groupes qui allaient tour à tour stationner devant les panneaux dévolus à un premier guide, chaque groupe devant ensuite rejoindre les panneaux commentés par un second guide, avant de migrer devant ceux qu'analysait le troisième guide. Chacun s'attendait à une visite guidée en bonne et due forme, qui ferait le tour de l'exposition en prenant tout son temps : le temps suffisant pour que chacun des guides puisse déployer l'élucidation exhaustive des photos soumises à sa sagacité. Chacun était dans l'expectative d'une explication qui dévoilerait le sens caché des photos et les ressorts subtils de l'impact intriguant qu'elles produisent sur le spectateur. Chacun espérait que les propos des guides porteraient à la clarté du discours les intuitions intenses mais peut-être obscures, qu'il avait éprouvées dans son face-à-face solipsiste avec les photos. Aussi chaque visiteur a-t-il rejoint le premier guide indiqué par son groupe d’appartenance avec une certaine avidité, dont la contrepartie inévitable était sans doute la résolution d'attendre éventuellement le discoureur au tournant.
Or, nous avions prévu de couper court à ces attentes si naturelles. De les décevoir radicalement, méthodiquement, en déterminant à l'avance une durée très limitée pour les interventions des guides. Chaque guide savait qu'il ne disposait que de quelques minutes pour chacun des dispositifs dont il avait la charge. Et qu'il lui faudrait quoiqu'il arrive conclure son intervention au rappel drastique des coups de sonnette énergiques. Les guides avaient donc calibré leurs « commentaires » pour qu'ils ne débordent pas (trop) le temps imparti.
Du côté des visiteurs, l'effet de surprise fut total. Déconcertés, désemparés, indécis, ils devaient délaisser le discours interprétatif dont ils commençaient à devenir captifs, ils devaient se déprendre de son emprise intellectuelle et psychique, et laisser en plan l'exposé du premier guide avec le sentiment de l'inachevé, de l'inabouti et de l'arbitraire pour se diriger dans la hâte et une certaine confusion vers les panneaux attribués au second guide. La visite « guidée » prenait des allures d'errance.
D'une certaine façon, ce passage des groupes du premier au deuxième dispositif s'est déroulé comme nous l'avions imaginé. Pourtant, nous avons été surpris par quelque chose qui sur le papier n'était pas prévu : l'intensité de l'effet de violence et d'incompréhension que cette rupture a généré dans le « public ». Jusqu'à un certain point, cette violence a été ressentie par les guides eux-mêmes. Comme si à eux aussi il en coûtait de suspendre leur discours, alors même qu'ils étaient parvenus à l'énoncer (à peu près) intégralement dans les limites du temps imparti. Le désarroi qu'ils éprouvèrent sur le moment n'était pas uniquement la conséquence d'une contagion émotionnelle issue de la « foule » des visiteurs, il procédait aussi d'une autre source.
L'effet de surprise produit par la sonnette s'est naturellement estompé, tout en persistant néanmoins, lors des transports ultérieurs de chaque groupe d'un dispositif à l'autre. Or, alors qu'une « normalité » relative commençait à s'installer, un nouvel « élément perturbateur » est venu jouer à plein. Au milieu de la visite guidée, une photographe, appareil en bandoulière, en a rompu l'ordonnancement déjà précaire en s'immisçant dans les groupes sur un mode intempestif, parfois presque brutal, pour prendre des photos des différents « acteurs », rendant presque impossible l'écoute des exposés des guides. Là encore, bien que nous n’ayons fait qu'appliquer ce qui était prévu sur le papier, nous avons été surpris par certaines réactions d'incompréhension plus ou moins agacée. Nous avions pensé que le « public » comprendrait qu'il s'agissait d'une mise en scène dans laquelle l’intrus incarnait la « nounou photographe » en reproduisant la détermination pas toujours exempte d'agressivité avec laquelle elle photographiait ses « modèles » le plus souvent involontaires. C'était compter sans l'emprise des attentes induites sur les esprits par les stéréotypes relatifs à ce que doit être une visite guidée.
Lecture analytique
L'intervention intempestive des coups de sonnette obéissait à l'origine, d'abord à une intention pragmatique liée au souci du temps global de l'événement : imposer à la parole des guides une limitation temporelle stricte pour éviter que la visite guidée ne se prolonge inconsidérément. Et ce premier perturbateur, accompagné du second (la survenue dérangeante de l'incarnation de la « nounou photographe »), avait aussi pour fin plus ou moins consciente de démystifier l'institution de la visite guidée en la subvertissant. Cette mise en scène des deux perturbateurs répondait donc à l'intention, plus ou moins conscientisée au départ, de tourner en dérision le prestige de la visite guidée en la faisant apparaître comme un rituel social reposant à la fois sur l'asymétrie d'une relation de pouvoir – entre celui qui parle au nom du savoir et celui qui écoute à partir de son ignorance – et le consumérisme sécrété par le capitalisme, qui oppose en les conjuguant sous le couvert du consensus culturel le consommateur avide, le prestataire de service exploité et l'objet fétichisé (l’œuvre d'art étant le culmen du fétichisme de la marchandise).
À en juger par les réactions du « public », nous avons atteint notre but au-delà de nos espérances. Le décalage déjà souligné entre ce qui était prévu sur le papier et ce qu'a déclenché sa mise en œuvre effective, montre que si d'un côté tout était prévu et concerté, d'un autre côté nous ne savions pas vraiment ce que nous faisions. Bref, la décision initiale qui a présidé à la mise en scène de la visite guidée, présentait tous les symptômes d'un acte. Autrement dit d'un geste qui produit, au-delà de son intentionnalité consciente, des effets consciemment non-voulus et non-attendus, dont il détient pourtant la causalité exclusive. Ce sont ces conséquences inattendues que nous allons maintenant nous efforcer de dégager a posteriori.
La teneur de la première conséquence est la transmutation de la visite guidée en performance. Dans l'art contemporain, le but de toute performance est de produire des effets fulgurants de Réel afin de faire vaciller les conventions et les normes sociales, à travers l'action directe de l'artiste qui y engage son corps et / ou sa personne. Or, ce qu'incarne l'artifice du coup de sonnette, dont chacun (y compris les guides) apprend par l'expérience qu'il doit nécessairement mettre un terme à l'action en cours mais sans savoir quand exactement il retentira, c'est bel et bien l'irruption de la mort, aussi inéluctable qu'imprévisible : Mors certa, hora incerta. Et le Réel de la mort, en faisant ainsi effraction, égalise les conditions en soumettant à sa loi les guides comme les spectateurs. Quant au second perturbateur, il faisait surgir inopinément en chair et en os le fantôme de Vivian Maier, rendant palpable la violence de l'acte photographique tel qu'elle le pratiquait, s'emparant sans son consentement de l'image de l'autre, capturant du sujet la part de son être qui lui échappe puisqu'elle n'apparaît qu'aux yeux des autres, mais dont le sujet sait intimement qu'elle lui appartient, qu'elle constitue pour lui un bout de Réel, l'aspect objectivé de son être désormais fixé sur la pellicule. Là encore, la différence entre les guides et les visiteurs disparaît, puisqu'ils deviennent tous de simples passants, des quidams exposés au rapt ambigu de leur image photographique.
La deuxième conséquence insoupçonnée pourrait se formuler ainsi : en transformant par la médiation des perturbateurs la visite guidée en performance, nous ne savions pas jusqu'à quel point nous la transformions du même coup en expérience analytique. Si au départ nous étions partis de l'idée assez vague que la figure du guide était l'équivalent de celle de l'analyste, nous n'avions pas mesuré à quel point l'effet des perturbateurs s’avérerait analytique. Soumis comme les spectateurs au diktat du coup de sonnette – qu'il le sache par avance ne changeait rien à l'affaire –, le guide-analyste subissait la perte de son statut de sujet supposé savoir. Il devenait un analysant comme les autres, sommé de se hâter pour « improviser » dans la précipitation générale une parole à la fois essentielle et désacralisée, contraint de renoncer à la jouissance d'un discours expert, et par là, réduit à l'expression concentrée de son désir, le désir propre à l'analyste de transmettre aux spectateurs–analysants l'idée qui engage son être en tant qu'analyste.
Symétriquement, les attentes des auditeurs-analysants – bénéficier d'une interprétation décisive du « matériel artistique ou clinique » exposé – étaient profondément déçues. En lieu et place d'une interprétation totalisante et exhaustive, des bribes d'interprétation, lacunaires, provisoires, inachevées, générant des sentiments de frustration, mais par là les tenant en haleine, relançant leurs questionnements et leur désir de savoir. On peut penser que ces effets, sur le moment démesurés et incompris, ont cheminé dans l'après-coup dans la psyché des uns et des autres pour y déposer dans l'inconscient leur signification véritable.
De surcroît, cet effet analytique de la mise en échec de la jouissance au profit du désir, se trouve lié à une autre dimension – ironique et paradoxale, en rapport avec la question si débattue de la durée de la séance – du premier perturbateur, qui là encore ne nous est apparue qu'après-coup.
En effet, le signal du coup de sonnette équivaut à une détermination de la durée de la séance exclusivement par la loi de l'horloge. Or, cette loi de l'horloge correspond à une certaine orthodoxie freudienne, qui fixe pour chaque séance une durée intangible, complètement dissociée des « événements » qui peuvent survenir durant la séance. L'idée sous-jacente est sans doute qu'il faut du temps pour s'installer dans la situation analytique, pour que l'analysant abandonne progressivement la pensée rationnelle et entre de plein pied dans la logique des associations libres[1]. Or, le coup de sonnette prenait ici le contre-pied de la fonction habituellement attribuée à la loi de l'horloge, puisqu'il imposait au contraire des séances courtes, dont la durée limitée semble obéir à la logique de l'urgence.
Or, dans l'orthodoxie lacanienne, la séance courte est synonyme de durée indéterminée[2]. L'ironie sous-jacente au diktat du coup de sonnette résidait donc dans la conjonction, paradoxale et inédite, de la loi de l'horloge et de la séance courte. Ironie sans doute au sens où étaient de la sorte renvoyées dos à dos les orthodoxies concurrentes, avec leurs dérives et leurs dogmatismes respectifs. Ironie sûrement au sens où, sans savoir ce que nous faisions, nous avons « bricolé », dans un contexte a priori étranger à la psychanalyse (la mise en performance d'une visite guidée) un « dispositif analytique » n'ayant certes pas vocation à susciter une nouvelle orthodoxie, mais dont les effets inattendus invitent ironiquement les psychanalystes à (re)mettre au travail les fondements de leur pratique quant à la durée des séances.
Deuxième partie : « la visite guidée »
Panneau n°1
n°1
Cette photo inaugure le parcours que nous avons imaginé. Alors même qu’elle n’est pas caractéristique de l’œuvre de Vivian Maier dont on retient généralement les autoportraits et les scènes de rue, elle énonce selon nous l’enjeu central de son travail photographique. Examinons-la.
Elle donne à voir un immeuble mais traité de telle manière qu’il devient une abstraction. La photographie est dite « abstraite » lorsqu’elle déconstruit l’objet photographié en lui ôtant toute signification puis qu’elle le transcende en exhumant du visible l’invisible. Le bâtiment qui est devant nos yeux disparaît au profit d’une grille faite de trous noirs rectangulaires et de blancs crémeux de lignes croisées se diluant dans la partie haute qui se propose comme un ciel gros de ténèbres. Si l’architecture symétrique de l’immeuble se prête à cette abstraction, et sans doute Vivian Maier l’a choisi pour cette raison, elle est surtout produite par la façon dont il est photographié.
C’est d’abord l’effet du noir et blanc qui filtre l’ensemble et le réduit à une association de creux et de pleins, donnant une texture granuleuse à l’image ; à quoi s’ajoute le cadrage retenu, en contre-plongée et selon une diagonale, qui, en creusant de la profondeur et en donnant une orientation, procure un mouvement vertical à l’image, du bas vers le haut ; mais aussi et peut-être surtout le fait de photographier le massif édifice depuis un renfoncement. Car, de toute évidence, c’est depuis un renfoncement que Vivian Maier saisit le bâtiment sans quoi on ne peut expliquer qu’il s’arrête à droite comme à gauche au milieu d’une fenêtre. Le noir de la cartouche supérieure ainsi que le noir des deux côtés de l’image sont la trace dans l’image des rebords muraux depuis lesquels la photographe cadre l’immeuble, sans d’ailleurs pouvoir déterminer si ces rebords sont les rebords d’un porche ou d’une fenêtre. Grâce à cette composition complexe, à la place de l’immeuble qui est l’objet photographié dans la réalité, on obtient dans celle créée par la photographie une feuille trouée avalée par la nuit céleste, comme si la noirceur suintant par tous les pores de la page venait à la submerger de toute part. Impression de dissolution accentuée par l’ombre qui la grignote dans le coin en bas à gauche, à croire que cette disparition dans les tréfonds du néant est en cours et pour partie déjà effective, et que nous y assistons.
Dans « Abstraction et Einfühlung » l’historien d’art Wilhem Worringer dit que l’abstraction traduit un contact angoissé avec l’environnement et qu’elle répond à un profond besoin de contenir le réel non maîtrisé. À travers cette forme qui tend à se dissoudre dans le fond si bien que fond et forme n’existent plus, c’est finalement une angoisse, qui est angoisse de mort, qui jaillit de l’image. Le cliché de Vivian Maier relève de l’abstraction car il nous plonge dans la part d’ombre qui habite le visible et nous jette dans le néant prompt à ravir les lueurs, il nous noie dans la mort qui toujours déjà escamote la vie.
Nous aurions fait le tour de la photographie s’il n’y avait un élément supplémentaire dont nous n’avons pas encore parlé et qui, en se greffant sur l’immeuble, réinsère un bout de réalité. Je veux parler de la banne située dans le coin gauche et sur lequel se trouvent inscrits le chiffre « 54 » et le mot « Forence ». On ignore ce que désignent ces indications, peut-être est-ce le nom d’une rue ou celui d’un immeuble à moins que ce ne soit celui d’un hôtel ou encore d’un commerce, mais quoi qu’il en soit, en rameutant dans l’image du symbolique et donc de l’identifiable, elles rétablissent du concret dans la scène. Comme si en percevant la toile du store grâce aux signes imprimés sur elle – c’est cette inscription qui donne corps et forme au banne comme banne – on percevait à nouveau l’immeuble pour ce qu’il est, à savoir une bâtisse qui se dresse de l’autre côté de la rue.
La photographie est finalement traversée par un double mouvement contradictoire, d’enracinement dans une réalité identifiable et de dissolution angoissante dans une abstraction, dont l’effet est de frayer en son cœur l’écart, le différant, la différence.
Avant de conclure il nous reste deux points à détailler en lien avec la situation matérielle depuis laquelle nous avons choisi d’exposer le cliché. Nous lui avons, en effet, adjoint des négatifs amoncelés sur un guéridon. La raison en est simple : nous voulons d’emblée rappeler que Vivian Maier nous a transmis pour l’essentiel, non pas des photographies, mais les négatifs de ces photographies. Si nous tenons tant à le rappeler ici c’est pour indiquer que ces négatifs sont en relation étroite avec cette photographie inaugurale et cela, selon une autre modalité que celle du support physique. En effet, à l’alternance des blancs et des noirs du cliché font écho les trous et les pleins qui bordent le négatif dont le nom de « négatif » dit aussi son alternance avec le positif. Dès lors, notre interprétation se radicalise : la photographie intègre en elle, en son corps et en son sein, l’objet « négatif » même, la bande grillagée de l’image rappelant les bords troués du négatif. L’effet est spectaculaire : tout se passe comme si le négatif depuis lequel l’image est fabriquée, sortait de l’obscurité dans laquelle il est confiné – et qui est un fait de structure puisque le négatif n’appartient pas à la réalité de l’image – et venait surgir à la surface de l’image pour montrer ce qui ne se voit pas, la source matérielle et donc réelle de l’image. La photographie est par conséquent véritablement abstraite en tant qu’elle abstrait l’origine, donnant à voir dans sa chair cela même qui, par essence, structure ou nature, échappe au visible.
À cet élément s’ajoute un autre qui est aussi de notre fait. Nous avons décidé d’exposer cette photographie en la collant contre le mur de briques rouges entourée de ces objets qui sont ceux de la salle relevant du quotidien le plus prosaïque, je veux parler : du téléphone à droite, du « défense de fumer » en haut et de l’extincteur à gauche. Par là-même, nous voulons mettre en scène ce trait singulier de Vivian Maier qui dit à la fois sa manière de photographier et son rapport au monde. Nous y reviendrons au cours de notre déambulation mais elle avait pour habitude de prendre ses photos en essayant de se fondre au maximum dans le décor, profitant des promenades des enfants dont elle avait la charge pour photographier à la volée sans être vue. Disparition qui, si elle peut définir sa méthode, peut aussi résumer sa vie que l’on peut décrire comme l’exil progressif de son être du monde.
Se pose alors à nous cette question : avec ses photographies, Vivian Maier cherche-t-elle à se dissoudre dans le paysage afin de capter l’origine du monde ? Ou, à l’inverse, cherche-t-elle à naître au monde en s’arrachant du néant qui l’annihile ? Les deux peut-être…
CS
Panneau n° 2
Le visiteur entre dans une cabine dans laquelle il y a : à gauche, des miroirs explosés ; à droite un miroir trois pans sur un pupitre ; une croix au sol ; et, face à lui, la photo suivante :
n°27
Ce qui caractérise cette photo, c'est une double intensité : celle du regard et celle du corps. Mais ces deux intensités s'excluent mutuellement, elles sont comme dissociées, comme si elles ne fonctionnaient pas sur le même plan.
Comparé aux autres autoportraits, le regard n'a jamais été aussi près de s'offrir à nous. Et pourtant, il échappe, in extremis il se dirige un peu plus haut, vers l'insaisissable, et sa fixité redoutable, perdue dans les lointains inaccessibles, réduit la chair en chose.
En refusant d'investir l'image spéculaire, le regard semble dériver vers un ailleurs « baudelairien » qui par contrecoup abandonne l'image du corps propre à la factualité d'une présence désaffectée. Chair désertée, qui fait penser à une apparition, mais chosifiée, dont la densité massive, aussi intense que la fixité du regard, semble osciller entre le minéral et le hiératique, comme le chapeau en forme d'auréole dont le tissu dans sa moitié gauche tend à se confondre avec la pierre de l'immeuble à l'arrière-plan, la partie droite se trouvant davantage imprégnée par la luminescence du ciel.
La cabine
La cabine est la métaphore de la mise en scène – impliquant parfois la création d'un dispositif « expérimental » complexe – qui précède la photo et la rend possible. Elle symbolise à la fois la dimension technique et la dimension « scénographique » que toute photo comporte, et singulièrement les autoportraits de Vivian Maier.
Les miroirs nous rappellent que la photo n'est physiquement que le reflet, l'image d'un objet fixée sur une surface rendue insensible à la lumière. La photo est un reflet réifié.
Mais les miroirs renvoient surtout au fait que l'autoportrait photographique est inséparable de l'image spéculaire, ainsi qu'aux jeux infinis que la mise en série des miroirs multiples autorise sur les incarnations possibles de ladite image spéculaire.
J-YD
Panneau n° 3
n°31
Autoportrait réalisé peu de temps après son arrivée chez les Gensburg. Il existe une version en noir et blanc et une en couleurs.
« Elle est capable de jongler entre de multiples facteurs pour exécuter un portrait techniquement parfait. » (Ann Marks, Vivian Maier révélée)
Comme dans la plupart de ses autoportraits, le regard de Vivian Maier n'est pas tourné vers le spectateur, c'est-à-dire qu'il se détourne de son image spéculaire. Mais ici, il est ostensiblement dirigé vers le haut, c'est ce qui frappe le spectateur en premier lieu. Ces yeux fixement orientés vers le haut donnent à cette photo une signification apparente, sur un mode assez spectaculaire. Tout se passe comme si Vivian Maier s'était elle-même saisie sur le vif, au moment précis où toute son attention était captée par un spectacle ou événement situé dans les hauteurs, que la photo ne capte pas mais qui lui donne son sens, son centre de gravité « mystique ». On a vraiment l'impression que Vivian Maier a saisi l'occasion au vol, qu'elle s'est elle-même surprise dans un moment de grande intensité, où elle était entièrement mobilisée par le spectacle sans doute fascinant, et destiné à rester pour nous à jamais énigmatique, qui se déroule dans la sphère supérieure, « céleste ».
Ce n'est pas seulement son regard, intensément concentré vers l'objet invisible qui l'aimante, qui concourt à construire cette première interprétation. Le corps de Vivian Maier tout entier y concourt aussi, il est lui aussi comme aspiré vers le haut et l'objet invisible. Le cou, l'épaule (gauche), sont irrésistiblement étirés vers le haut. Les plis du chemisier accentuent ce mouvement ascensionnel. C'est ce mouvement ascensionnel, cette captation de tout le corps propre par la hauteur pour nous invisible, qui capte d'abord notre regard. Cet effet est encore accentué et confirmé par le triple reflet latéral dans le miroir (ou rétroviseur) à droite de l'image. Ce triple reflet n'est pas une répétition à l'identique ; chacun d'entre eux montre un aspect partiel, un point de vue bien délimité du corps de Vivian Maier, en fonction des aléas de la réflexion optique. Sur le premier reflet, la partie gauche du visage est occultée, sur le second reflet le visage apparaît presque entier, sur le troisième, c'est la partie droite qui est partiellement amputée. Les trois reflets se succèdent decrescendo. Ils accentuent non seulement l'impression spectaculaire du mouvement ascensionnel, mais aussi l’impression que Vivian Maier a capté cette image par surprise, selon la règle de l'instant décisif (Cartier Bresson).
En réalité, cette photo résulte d'une mise en scène extrêmement concertée et de conditions techniques très complexes. Voici ce qu'en dit un photographe :
« Vivian Maier a dû regarder dans la chambre de visée, faire le point, composer, placer son doigt sur le déclencheur et ne pas bouger un muscle au risque de déplacer l'appareil et de gâcher toute sa composition. Enfin, il a fallu qu'elle oriente le flash vers le plafond. Parce que sa tête est tournée vers le haut, cela crée une lumière plate qui évite les ombres dures sous le nez et le cou, et ajoute dans ses yeux de jolis reflets. Sa chemise est fermement coincée dans sa jupe – alors qu'en général ce type de posture la ferait ressortir et lui donnerait un air débraillé. » (Dan Wagner, cité par Ann Marks, Vivian Maier révélée, p. 152)
En réalité, ce que donne à voir en définitive cet autoportrait, ce n'est pas Vivian Maier toute entière emportée par la contemplation d'un objet transcendant, mais les coulisses de l'acte photographique, ses conditions techniques et scénaristiques de possibilité. La photo donne à voir sa propre genèse ; elle se photographie en train de se photographier. Elle crée le maximum de mystère pour mieux le déconstruire in extremis.
In extremis : dans la série descendante des trois reflets, il en existe un quatrième, à peine visible. À peine visible à cause du peu de lumière, mais aussi parce que ce qui se reflète, ce n'est pas le contour reconnaissable d'un visage, mais... à bien y regarder, le bras de Vivian Maier dont seule l'épaule est visible sur l'image spéculaire. Ce bras qui justement tient le flash et l'oriente vers le plafond pour créer une lumière indirecte.
C'est dans ce quatrième reflet marginal que gît la vérité de cet autoportrait. Ou plutôt sa leçon. Cette leçon qui semble toujours la même : ne pas se laisser prendre au piège de l'image spéculaire (ici à l'apparence illusoire d'une Vivian Maier en chair et en os dont le corps frémissant et le regard extatique seraient magnétisés par un objet mystique). L'autoportrait déconstruit son propre prestige par la présence prosaïque, ténue mais décisive, du bras qui se reflète dans le dernier reflet. Ce reflet ultime suffit à faire basculer l'imagerie de soi dans l'imaginaire en révélant l'envers du décor par ce petit bout de réel discrètement reflété dans le second miroir (latéral) qui déjoue l'illusion majeure engendrée par le miroir principal.
n°33, la ronde des miroirs
Cette photo fait partie du deuxième type d'autoportraits réalisés par Vivian Maier, à savoir les auto-reflets. L'image spéculaire a disparu dans sa présence unificatrice. À la place, des reflets de son corps, morcelés, fragmentaires, disséminés dans l'image sur un mode majoritairement clandestin.
Cette photo met en scène sept (huit ?) miroirs et surfaces réfléchissantes. Seules les deux surfaces centrales sont habitées par un reflet. Dans celle du bas, on distingue le reflet du visage de Vivian Maier ; le visage, le regard, sont dirigés vers le bas, concentrés sur l'image qui apparaît dans le viseur. Dans le miroir supérieur, on discerne difficilement – mais de plus en plus nettement si le regard du spectateur s'attarde –, émergeant du lourd tissu noir du manteau, les deux mains en train de régler l'obturateur.
Il est toujours possible de ranger cette photo – et, de façon générale, la plupart des auto-reflets – du côté d'une archive de la folie. Les deux reflets centraux viendraient alors objectiver sur un mode inquiétant le symptôme psychotique d'un vécu corporel en proie au morcellement, consécutif à la destitution de l'image spéculaire. Incapable d'assumer l'identification à cette image, Vivian Maier serait retombée dans l'enfer régressif d'un moi corporel éclaté.
Mais comment ne pas remarquer qu'à travers ces reflets morcelés et partiels de son corps, elle est parvenue à restituer l'unité composée de l'acte photographique ? Comme si cette dernière venait remplacer pour elle l'unification aliénante opérée par la vision de l'image de soi dans le miroir... Comme si cette photo contribuait à la reconstruction d'une autre identité, identité secrète et clandestine, invisible aux autres, délivrée du mirage de l'image spéculaire, et qui reposerait sur la fonction sinthomatique de l'acte photographique...
n°24, Le distributeur de cigarettes
Cette photo laisse d'abord le spectateur indécis, perplexe à l'égard de la façon dont il convient d'interpréter ce qu'il voit. Disons que la façon dont cette photo est mise en scène recrée, presque dans les conditions initiales, la force de l'illusion propre à l'image spéculaire, pour mieux la déconstruire.
En effet, même s'il n'y adhère pas totalement, le spectateur ne peut se défendre contre l'effet de réalité saisissant qui fait apparaître Vivian Maier se dressant face à lui, braquant sur lui l'objectif du Rolleiflex bien en évidence, prêt à enregistrer son image. Il ne peut se défendre de l'impression irrésistible d'avoir affaire, non au reflet de Vivian Maier dans la vitre, mais à Vivian Maier en chair et en os, debout derrière la vitre d'une boutique qui vend des cigarettes. Illusion constitutive du stade du miroir : c'est l'image qui me fait face qui me juge, c'est elle qui donne au moi sa consistance, comme si le rapport entre l'original et son image s'était inversé.
Cet effet de réalité de l'image spéculaire est renforcé par le corps de la promeneuse à gauche de l'image, corps dont la matérialité est à peine plus dense que celui de Vivian Maier, et dont le regard converge vers le spectateur, cette convergence venant confirmer en quelque sorte latéralement la consistance ontologique de l'image. La mise en scène crée le dispositif : moi, spectateur, je vois Vivian Maier qui me fait face et me photographie ; le regard que la promeneuse m'adresse vient confirmer ma place de spectateur et donc, indirectement, la réalité « en chair et en os » de Vivian Maier. Ce dispositif confère à l'image un tel degré d'intensité qu'elle se confond avec le corps « réel » de Vivian Maier.
C'est en rétablissant les conditions effectives de la genèse de cette photo que se dissipe l'illusion proprement spéculaire. Ce rétablissement est favorisé par le fait que le regard de Vivian Maier n'est pas braqué sur le spectateur qu'elle est censé photographier. Il est dirigé vers sa droite, et on comprend qu’elle n'est pas derrière la vitrine, mais à la place du spectateur. C'est elle, et non le spectateur, que regarde la promeneuse. Ce n'est pas elle, mais son reflet, qui nous photographie dans l'imaginaire. Elle photographie son reflet dans la vitre de ce qui s'avère être un distributeur de cigarettes (et non un débit de tabac) mais son regard ne se laisse pas captiver par le mirage de ce reflet, quelle qu'en puisse être la force d'attraction quasi ontologique. Son regard se détourne de son image spéculaire, il s'en évade pour se fixer sur celui de la promeneuse qui la fixe simultanément. Ce que voit le regard de la promeneuse, nous ne le savons pas. Elle voit le regard de Vivian Maier, mais ce regard la photo ne l'objective pas. Il est hors scène, car c'est à partir de lui, objet a, que s'organise toute la mise en scène.
J-YD
Panneau n° 4 :
n°26
n°29
n°30
Grille 1/2
n°19
n°20
n°21
Grille 2/2
n°22, Cadre blanc vide, avec consigne « Trouver la photo cachée dans la Cave ».
De tout le « catalogue photographique » de Vivian Maier, ressortent de nombreux clichés centrés sur elle. En creux et déliés. Plusieurs autoportraits, mais presque autant de photos d’ombres d’elle-même, dans des mises en scène variées et des photos où elle apparaît tel un petit personnage caché dans l’ensemble de l’image. Si la question de la quête identitaire, de la contemplation de soi-même à travers les autoportraits semble une évidence, il peut se jouer d’autres choses sur ces photos où elle est là sans y être. Comme si l’incertitude de son existence réelle l’amenait à jouer de cette existence qui ne s’incarne pas totalement.
Dans cette photo (29), elle joue à la fois avec son ombre et son reflet. Comme un dédoublement, ou une multiplication. La différence de tailles entre ces deux silhouettes pourrait presque en faire rater une. Sur cette image, c’est l’ombre qui attire le regard en premier, cette présence/absence ; car une ombre, par définition, n’est qu’un jeu qui atteste de la présence d’un corps par son absence. Cette ombre très bien dessinée ne permet aucune confusion avec une autre silhouette. Ce chapeau, cet équilibre dans la posture, on retrouve le même sur la photo 26. Aucun doute, on y reconnaît Vivian Maier ! Et d’ailleurs, en s’approchant suffisamment du reflet sur la photo 29, le reflet de Vivian Maier vient en faire la preuve. Mais beaucoup plus petit, le regard ne s’y attarde pas d’emblée, mais ne peut pas s’en détacher une fois qu’il est repéré !
De même, dans de nombreux clichés, elle apparaît dans l’image d’un décor intérieur, d’un jardin, dans des rétroviseurs, on l’aperçoit presque dissimulée ; et si l’attention manque, on pourrait la manquer ! Ces trois clichés (19, 20, 21) montrent des éléments de rue, avec parfois un sens esthétique comme sur la 21 : un jeu de perspective ; un jeu de contrastes entre les arrondis (du rétro) et les lignes (de l’immeuble). Le décor en lui-même peut amener un intérêt à la photo. Et pourtant, un intérêt secondaire, mais qui paraît finalement central, apparaît : son image quelque part !
En ombre ou en caché, ce n’est pas l’objet central du cliché, mais quelque chose d’elle y est pourtant bien. Elle joue avec son image, une présence-absence comme un jeu de cache-cache.
Car il y a du jeu là-dedans. Sinon, comment comprendre cette photo de l’ombre qui photographie le papier (30) : « Here’s a real eye opener » ? La traduction peut en être « Voici une véritable révélation », de quoi s’agit-il ? Quelle est cette révélation ? Ce petit bout de papier dans un sac plastique avec ce qu’il a pu contenir d’autres ? Ou cette ombre qui se dessine nettement encore à côté ?
Dans le documentaire de John Maloof « à la recherche de Vivian Maier », on l’entend répondre à des voisins qui l’interrogent sur les longues poses immobiles qu’elle prend dans des situations en apparence anodines, qu’elle est « une sorte d’espionne ».
Espionne d’elle-même ? Elle se cherche dans le décor, comme pour s’assurer qu’elle y apparaît quelque part, mais dans quelque chose qui échappe pourtant… Tout comme le moment de la prise de vue, quand on appuie sur le déclencheur. C’est le seul moment que l’on ne voit pas. Le moment du clic correspond au noir, où la chose échappe. La photo de l’instant présent est une prise, mais une prise qu’on ne voit pas pendant un centième de seconde qui s’absente, qu’on perd, qu’on rate. C’est quand on appuie sur le bouton qu’on ne voit plus l’image mais c’est à ce moment précis que la pose se fait, et donc c’est ce moment d’absence qui atteste par ailleurs le moment où la chose réelle s’est trouvée immobile devant l’œil.
Ces jeux de présence-absence sur les photos trouveraient donc leur intérêt de manière répétitive pour Vivian Maier dans ce moment du CLIC. La répétition et le nombre de clichés d’ombre ou de « jeu de cache-cache » marquent encore une fois une recherche intense chez Vivian Maier. L’acte photographique en lui-même (le CLIC) lui permet donc de jouer de cette énigme existentielle pour elle. Comme pour l’enfant par le jeu, il s’agirait inconsciemment de donner du sens à des angoisses – puisque l’acte photographique agirait comme une preuve de l’existence de l’objet photographié, c’est-à-dire d’elle-même.
Si le moment de la prise de vue entraîne un ratage (le clic est le noir), il faut un après-coup (le tirage de la photo) pour attester de la présence réelle de quelque chose, de quelqu’un. En n’imprimant pas ses clichés, cette présence réelle reste un objet interne pour Vivian Maier. Ce n’est pas l’image en elle-même que recherche Vivian Maier, mais bien ce jeu de présence/absence, et par là même le CLIC de la prise de vue.
Et c’est grâce à cela qu’elle peut devenir une espionne dans le monde : même dans sa manière de photographier on retrouve cette façon de se cacher, comme pour mieux observer. L’autoportrait (26) le montre bien ici. Rien dans son attitude ne laisse penser qu’elle prend une photo. C’est le boîtier sur le ventre qui fait que l’image existe. Elle est à la fois photographe et photographiée (objet et sujet) : elle occupe les deux places sans en avoir l’air. En utilisant majoritairement un Rolleiflex, avec la spécificité de ce boîtier qui permet de prendre une photo sans avoir l’appareil devant le visage, Vivian Maier passe inaperçue. Sa position de nounou lui permet de se promener dans la rue, d’explorer la ville en sortant les enfants dont elle s’occupe et de prendre des photos « sans en avoir l’air ». Elle est là, elle occupe le monde mais ne se montre pas. Ainsi, cachée derrière son écran, elle peut accéder à une réalité externe qu’elle parvient très bien à décrire dans ses autres clichés, plutôt humanistes. Elle est en lien avec le monde.
Et pour aller plus loin dans cette présence/absence caractéristique de Vivian Maier : la création de cet événement ne peut se faire que par la présence de Vivian Maier. De son vivant, elle ne s’est présentée ni comme photographe ni comme artiste, et elle n’a même jamais utilisé ses images. Mais cet évènement existe par l’existence de Vivian Maier, et par les interrogations qu’elle nous pose en tant que Sujet. D’une certaine manière, comme elle-même le faisait, c’est par son absence que nous la rendons présente.
CB
Panneau n° 5
n°13, La jeune femme au sac à main, ou La coquette
La jeune femme tient son sac à main d'une façon qui nous fait deviner qu'elle était en train de se maquiller, de « se refaire une beauté », lorsque Vivian Maier l'a photographiée. Elle est donc surprise dans un moment d'intimité. Dérangée dans une activité destinée à rester sans témoin, qu'elle accomplit néanmoins en pleine rue, sa réaction semble porter la marque de cette contradiction. C'est cette réaction plutôt ambiguë que Vivian Maier saisit au vol. La jeune femme vient de détourner son regard du miroir de poche sans doute en bonne place dans son sac à main, et le pose avec insistance sur la photographe surprise à son tour, en plein délit d'indiscrétion ou d'intrusion. La photo capte la physionomie du « sujet » à l'instant précis où les rôles viennent de s'inverser (comme dans l'arroseur arrosé). Vivian Maier est prise en flagrant délit de voleuse d'intimité. La jeune femme est surprise en train d'accomplir en pleine rue ce qui devait rester caché ; la photographe est surprise in extremis en train de vouloir s'emparer de cet instant d'intimité paradoxale.
La physionomie de la jeune femme exprime des sentiments contrastés, qu'il est difficile de repérer tant les mimiques où ils sont pris sont nuancées. On perçoit du défi, mais en même temps un certain assentiment, voire un certain amusement (comme si elle était « bonne joueuse »). On perçoit peut-être dans le regard et le mouvement de la bouche une légère sidération, mais le mouvement de la bouche paraît se transformer en léger sourire et la sidération laisse la place à ce constat mitigé : « Ah tiens, tu oses ! Tu es effrontée d'oser, mais, somme toute, tu as raison d'être effrontée » (comme j'ai raison de me refaire une beauté en public).
En définitive, cette photo ne se borne pas à faire de la jeune coquette un portrait. Elle saisit sur le vif (mais quid de la mise en scène ?) l'intensité des échanges silencieux entre le photographe et son sujet au moment décisif de l'acte photographique.
n°17, La dame black au chapeau
La situation est analogue à celle de la photo précédente. La dame regarde Vivian Maier en train de la photographier, et son regard exprime aussi un faisceau de sentiments multiples : défi ; ironie amusée (ou agacée ?) ; curiosité interrogative (« Que me veux-tu ? ») ; peut-être un léger dédain, ou le sentiment désabusé d'une fatalité sociale (celle d'être en tant que femme noire l'objet de l'indiscrétion d'une blanche). Mais étrangement, malgré ces marques de réticence sur sa physionomie, une sorte d'abandon complice semble l'avoir emporté, et la petite femme noire consent à se laisser saisir dans la dignité de sa fragilité et la modestie de sa mise impeccable (le chapeau de laine alvéolé, l'imperméable rutilant, la boucle d'oreille). Comme si, en consentant à se laisser photographier, c'est à elle-même qu'elle consentait.
n° 14, L'enfant à la montre
Adossé à la vitrine d'une boutique de vêtements, l'enfant – un garçon ? Une fille ? Sans doute un garçon, à cause de la montre et de la façon « virile » de croiser les bras, peut-être aussi de la moue dédaigneuse – nous regarde. C'est Vivian Maier en train de le photographier qu'il regarde en fait, mais son regard d'une force et d'une tristesse incroyables ne s'arrête pas sur elle ; il la transperce pour viser n'importe quel spectateur, tout spectateur en tant que tel, qui prendrait sur lui d'être le témoin (bénévole ? indiscret ?) de la misère où il se trouve. C'est à ce témoin anonyme et impersonnel (le grand Autre que Vivian Maier et son Rolleiflex vient seulement « matérialiser ») que l'enfant lance ce regard sans recours, regard de supplication sans espoir.
Vivian Maier capte sans complaisance ni pathos les stigmates de la pauvreté : la crasse qui barbouille le visage et les bras ; les cheveux mal peignés ; le pauvre t-shirt qui contraste avec les vêtements étalés dans la vitrine ; paradoxalement, la montre, ostensible, improbable, déplacée (à cause de l'âge de l'enfant et de son apparence « luxueuse » qui jure avec le reste), qui a sans doute été volée. Elle capte le mélange de crânerie, de reproche muet, de fierté indomptable, de chagrin et d'accusation qu'oppose le visage de l'enfant au témoin muet de son malheur. Vivian Maier s'est fait ce regard muet et impersonnel qui ne secourt qu'en témoignant.
n° 15, Le vieil homme au béret
Ce sont d'autres stigmates que ceux de la pauvreté que Vivian Maier capte dans cette photo : il s'agit des stigmates de l'âge, des marques visibles de la vieillesse. Dans ce portrait, ces stigmates s'exposent sans fard ni pathos, comme dans la photo de l'enfant à la montre.
Il est incontestable que l'impression première qui se dégage de l'image de ce vieil homme est celle d'un homme dur et antipathique, au derme épais raviné par la vie, à la physionomie patibulaire, au regard froid sans concession. Du pli de la bouche et des yeux semble se dégager un air de mépris. Dégoût discret pour la faiblesse, mépris de classe sans doute, comme semble l'attester la mise riche et confortable (cravate, veste, lourd pardessus, béret). Mais l'expression d'ensemble du visage est si impitoyable que l'idée se présente qu'il s'agit peut-être d'un membre de quelque société criminelle plus ou moins secrète, d'un parrain de la mafia...
Pourtant, si on s'attarde à contempler l'image, une autre dimension possible apparaît qui nous fait voir tout autrement ce vieil homme au béret. Comme tout à l'heure l'enfant à la montre, le vieil homme oppose la fierté irréductible de son attitude au témoin éventuel de sa propre misère. Non plus la misère socio-économique, mais celle de la vieillesse, des diminutions et humiliations qu'elle entraîne, et de l'expérience désabusée de la vie qu'elle implique. Déchéance physique, misère morale. Misère des rides qui labourent le visage buriné, des sillons qui triturent la peau. Misère des illusions perdues, des espoirs déçus, des rêves saccagés. C'est cette conscience de soi misérable qu'exprime la dureté de ce visage. Mais dans cette dureté, quelque chose surnage. Il n'y a pas que l'amertume. Il y a, de pair avec la lucidité, la volonté de tenir coûte que coûte, de continuer à vivre sans se raconter d'histoires, en gardant sa dignité. Un dire oui à la vie tandis qu'on sait à quoi s'en tenir.
J-YD
Panneau n° 6 :
Grille 1/3
n°1
n°2
n°3
Grille 2/3 : vide
Grille 3/3 : grille couchée horizontalement sur le sol
n°10
n°12
Sur un guéridon : un cahier avec la consigne « Que voyez-vous ? » ; des lunettes de vue posées sur le cahier ; livres de Paul B. Preciado, Judith Butler, etc. ; un briquet.
Nous trouvons ici une série de photos représentatives du travail de Vivian Maier et de son approche des « photos de rue ». Elle y décrit des instants de vie. Elle photographie des gens, des situations. Ses photos ont parfois l’air hétéroclite, elle photographie autant la haute société que les classes populaires ; des galas de stars autant que des évènements politiques. Elle fait de nombreux portraits dans lesquels elle parvient à saisir des palettes d’émotions particulièrement expressives. On repère un regard sur les gens, une sensibilité au monde qui émerge de manière très explicite dans l’ensemble de ses photos. On traverse des époques, des lieux, des milieux avec parfois un effet documentaire et culturel. À travers l’objectif de son appareil photo, elle parvient à retranscrire quelque chose de son rapport au monde extérieur et de ce qu’elle perçoit de la condition humaine.
Comme on le voit sur les photos présentées ici, on dénote chez Vivian Maier un certain engagement, quelqu’un de présent, d’ouvert au monde qui l’entoure, et qui cherche à dénoncer, tout comme à interpeller de manière plus ironique. Sociologiquement marquées, certaines de ses photos décrivent un engagement féministe clair, en dénonçant une forme de patriarcat (1,3). Le flou de cette photo 3 laisse penser qu’elle n’a pas eu le temps de faire la mise au point, c’est l’instant décisif qui compte ici, pour mieux capter la réalité pure de ce moment : deux couples de milieu social plutôt aisé à la vue de leurs habits. Sur la gauche, un homme qui semble coincer une femme contre le mur et contre son gré surtout (au vu de sa bouche ouverte qui semble crier) ; alors qu’un autre couple passe à côté, l’air de rien, mais dont les regards de biais laissent penser qu’ils n’ont rien perdu de la scène qui se passe devant eux, sans pour autant en dénoncer quoi que ce soit.
Et que dire de cette autre photo (1). L’angle avec lequel elle prend la photo fait porter le regard sur la femme au premier plan, et sur le groupe d’hommes en arrière-plan, tous tournés vers elle, comme autant de regards scrutateurs. Le bras sur la droite tendu vers la main de la femme n’apparaît que dans un deuxième temps, et il semble là encore chercher à la capter. On voit ici comment Vivian Maier sait mettre en avant certains regards masculins, comme pour mieux les dénoncer : la femme, objet de l’homme ?
De même, ses cadrages et le choix de certains sujets ne peuvent qu’interpeller et souligner le racisme de l’Amérique des années 50 : sur ce cliché (2), les femmes noires sont au premier plan, regards rivés vers la photographe, mais elles sont floutées… Comme si la priorité était ailleurs : la netteté se fait sur le groupe de personnes blanches, pour la grande majorité des hommes, qui attendent au bas du bâtiment administratif. Mais c’est bien ce contraste qui exprime le racisme interne à la scène : de côté et floue, voilà la place des femmes, des femmes noires. On peut même imaginer qu’elle a fait poser ces deux femmes pour parvenir à un tel résultat…
Sur cette photo (10) au contraire, ce sont les femmes qui regardent les hommes. Mais non pas comme un objet de désir supposé, plutôt comme un objet de bizarrerie. Ce qui attire le regard ici, c’est la taille démesurée de l’homme. Et c’est d’ailleurs ce qui donne aussi le côté burlesque de cette photo.
Tout est question de regard dans ces photos. Regard des hommes sur les femmes, regard des femmes sur les hommes. La dernière également, un chien qui semble attendre à l’entrée d’un magasin, et qui regarde un homme qui en sort. Le regard partagé de l’un vers l’autre donne un sens burlesque à la photo.
Vivian Maier se sert donc de la photographie pour signifier quelque chose du regard qu’elle porte sur le monde. L’interprétation de ces clichés par ses « découvreurs », que ce soit John Maloof, Anne Morin, Ann Marks (auteure d’une biographie très documentée) ou bien d’autres, ont fait d’elle une féministe, engagée et libre, avec un regard acéré sur son époque et certains sujets.
Mais que voit-on au juste ? Essayons les lunettes, la vision déformée que cela donne amène des indications sur l’effet général : l’interprétation des clichés peut être influencée par la mise en scène et l’époque depuis laquelle on regarde ces photos. On peut noter par exemple que cette photo (2) est la seule en couleur, parmi un ensemble de photos en noir et blanc ; cela met d’autant plus l’accent sur cette question de couleur, couleur de peau. La mise en scène de ces 5 photos joue donc aussi sur leurs interprétations.
D’autre part, si on fait le lien avec les différents éléments disposés sur le guéridon, la lecture des photos de Vivian Maier se fait facilement féministe et anti-raciste comme on l’a souligné ; tout comme notre époque actuelle qui dénonce beaucoup les années passées comme trop patriarcales, et qui souligne l’importance de la reconnaissance de la liberté individuelle, jusque dans la question de l’identité sexuelle et de genre ; combien de livres sur ces sujets de nos jours ! Il faut donc considérer que la question de l’époque (des années 50, et de l’époque actuelle) entraîne une modalité interprétative. On regarde ces images à l’aune du XXIe siècle, et avec ce que nos années portent et racontent de la société actuelle (le féminisme, la dénonciation du patriarcat, etc.). Le miroir déformant de notre époque peut induire une interprétation de ces clichés. Mais que sait-on vraiment des intentions de Vivian Maier quand elle prend ses photos ? Et qu’aurait-elle souhaité en dire elle-même ? On n’en sait rien ! Souhaite-t-elle dénoncer ? Ou juste saisir l’instant ? Est-ce que seul le moment compte, l’instant où elle appuie sur le déclencheur de l’appareil, celui-ci n’ayant aucun lien avec une quelconque expérience de vie ?
Notre lecture des photos est-elle surdéterminée par notre époque, peut-on y voir un effet d’interprétation ? Mais alors, passe-t-on à côté de Vivian Maier ? Elle risque d’être diluée dans le discours contemporain actuel alors qu’on ne sait pas ce qu’elle veut dire réellement, on n’a pas de discours d’elle sur son travail, on ne peut que projeter…
CB
Panneau n° 7 : 2 grilles + 1 volet + 1 « sculpture »
Grille 1/2
n°35
n°36
Sur la même grille, en contrepoint :
n°16
Grille 2/2
n°38
Sur la même grille, en contrepoint :
n°18
Volet de bois
n°37
n°39
n°40
Sculpture : Boîte transparente avec « déchets » compressés à l’intérieur : bouteilles de plastique écrasées ; avec inscription : « Ceci n’est pas un Arman ».
Parmi les thèmes récurrents dans l’œuvre de Vivian Maier il y a celui des « déchets ». Si ce motif a fait l’objet de nombreuses photographies tout au long de sa carrière, il a pris une importance exponentielle au fil des années au point de devenir le thème exclusif de ses derniers clichés. Or, non seulement elle a fait des déchets son sujet privilégié mais, de surcroît, elle a joué avec leur accumulation. En empilant les photographies, notamment de journaux, elle a échappé au décompte qui gouverne la série pour lui préférer la logique accumulatrice des clichés. Sans que nous puissions déterminer si c’est volontaire ou pas, cette pratique rappelle le « nouveau réalisme » qui éclot au début des années 60. Alors que chez Arman, dont nous avons ironiquement mimé le travail, il s’agit entre autres de révéler la beauté enfouie dans les déchets amoncelés et donc de les sublimer en les transformant en œuvre d’art, chez Vivian Maier on n’observe rien de cela : ce n’est pas la dimension esthétique qui gouverne son geste mais la platitude de leur réel insensé.
Considérons donc chacun des panneaux, en commençant par la poupée (n°36).
Que voit-on ? Une poupée jetée au milieu de papiers sales, entourée d’une grille, encellulée. Que dit cette photo ? Si on fait de ce jouet un symbole de l’enfant et de l’enfance, trois interprétations au moins sont possibles : politique, performative, psychopathologique.
On peut y voir, en effet, la dénonciation politique d’une société capitaliste où le consumérisme triomphant transforme tout, même les enfants, en objets de consommation, objets qui, une fois amassés et consommés, se dégradent et deviennent bon à jeter à la poubelle, alimentant les montagnes d’ordures sous lesquelles l’homme est asphyxié. En mettant sous nos yeux un morceau d’enfance corrompue par le purin au milieu duquel elle baigne, la photo s’attaque à une société pervertie dont le jouir sans limite est devenu la boussole.
À côté de cette lecture politique, il s’en trouve une autre, provocante. En voyant la poupée, on pense immanquablement à l’enfant dont elle a été le doudou et auquel elle manque peut-être. Elle est typiquement l’objet qu’on ne jette pas, même lorsque l’enfant est devenu adulte. On le conserve précieusement telle une relique car il charrie tout un tas de fragments : une fraction de vie, un débris d’affect, un lambeau de relation, un semblant identificatoire grâce auquel le petit a joué et rejoué le théâtre du monde, un pan de jeunesse, un tesson d’être. Si on garde la poupée précieusement dans la naphtaline d’une armoire, c’est parce qu’elle retient en elle un bout de l’enfant perdu. Il y a quelque chose de sacrilège dans le fait de jeter cet objet précieux dans un dépotoir à l’égal de n’importe quel détritus. Comme l’exprime la tâche sur la joue, cet abandon au milieu des ordures salit la pureté de l’enfance. En apercevant ce jouet gisant dans une poubelle, on est ainsi envahi par un malaise qui révèle la sacralité conférée à nos chères têtes blondes, ainsi qu’il exhume un tabou de notre société : le polymorphisme sexuel de l’enfant que son innocence supposée masque. L’enfant, ce pervers polymorphe comme l’écrit Freud.
Enfin, même si nous ne disposons d’aucun élément biographique qui va dans ce sens, il est difficile de ne pas se demander si l’enfance salie mise en scène par la photographie n’est pas celle de Vivian Maier. Salie par quoi ?
À côté de la poupée, sur le panneau voisin, nous tombons sur des mains. A priori, on ne peut pas parler de déchets puisqu’il s’agit d’un fragment de corps ou de son équivalent vestimentaire, des gants. Mais s’ils n’en sont pas encore au stade de détritus, ils sont à deux doigts de l’être. Il ne faut pas grand-chose pour qu’ils basculent, quelques heures, quelques jours, le temps que, sous l’effet du soleil et de la pluie, la putréfaction débute. C’est vrai pour les gants (n°38) mais aussi pour la main de cet homme que l’on devine (n°37). Engoncée dans un manteau noir, elle semble contaminée par le tissu élimé, si élimé qu’il est au bord de l’immettable et donc du jetable. Sans doute avons-nous affaire à la main d’un homme sans domicile fixe qui, dormant sur le trottoir au milieu des poubelles, tend à être assimilé au rebut.
Du tableau que composent ces photos résulte une impression générale. Que ce soit le tissu granuleux ou le granuleux du sol, ils phagocytent de leur masse dense et informe l’image dans laquelle la main d’un côté, les gants de l’autre, paraissent bien fragiles, sur le point d’être engloutis par le magma qui les assaille. Chaloupe perdue au milieu de l’océan, la main est assaillie par l’amas charbonneux qui l’enserre tel un moloch. À chaque fois un même motif, de la main pleine de l’organe au gant vide de la main, à chaque fois le même grain terreux, du grené du manteau élimé au grené du sol, et toujours la même tendance, l’ensevelissement de la main dans le manteau ou la dissolution du gant dans la terre. Organe autonome d’un corps morcelé d’une part et fusion de l’objet dans le maelstrom tellurique d’autre part, voilà la vision d’une humanité réduite à la solitude irréparable de l’être saisi dans la fragilité d’une seconde, celle qui précède sa disparition ultime, celle de la putréfaction en cours.
La poupée, les mains, les gants et, désormais, les journaux, dernier volet de notre triptyque. Vivian Maier n’a cessé de photographier des journaux, sur les présentoirs, dans les bennes à ordure, sur le trottoir, comme si elle tenait à montrer combien l’information était périssable. Le plus souvent, les unes qu’elle sélectionne traitent de faits divers ou de scandales politiques. C’est la presse de caniveau qui l’intéresse et, comme le montre la photo du volet, c’est dans le caniveau que finissent ces tabloïds (n°39). Mais au fur et à mesure des années ses clichés perdent toute espèce de signification sous l’effet d’une saisie tellement réitérée que son geste en devient automatique. Avec l’entassement des journaux le sens se vidange et la photographie ne s’adresse plus à personne, le message se diluant dans les eaux usées de la stéréotypie (n°40). Que voit-on dans cet empilement de feuilles de chou chiffonnées ? Le papier brut d’une Chose présentée sans métaphore. Plus d’inscriptions qui tiennent, plus d’images qui soutiennent, rien que l’amas informe d’un Réel réduit au pur et simple humus.
Résultat de ce parcours à trois temps : du déchet à la putréfaction et de la putréfaction à l’humus. Ceci est l’histoire d’une dégradation corrélative d’un effacement du visage.
CS
[1] Dans cette logique, le psychiatre et psychanalyste Silvio Fanti avait instauré, dans les années 50, des séances d'une durée de 3 heures au rythme de 5 séances par semaine. En gros, le principe est d'immerger le patient dans un bain analytique prolongé.
[2] Voir par exemple l'article de François Leguil, « Le passage aux séances courtes », La Cause freudienne, 2004 / 1, p. 132-136.
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