Kristina Herlant-Hémar

L’objectif de ce texte bref est de montrer en quoi le travail psychothérapeutique, dans l’après-coup d’une opération de chirurgie bariatrique, peut relever d’un processus de deuil, en illustrant le propos par un récit clinique.
Il s’agit de Madame D., quarante-quatre ans, que je rencontre de manière hebdomadaire, depuis deux ans, dans un centre de psychothérapie. Au mois de janvier dernier elle est opérée d’un by-pass, et il y a quelques semaines, elle commence l’entretien en me racontant ce cauchemar :
Un policier ramène sa copine devant un immeuble de type HLM. De sa voiture, il la regarde rentrer dans le hall : le voilà rassuré, il peut partir. Mais une bande de jeunes est tapie dans l’ombre de l’entrée. Ils bondissent sur la femme, la torture et, sous ses yeux, éventrent une biche dont ils sortent les intestins. Le policier arrive et les tue pour venger la jeune femme.
Voici le rêve que fait Madame D., sept mois jour pour jour après son opération bariatrique. Elle a perdu trente kilos, en pèse aujourd’hui cent-trente mais, dit-elle après avoir croisé, sans le reconnaître, son reflet dans la vitre d’un magasin – éprouvant ce que Freud nomma l’inquiétante étrangeté – « ce n’est plus moi », « la perte ne s’inscrit pas dans le cerveau », insiste-t-elle. Pour elle, il s’agit avant tout de signes extérieurs d’amaigrissement : le t-shirt de l’été dernier qui lui tombe sur les jambes, le chiffre sur la balance qui baisse, le soudain constat qu’à présent elle monte les escaliers en alternant les pieds ; et, sous la douche, touchant l’arrière de ses cuisses, de découvrir les contours d’un corps dont certaines parties lui restaient jusqu’alors inaccessibles.
Madame D. « se regarde ». Depuis le dehors, elle regarde une objectivation d’elle-même qu’elle n’intègre pas subjectivement. Extérieure à elle-même, elle vit un écart entre l’image qui lui est renvoyée et la manière dont elle s’éprouve. Autrement dit, un dédoublement s’opère, entre les signes extérieurs d’amaigrissement et le sentiment qu’elle a d’elle-même, comme si elle n’assumait ni la perte de poids ni ses conséquences, à savoir la peau qui pend et se fripe : « Plus je maigris plus je me trouve moche. Avant, mon seul problème était d’être serrée dans mon pantalon et de ne pas trouver de vêtements à ma taille : aujourd’hui je me vide, la peau pend, quand je me regarde je me vois de plus en plus monstrueuse ».
Dans le cauchemar, la jeune femme, dont on peut penser qu’il s’agit de Madame D., est un personnage, décrit à la troisième personne. Mais lorsque Madame D. raconte son rêve, elle devient observatrice, un œil hors scène au statut de narrateur omniscient. On retrouve ici le dédoublement, entre l’esprit (la narratrice qu’elle est dans le cauchemar) et le corps (celui de la jeune femme).
Si ce dédoublement constitue sans doute une défense, l’un des enjeux de la psychothérapie pourrait être de lever ce dédoublement, c’est-à-dire que le corps et l’esprit se retrouvent, que Madame D. se reconnaisse et s’éprouve elle-même dans ce corps changé.
Mais cette levée du dédoublement – soit le fait qu’elle doive assumer psychiquement son corps tel qu’il est –, ne va pas sans souffrance ; car c’est dans la douleur que Madame D. retrouve consistance corporelle. Puis le dédoublement se déplace : il devient interne au corps.
En effet, en gagnant un corps, jusque-là anesthésié et tenu au silence par l’obésité (ce qui est souvent le cas des patients obèses), Madame D. n’échappe plus à la douleur : « depuis que je maigris j’ai un nerf coincé dans la jambe, je perds mes cheveux, c’est comme si mon corps se réveillait. Alors que je faisais ça pour ma santé ! J’espère que je ne vais pas débuter un diabète. »
Dans le cauchemar, la jeune femme est torturée physiquement ainsi que psychiquement puisque la bande de jeunes, sous ses yeux, éventre une biche dont elle extirpe les intestins, équivalent fantasmatique de l’opération bariatrique. Avec l’opération, c’est un corps de douleur qu’elle regagne, et, avec lui, d’autres douleurs, notamment morales, ressurgissent.
Dès lors que ce nouveau corps s’éveille dans la douleur, le dédoublement d’externe devient interne : il passe désormais de l’ancien corps au corps actuel. Car le constat que fait Madame D. est que, quel que soit le poids qu’elle perdra, les traces de l’obésité seront indélébiles. C’est une histoire de peau ; la peau distendue exhibe les contours du corps du temps d’avant et, quand bien même aurait-elle recours à la chirurgie pour retirer l’excès de peau, de larges cicatrices en seraient les stigmates (avec toute la dimension morale que charrie le stigmate, notamment la honte).
Malgré tous ses efforts, toujours le corps obèse subsistera, comme accolé au corps amaigri.
Et le dédoublement se déplace encore : le corps « rempli », « rond », « plein », à la peau lisse (« police ») devient corps « à la peau fripée », corps « vide », éventré, dans lequel s’inscrivent les stigmates du corps absent, perdu, disparu, et donc toujours tellement présent, omniprésent, tel un corps fantôme (pour reprendre l’image du membre fantôme).
« Je suis toute flétrie, c’est moche, comme une orange pourrie je me vide ; avant c’était moins moche, c’était rempli ; maintenant je dois me cacher ; je n’accepte pas mon corps. » « Je me vide, la peau pend de plus en plus, mes bras se vident, les bourrelets seront toujours là mais vides, mon corps sera moche, je ne serai plus ronde mais comme une pomme flétrie, une vieille. »
Dans l’obésité, comme dans l’anorexie, la question du besoin (de manger en particulier) vient se substituer à la question du désir ; et la dualité plein-vide se pose dans le réel plutôt que d’un point de vue symbolique. Pour le patient obèse, il y aurait une forme de démétaphorisation avec une ingestion réelle (de nourriture) à la place d’un accès à l’introjection qui est une opération psychique permettant de « mettre des choses en soi » pour mieux enrichir son monde intérieur. Pour le dire autrement, il digère la nourriture plutôt que de digérer les évènements de la vie.
Pour éviter le manque, de nature symbolique, qui fait partie de notre condition de sujet, le patient obèse se refuse d’éprouver le vide, réel, et en particulier le vide de l’estomac. Un estomac plein, voire plein à craquer, devient signe de complétude.
Chez Madame D., le corps obèse est signe de plénitude. Au contraire, le corps d’après l’amaigrissement, vide, troué, évidé d’un bout de jouissance – « Mes poches se vident », dit-elle en balançant sa peau sous ses bras – est un corps manquant. Et le corps manquant, précisément parce qu’il est manquant, devient un corps qui désire.
Et le corps désirable, qu’en est-il ? Le paradoxe est que ne plus être « ronde », soit être flétrie, signifie, pour Madame D., ne plus être désirable, alors qu’à cent-soixante kilos les autres lui renvoyaient plutôt, non pas l’image d’une femme ronde, mais celle d’une femme « grosse », en l’occurrence non désirable.
Maigrir, c’est prendre le risque d’avoir à faire avec le désir, le sien et celui des autres, mais aussi avec la dimension pulsionnelle, comme le symbolise la bande de jeunes qui surgissent de l’ombre. Et que, passant d’un corps anesthésié par l’obésité à un corps douloureux, puisse ensuite naître un corps sensible au plaisir.
L’enjeu de la psychothérapie serait donc que quelque chose se dialectise, que cela ne se résume pas à une cohabitation de ces deux corps, un corps amaigri flanqué des oripeaux du corps obèse, mais qu’émerge un troisième corps qui assumerait et dépasserait le passé d’un corps plein et le présent d’un corps vide.
Enfin, une dernière thématique apparaît – même s’il y en aurait de nombreuses autres à développer –, celle d’ « enterrer la jeune femme ».
« Sur la balance je me dis : j’ai perdu untel. »
« Untel ? », je demande.
« Oui, je devrais être contente mais ça me stresse, je disparais, ma carapace fond, même si c’est de la graisse c’est quand même une partie de moi. » « C’est un bout de moi que je perds. »
« Je perds un bout de moi », répète-t-elle à chaque séance. Madame D. n’est pas la seule à tenir ce genre de propos ; il n’est pas rare qu’un patient obèse dise après l’opération qu’il a perdu l’équivalent d’une personne. Et puis ne disait-on pas de lui qu’il « mangeait pour deux » ? C’est cet autre qu’il s’agit maintenant d’enterrer, car il ne suffit pas de changer l’image de soi ou de renoncer au soi d’avant pour accepter son corps amaigri.
Peut-être n’est-ce pas simplement un corps qui s’amaigrit, mais plutôt un corps qui disparaît, soit la perte d’un objet au sens réel du terme, la perte d’une partie de soi, impliquant un véritable processus de deuil. Car il n’y a deuil que lorsque l’on perd un objet réel ; on ne fait pas le deuil d’une image, d’un idéal, de ses rêves ou de ses aspirations, on y renonce ; le renoncement n’est pas le deuil. Ici, Madame D. ne perd pas simplement une masse graisseuse, elle perd « Untel » ; le positif étant que la perte de poids et le deuil qu’elle requiert ouvrent la porte à un autre deuil possible, un deuil originel qui jusque-là ne pouvait se dire et se faire, l’objet restant enfermé dans la crypte du corps obèse.
Sans nier la nécessité de l’opération en tant que telle, sans remettre en cause le bien-fondé médical ni même soulever les questions éthiques que posent cette pratique, il s’agit de pointer ici la nécessaire renégociation psychique dans les suites de la chirurgie.
Madame D. doit faire le deuil de l’obèse qu’elle a été, céder quelque chose qui assumait une fonction identitaire et qui constituait une manière d’être au monde et, plus profondément encore, elle doit céder un bout de soi, un objet « cher » / chair. Autrement dit, ce que l’obésité avait jusqu’alors masqué revient en puissance dans l’amaigrissement et la douleur, et appelle à un deuil, comme si Madame D. ne pouvait plus, désormais, se cacher.
Comments